Chronique d’une Ascension parisienne

 

IMG-20130517-00048.jpgMardi 7 mai, un petit garçon dort profondément sur le pont supérieur du lit superposé. Il sert dans ses mains ramenées sous son cou ses ours jumeaux. Le premier lui a été offert à sa naissance par les dames de la garderie péri-scolaire. Après qu’il l’ait désigné comme « son » doudou, sa maman avait préféré en acheter un second. Elle anticipait sur la perte toujours possible du premier. Très vite, le premier était devenu inséparable du second si bien qu’ils ne se quittaient jamais et, dans le tambour de la machine à laver, étaient emportés ensemble dans une valse à mille temps dont ils ressortaient avec une agréable odeur d’adoucissant à la pèche. Dés qu’il avait su marcher, le petit garçon s’amusait à dissimuler ses doudous au fond des tiroirs des commodes, dans les coffres à jouets, dans le panier de linge sale. Il oubliait les endroits où il les avait cachés et ses parents étaient contraints de se lancer dans une vraie chasse aux trésors pour les retrouver dont ils ressortaient, souvent, les nerfs en pelote.

 

 

 

puy.jpgMardi 7 mai, les parents du petit garçon iraient volontiers se mettre au lit eux aussi mais ils attendent le retour tardif de leurs deux filles parties la veille à six heures du matin pour le Massif Central, sa chaîne des Puys et son parc Vulcania. La veille, c’est la maman qui a conduit ses filles à l’école devant laquelle stationnait déjà un grand car et son chauffeur, faisant les cent pas, tout en s’administrant avec application sa dose de nicotine du petit matin. Une brume épaisse enveloppait le village. Les enfants allaient voyager cinq heures à l’aller et cinq heures au retour et ne dormir qu’une seule nuit dans un gîte à la Bourboule. La longueur des trajets et le peu de temps passé sur place avaient fait hésiter la maman et puis elle s’était dit que les filles seraient tristes de pas avoir vécu cette aventure avec leurs camarades. Trois mamans accompagnaient les deux institutrices. A six heures, les enfants avaient été invités à prendre place dans le car. Les sacs à dos avaient été hissés dans les compartiments réservés à cet effet. Ils étaient lourds : en plus de la casquette, des lunettes, de la crème solaire, d’un k-way, de l’appareil-photos jetable, d’un cahier, de crayons, de jeux, il avait fallu faire tenir la bouteille d’eau, le pique-nique du déjeuner, deux goûters et un en-cas pour le trajet du retour.

 

 

 

Gare.jpgLes parents, debout, de part et d’autre du car, formaient une haie d’honneur. Le temps passait. Des hirondelles chassaient au-dessus du clocher de l’église. Le brouillard commençait à se lever sur un ciel sans nuage et les élèves ne partaient pas. A six heures presque passées de trente minutes, on avait vu une maman et ses deux enfants se précipiter en direction du car. Elle n’avait pas entendu l’alarme de son réveil et c’est à une amie voisine qu’elle devait que les institutrices aient attendu son arrivée pour donner le signal du départ. Le petit garçon, réveillé en catastrophe, bousculé, pleurait silencieusement. Il avait rejoint ses camarades de classe et le car était parti presque tout de suite. Elle s’était rappelée que les veilles des départs avec l’école, la maman, quand elle était une enfant, ne trouvait pas le sommeil. A l’excitation du séjour s’ajoutait la crainte que sa mère ne la réveille pas. En vieillissant, la confiance qu’elle accordait aux alarmes était restée faible. La nuit qui avait précédé le départ pour l’Auvergne de ses deux filles, le train du sommeil s’était fait omnibus et il avait marqué l’arrêt dans une gare toutes les heures. Si, plus tard, ses trois enfants pourraient lui reprocher d’être toujours arrivés en avance, ils ne risqueraient pas de lui en vouloir pour ses retards !

 

 

 

truffade.jpgIl est plus de onze heures quand les filles poussent doucement la porte d’entrée suivies de leur papa. Elles avancent vers leur maman qui leur tend les bras. Fantôme, le jeune berger australien, lui, se précipite pour fêter deux de ses brebis. Elles ont de grands cernes sous les yeux et la peau pâle. Trop fatiguées pour avaler quoique ce soit, elles filent dans leur lit, mais avant de fermer leurs yeux elles veulent tout raconter : le voyage aller avec une petite fille malade en car, les expériences et les jeux au parc Vulcania, le dîner auvergnat au gîte de la Bourboule, les douches transformées en piscine, le petit train à crémaillère, la marche forcée jusqu’au puy du Pariou, emmenée par deux guides jeunes et ultra sportifs fermés à tout arrêt avant l’arrivée au sommet, la vue imprenable sur le cratère du volcan, les pierres de lave glissées dans les poches et les problèmes mécaniques du car. Elles sont épuisées mais ravies. Demain, une maman accompagnatrice confirmera le caractère très spartiate de la marche et la difficulté d’obtenir au gîte que les enfants s’endorment. Le week-end de l’Ascension, long comme une semaine, étendu comme le bras d’un paresseux, devrait permettre aux enfants de se reposer.

 

 

 

Orient Express.jpgUn 8 mai pour souffler, oublier les kilomètres en car et, le jeudi, Ascension oblige, on « monte » à Paris après qu’une grand-mère, rentrée du Gard, se soit installée chez eux pour veiller sur la grosse boule de poils triste de ne pas se voir offrir une place de choix dans le coffre de la voiture. Après un déjeuner tardif, direction la bouche de métro dont on ressort à Bastille. Presque tous les cousins sont réunis. Il ne manque que la plus grande, la jeune adolescente de bientôt treize ans, la future élève en uniforme d’un lycée à Los Angeles. Elle n’est pas tentée par la sortie. Elle préfère rester dans sa chambre, avancer dans la lecture du « crime de l’Orient-Express » tout en dialoguant, via skype, avec ses meilleures amies et changer, pour la seconde fois de la journée, la couleur de son vernis à ongle.

 

 

 

statue monumentale.jpgLes enfants distribuent des petites pièces aux sans-abris qui ont installé leur habitat de fortune le long de l’opéra Bastille. Un monsieur, assis sur un siège de pêche, remercie chaleureusement les filles et dépose sur le dessus de leurs mains un baiser piquant. On admire les ateliers des artisans installés sous les arcades de l’ancien viaduc de l’avenue Daumesnil. Dans les boutiques, les deux cousins trouvent le temps long. Les deux cousines, elles, admirent les bijoux, les sacs à main, les ombrelles, les boutons et les motifs de canevas. On grimpe sur la promenade plantée qui emprunte une partie de l’ancienne voie ferrée ceinturant l’intérieur de Paris. La maman de trois n’y est pas revenue depuis plus de vingt ans. Elle a découvert cet endroit alors qu’il venait juste d’être achevé. Comme la végétation a poussé ! C’est vraiment agréable de marcher au-dessus des rues, d’oublier les voitures, de profiter de la vue des pivoines, des iris, des rhododendrons, de la glycine et des roses en bouton. A l’angle de l’avenue Daumesnil et de la rue de Rambouillet, au-dessus du commissariat de police, elle redécouvre ces douze sculptures masculines monumentales, reproduction d’un esclave imaginé par Michel Ange. Le visage projeté vers l’arrière, une main dans les cheveux et l’autre sur la poitrine, ils semblent offrir leurs corps musclés aux rares rayons du soleil. Les enfants investissent la rambarde servant de colonne vertébrale à un escalier double et en font un toboggan. Ils s’amusent follement, surtout quand ils se retrouvent écrasés les uns sur les autres au bas de la rambarde.

 

 

 

Chagall-entre-guerre-et-paix_large.jpgLe lendemain, cette fois, tous les cousins sont réunis dans le musée du Luxembourg pour découvrir l’univers de Chagall. C’est à peine si on peut accéder aux toiles tant les visiteurs sont nombreux ! On laisse les enfants, équipés d’audio-guides, évoluer librement dans l’exposition. La palette de Chagall est haute en couleurs. Les bleus, les verts et les mauves sont étonnants. Ses personnages volent. L’arrière-grand-mère des cinq cousins qui, depuis son bureau, a assisté au travail de Chagall quand il réalisait les fresques pour le plafond de l’Opéra Garnier, disait du peintre que c’était un homme charmant d’une grande modestie. Maintenant qu’elle observe avec attention ses toiles, elle est sûre que sa grand-mère avait sondé, avec justesse, le cœur de cet homme si profondément marqué par les souffrances liées aux guerres. Tous les enfants sont unanimes pour désigner le cheval à tête rouge comme leur tableau préféré.

 

 

 

visuel_purple_Delphine_Seyrig_fee_lilas_peau_ane_s.jpgLe samedi, les températures sont toujours aussi fraîches mais la pluie reste accrochée aux nuages. Tout le petit groupe prend la direction de la cinémathèque. Personne n’a encore eu l’occasion d’y aller. Elle se situe entre la gare de Paris-Bercy et le jardin Yitzhak Rabin. C’est un quartier qu’ils connaissent mal et qui a été largement repensé à la faveur de l’ouverture de la ligne 14 et de la construction de la grande bibliothèque François Mitterrand. Avant de s’installer au 51 de la rue de Bercy, dans l’ancien centre culturel américain, la cinémathèque a été domiciliée avenue de Messine, rue d’Ulm, au Palais de Chaillot, au centre Pompidou et au Palais de Tokyo. Au quatrième étage de la maison du cinéma, on entre de plain-pied dans « le monde enchanté » de Jacques Demy. Les enfants ont tous vu le féérique « Peau d’âne ». Les cousines connaissent par cœur la recette du cake d’amour et, grâce à la marraine la fée, pétillante Delphine Seyrig, savent également que les filles n’épousent pas leur papa.

 

 

 

les_parapluies_de_cherbourg.jpgL’exposition s’ouvre sur la projection du premier film que Jacques Demy a réalisé quand il avait treize ans. C’est toujours émouvant de voir les débuts d’un artiste lequel, en accédant à la notoriété, n’oubliera jamais de saluer la mémoire de ceux qui ont nourri son imaginaire comme Jean Cocteau dont il adapta « le bel indifférent » et fit jouer le compagnon d’une vie : Jean Marais. L’exposition rend également un bel hommage à l’œuvre de Michel Legrand dont les musiques ont porté la plupart des films du réalisateur. Dans une vitrine, la maman regarde des photos en noir et blanc prises à Cannes. Elles immortalisent la remise de la palme d’or à Jacques Demy pour « les parapluies de Cherbourg ». Dans une boite ouverte, la palme d’or 1964 brille de tous ses feux. La maman sourit. Dans une autre boite, dans les affaires de leur mère, brille la petite palme d’or, la broche qui servit d’inspiration pour la grande, la star de Cannes. La broche, qu’un jour, Robert Fabre Le Bret vit accrochée sur un revers de la veste de tailleur que portait leur grand-mère. Il raconta à sa propriétaire qu’il était à la recherche de « sa » palme pour le festival de Cannes et qu’avec cette broche, il pensait l’avoir trouvée. Il demanda l’autorisation de l’emprunter. Même après qu’elle soit devenue une très vieille dame revenue de presque tout, leur grand-mère s’amusait encore de voir briller à Cannes « sa » palme.

 

 

 

affiche_horiz.jpgIl se dégage des chansons, des extraits de film et des photos dont la plupart ont été prises par Agnès Varda, un vent de liberté, une impression qu’il fut un temps où tout était possible, une forme de légèreté rafraîchissante qui ne cherche pas à faire oublier la guerre d’Algérie et la mélancolie d’une femme amoureuse trop vite quittée parce qu’elle porte l’enfant de l’homme qui disait l’aimer. Dans l’avant dernière salle de l’exposition, les enfants découvrent avec ravissement les trois robes de Peau d’âne et sa baguette magique.

 

 

 

P1000913.JPGDehors, on pousse le portillon du jardin Yitzhak Rabin, un des trois jardins du parc de Bercy. On y découvre un potager où de petits Tistou aux pouces verts des écoles maternelles, primaires et des centres aérés viennent soigner leurs plantations, fabriquer du compost et fabriquer des épouvantails si beaux qu’ils ne doivent pas effrayer les oiseaux, de la vigne, une roseraie, des bassins avec des canards et leurs canetons, une mare habitée par des tortues et veillée par un héron dont l’immobilité est fatale aux poissons et des pelouses sur lesquelles ont peut s’installer. C’est que fait la joyeuse bande tandis que le soleil brille vraiment à présent et que la température grimpe brutalement. Les enfants finissent de laper leurs deux boules de glace avant de s’attaquer à la peau croustillante du cornet. De l’autre côté du sentier, ils ont repéré une mariée, un marié, des enfants d’honneur, des parents proches et un photographe. Ils décident d’aller voir. De loin, la maman de trois, qui sait de quoi ses enfants sont capables, observe la scène. Les enfants sont de plus en plus près des mariés. Maintenant, elle est à peu près certaine que son fils a engagé la conversation avec la mariée et que si tout se déroule à la perfection, sa belle robe blanche sera bientôt auréolée de taches de sorbet à la framboise. Les enfants reviennent. Le photographe des mariés a voulu savoir s’ils devaient figurer sur les photos !

 

 

 

maki-et-zarafa-tristes.jpgDimanche, cette Ascension parisienne s’achève sur une promenade à la ménagerie du jardin des plantes. On ne se lasse jamais d’observer les représentants du monde animal. Les serpents, insectes et autres grenouilles multicolores passionnent les enfants. Le plumage couleur corail des flamands est incroyable. Le couple de vautours de l’Himalaya dont les ailes déployées atteignent trois mètres d’envergure semble tout à fait apathique. Il en va de même des grands fauves.

 

 

 

Hublot.jpgL’heure du départ a sonné. Les grands et les petits s’embrassent. Le retour s’effectue sans encombre. Les enfants sont heureux. Paris s’inscrit en positif dans leur conscience. Bien sûr, la maman le sait, quand leurs cousins seront partis, que onze heures de vol les sépareront, les séjours à Paris n’auront plus la même saveur car le bonheur est optimal s’ils sont à Paris avec et chez leurs cousins.

Quand ils rentrent, une grand-mère glisse dans la conversation que le 9 mai une de ses amies l’a appelée. Elle le fait tous les ans à cette date, celle de la mort de son mari. La maman de trois, tous les ans, fait l’impasse sur cette date. Elle n’a jamais été capable de la mémoriser et cela fait treize ans, l’âge qu’aura sa nièce le 31 octobre, un anniversaire qu’elle célèbrera pour la première fois sur le sol américain. De ce 9 mai 1999, la maman se rappelle une chose: c’était un dimanche magnifique. Paris était en fête. Une image s’impose, celle de sa soeur et elle fumant une cigarette assises sur un bord de trottoir en dehors de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre. Elle avait regardé sa soeur. Elle l’avait trouvée belle dans le soleil.

 

 

 

Singe.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner