Vite, une éclaircie ! La maman de trois enfile ses chaussures de montagne qui ne sont plus très étanches et disparaît sous un ciré jaune acheté, voici quinze ans, dans la coopérative maritime du Guilvinec. Ce jour-là, elle avait également fait l’acquisition d’un béret rouge qu’elle adorait et a perdu à la périphérie de Budapest entre les allées d’un marché d’antiquités. Dans le fond de ses poches, elle conserve tels des talismans des coquillages trouvés par les enfants dans le sable d’une plage de l’île aux Moines. La grosse boule de poils s’agite, saute et, dans sa langue à elle, sorte de plaintes rauques semblant sortir de la gueule largement ouverte d’un éléphant de mer, l’exhorte à aller plus vite. Avant de partir, elle saisit son parapluie mauve réputé assez solide pour résister à des coups de vent furieux au-dessus de la pointe du Raz. Une voix s’invite en elle, celle de la comédienne Ambre Oz qui, hier, dans un merveilleux spectacle joué pour les enfants du canton « les souffleurs de rêves » racontait l’aventure d’Alice l’étourdie : « Tous les matins, coiffée, habillée, chaussée, son petit parapluie dans la main droite, Alice était prête à partir en voyage ». La maman de trois est, elle aussi, prête à inscrire pour la trois millième fois la même promenade dans les semelles crantées de ses chaussures de randonnée.
Elle referme derrière elle le portillon en bois vert et prend à gauche. Le ciel est gris clair. Il bruine. Elle essaie de se dire que c’est la première fois qu’elle emprunte cet itinéraire entre forêt et champs de blé, pommiers sauvages et moutons dans les prés. Elle laisse derrière elle les maisons et progresse sur un sentier caillouteux et boueux, séparé en deux par une raie d’herbe humide. L’odeur d’une haie taillée dans le buis lui rappelle le jardin gardois d’une amie de ses parents. Les rangées de buis y formaient un labyrinthe dans lequel elle faisait semblant de se perdre. Le buis, ce sont aussi tous ces dimanches des Rameaux avec ces branches bénites rapportées de la messe et glissées derrière une croix suspendue à un mur. En une année, les rameaux passaient du vert au marron avant de devenir jaune. La boule de poils caracole en tête, truffe haute ou truffe basse. Le chemin quitte le plateau et se met à descendre en direction des bois. En bas, à gauche, voici peu, un furet blessé est sorti de la forêt. La maman s’est précipitée sur le berger australien. Elle avait peur qu’il ne lui fasse plus de mal encore. Elle n’en avait jamais vu dans la nature. Il avait une très belle queue marron foncé. Vite, il était retourné se mettre à l’abri et, elle l’avait espéré, se soigner à l’ombre des grands chênes.
Le chemin détrempé rejoint la route vicinale bitumée. Le chien l’attend. Il ne sait pas si elle va aller à gauche et opter pour la grande boucle, celle qu’on fait le plus souvent à bicyclette quand il fait beau, ou aller à droite et décider d’une plus courte promenade. La pluie redouble. La marcheuse décide d’abréger. Si Fantôme est déçu, il n’en laisse rien paraître. On croise le facteur au volant de sa fourgonnette jaune. On s’adresse un petit signe de la main. Il termine sa tournée. Il est pressé de rentrer chez lui. Le noir des nuages rend plus jaune le véhicule du facteur, plus rose le cœur des fleurs des pommiers. La route remonte entre un bois privé et un grand champ de blé. Le vent fait onduler les têtes vertes des épis. Quand elle est lasse de la campagne, elle imagine l’océan à la place des champs, le murmure du ressac à la place du grésillement de l’électricité courant dans les lignes de haute tension, les cris des mouettes plutôt que les chants des merles moqueurs et les ricanements des corbeaux à la vue des épouvantails, l’odeur du varech et de l’iode plutôt que celle de l’herbe humide et du seringat.
Elle fait une halte devant la mare sauvage bordée de massifs d’iris jaunes, et dont la surface disparaît sous un lit de nénuphars. Comme tous les ans, un couple de canards veille sur sa tribu de joyeux canetons. A leur approche, toute la famille disparaît derrière un rideau de roseaux. Fantôme entre dans la mare jusqu’au poitrail. Il boit longuement avant de repartir. Elle est certaine que Monet et Van Gogh auraient adoré cet endroit. Fantôme et la maman de trois arrivent à hauteur d’une ferme dont les propriétaires ont aménagé un des corps de bâtiment en gîte. Dans des enclos séparés par des barbelés, des chèvres et un bouc à longs poils comme leurs cousins des hauts plateaux du Ladakh, un mouton et un veau si attendrissant qu’il a valu à la marcheuse une spectaculaire chute de vélo l’été dernier et, enfin, des brebis et des agneaux. Les enfants aiment arracher des poignées d’herbe et les tendre aux chèvres. En bon chien de troupeau, Fantôme se met systématiquement à courir en direction des ovins, mais ces derniers ne réagissent plus guère aux tentatives d’intimidation du berger australien arrêté dans sa course par les clôtures.
La maman et son chien passent devant la croix de Saint Jean, une croix en fonte. L’animal aime y laisser la trace de son passage sur le socle en pierre calcaire. A la croix, on peut aller à gauche ou à droite. On prend à droite et longe un terrain sur lequel veille un labrador qui répond au nom de Véga. Fantôme et Véga ne s’aiment pas, mais alors pas du tout, et dés que l’occasion lui en est donnée, Véga, entre les espaces ouverts de la grille du portail de ses maîtres, enfonce profondément ses crocs dans la truffe ou la joue de Fantôme qui ne gémit pas mais laisse derrière lui des traces de sang frais. Le vent a couché les iris dans l’herbe. La pluie a eu raison du lilas. Dans le jardin de la propriété d’un couple d’amis, la marcheuse admire les rhododendrons aux boutons complètement déployés et le potager, à l’ambiance de jardin de curé sur lequel veille un épouvantail fabriqué à partir d’un râteau rouillé.
Sur le parcours de cette promenade quotidienne s’est écrite une partie de l’histoire de leur famille. A leur arrivée ici, en septembre 2005, ils n’avaient que deux petites filles. La première avait deux ans et la seconde cinq mois. La maman revoit très nettement leur première petite fille courant sur le sentier et s’arrêtant pour cueillir de-ci de-là violettes et pâquerettes pour constituer un bouquet . Elle portait une salopette en jean délavé et un petit chapeau tricoté au crochet dont sortaient de belles boucles blondes. Dans sa poussette, sa sœur ouvrait ses grands yeux sur la nature environnante et, parfois, oubliait de sucer son pouce. Le temps passait, les deux petites filles avançaient sur le même chemin assises sur les scelles de leur tricycle et les parents suivaient poussant devant eux un petit frère assoupi au fond de son landau. Le temps passait encore, le noyer avait plusieurs fois eu le temps de fleurir, de voir tomber ses fruits à ses pieds et les deux filles savaient pédaler sur deux roues quand leur petit frère préférait la patinette au tricycle. Depuis longtemps, déjà, on avait donné la poussette, le landau, la chaise haute et le trotteur.
Et maintenant, le petit garçon qui souriait depuis son landau a cinq ans et demi et quand il est sur son vélo, il s’amuse à redresser sa roue avant. En septembre, il entrera en CP. Il apprendra à lire, à écrire et à compter. Il ne reviendra plus de l’école, le vendredi, avec un sac en toile contenant un livre emprunté sur les étagères de la bibliothèque, mais, le lundi, avec un professeur, il apprendra à chanter. Enfin, dans la cour de récréation, il pourra jouer aux billes, chercher l’équilibre sur des échasses miniatures et échanger des cartes pokémon. Ce petit garçon dit souvent qu’il ne veut pas grandir car grandir c’est vieillir et vieillir c’est mourir. Il ne veut pas grandir car il ne veut pas que ses parents avancent en âge et meurent. Il parle de son papi qui est mort le 27 octobre de l’année dernière. Quand il dit qu’il a peur de mourir, ses deux sœurs lui rétorquent en chœur : « nous aussi, on a peur de la mort ». « Tout le monde a peur de la mort. La mort c’est l’inconnue. Mais, l’envie de vivre doit l’emporter sur la peur de mourir » glisse la maman.
Plus tard, elle pourra leur raconter à tous les trois les premiers instants de son premier cours de philosophie. Septembre 1986, un lycée dans le Tarn. Tous les élèves de cette classe qui regroupe des A1 et des A2 font la connaissance de leur professeur de philosophie, une belle femme, doté d’un fort charisme dont le mari enseigne l’histoire et la géographie dans le même établissement. Si leurs opinions politiques divergent, ils s’accordent autour d’une pensée résolument féministe. Elle a gardé le feu sacré, la passion est présente chez elle. La philosophie protège de l’ennui. Lui, il s’est un peu aigri. Il se désole de la baisse du niveau des élèves, mais, quand il a décelé dans sa classe un lycéen qui sort du lot, qui s’intéresse vraiment à ses disciplines, son œil pétille. Le feu se rallume.
Le cours s’ouvre sur une définition de la philosophie et après en avoir donné quelques unes, leur professeur présente la sienne : « philosopher, c’est apprendre à mourir ». La maman de trois n’a pas encore dix-sept ans. Cette approche ne la heurte pas. Son père est pétri de cette culture bretonne dans laquelle la mort est très présente. Il semble la côtoyer tous les jours et, parfois, dans son cœur et dans son esprit, la présence des défunts est plus forte que celle des vivants. Une meneuse de revue, habillée de plumes d’autruche et perchée sur dix centimètres de talon, pourra se demander « l’ai-je bien descendu ? ». Quand elle ne sera plus là, la maman de trois se posera cette question : « suis-je bien partie ? » et elle aimerait que la réponse soit « oui, tu n’avais plus peur. Ta vie t’avait offert de te mettre au monde. Tu te sentais accomplie. Grâce à toi, nous, tes enfants, nous n’aurons pas peur. Tu nous as montré la voie».
La promenade s’achève. Elle referme le parapluie mauve. Avec une peau de chamois, elle absorbe tout ce qu’elle peut de l’eau boueuse qui pend aux poils de Fantôme. Il se laisse faire. Il sent fort le chien mouillé. En refermant la porte d’entrée, elle sourit en voyant les trois vélos des enfants, alignés les uns contre les autres, la patinette et la boite en plastique dont le couvercle a été percé de trous et qui contient une famille d’escargots.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner