Chronique autour de la commémoration des 70 ans du D-Day

 

IMG-20131020-01288.jpgDans votre famille comme dans tant d’autres familles, on parlait de la couleur du ciel, des notes que votre sœur et vous aviez eues à l’école, du résultat des élections, des travaux dans la vieille maison de Pont, des invités au futur dîner. On parlait aussi de l’histoire, la grande et la petite, de généalogie, de sociologie, de poésie, de peinture, de cinéma. Votre père ne parlait jamais de son travail. Il vous suffisait de voir la couleur du ciel dans ses yeux bleu breton pour deviner s’il avait eu une bonne ou une mauvaise journée. Dans votre famille, on parlait de tout, sauf de soi-même. Quand vous disiez ne pas vous sentir bien, votre père vous invitait, citant Francis Blanche, à vous faire sentir par quelqu’un d’autre. Quand vous aviez mal quelque part, on vous suggérait l’amputation. Quand, pour finir, battant en retraite après avoir essuyé le feu répété des critiques maternelles ou avoir été interrompu pour la quatrième fois- toujours par votre mère, passée à côté d’une superbe carrière de magistrat du siège- vous vous apprêtiez à claquer la porte de la salle à manger, votre père vous lançait : « tu nous enverras une carte postale ! ».

 

 

 

Paris-20130920-01002.jpgAlors, vous vous réfugiez dans votre chambre et, après avoir pleuré sur votre triste sort d’enfant puis d’adolescente incomprise, vous écriviez pour colmater les espaces, meubler les silences. Sur votre famille planait une ombre, celle d’un absent, d’un mort dont le corps n’était jamais revenu : celui de votre grand-père maternel. Vous saviez d’instinct que vous n’aviez pas le droit de l’évoquer en présence de votre mère. C’était son histoire, son silence. Vous le respectiez. Mais, quand même, c’était pesant. Et puis, il y avait votre grand-mère maternelle qui, elle, souffrait que son unique enfant n’ait pas envie qu’on lui parle de son père. Dans son appartement à Paris, il y avait des photos de lui dans les cadres, un tableau réalisé par un de ses camarades de captivité. Il y avait aussi des médailles  reçues à titre posthume : la Légion d’Honneur accompagnée de la Croix de guerre avec palme et de la médaille des évadés. Avec les années, votre grand-mère s’était installée dans son fauteuil de veuve d’un héros. Dans cette famille, on semblait avoir besoin de tailler à l’absent un uniforme de héros. Cela devait rendre acceptable l’inacceptable, donner du sens à une action qui, si elle avait été réfléchie de longue date, n’avait été menée à son terme que par devoir et non par recherche d’une quelconque volonté de gloire. Les témoignages s’accordaient tous pour dire que sa dernière évasion, le 27 février 1944 depuis le camp de prisonnier de Lübeck, était absolument incroyable. Il fallait qu’il accède à ce statut de héros pour que soit tolérée la mort d’un homme de 31 ans, un fils, un frère, un mari, un père, un petit-fils, un meilleur ami, un oncle, un neveu, un ancien polytechnicien, plus littéraire que scientifique, plus « affaires étrangères » que génie civile.

 

 

 

Paris-20130812-00389.jpgDe l’autre côté de votre chêne généalogique, il y avait une autre absence, un autre silence, liés à la mort prématurée d’une grand-mère paternelle, partie quelques semaines avant le mariage de son second fils. Les très rares fois où votre père se laissait aller à parler d’elle, il la disait très grande quand elle était de taille normale. Il louait sa finesse. Il a toujours tu ses souffrances, ses illusions déçues, sa santé fragile. Cette mère était si désireuse de ne pas peser sur ses fils que vous n’êtes même pas certaine que ses fils aient vraiment pris la mesure de la vie qu’elle avait menée. La plus grande fierté de votre grand-mère paternelle résidait dans le fait que ses deux fils réussissent brillamment leurs études et se réalisent loin de cette Bretagne, de ce bout de terre qu’elle s’était mise à détester car trop de malheurs y étaient attachés. C’est dans leur réussite qu’elle trouvait un sens à son passage sur terre. Elle ne leur a jamais rien demandé si ce n’est de réussir ! Ils n’ont pas eu besoin de devenir égoïstes pour exister en dehors d’elle.

 

 

 

196962-adenauer-degaulle-une-jpg_91712.jpgEntre deux patients, le vendredi 6 juin, vous pouvez entendre le discours prononcé par François Hollande depuis la plage d’Omaha. Dans son dos, la Manche est d’un bleu limpide qui fait oublier le sang des milliers d’hommes tombés le jour du débarquement. Le chef de votre Etat, la France, habite sa fonction pleinement. Son ton est juste. Il ne lit pas son discours. Il le vit et son émotion est palpable. Vous êtes émue. Votre mari, à côté de vous, l’est également. Au premier rang, la reine d’Angleterre, dans un tailleur granny smith, est superbe. Elle est le seul chef d’état à avoir porté l’uniforme pendant la guerre. François Hollande rend hommage à tous les hommes. Il n’omet pas les victimes civiles mortes sous les bombardements. Il ne passe pas sous silence les horreurs faites aux femmes, victimes collatérales des guerres menées par les hommes. Il replace l’ONU au cœur du dispositif de paix mondiale. On veut sauver l’Union européenne, dont l’ancêtre, la Communauté Economique Européenne est sortie progressivement des cendres de la seconde guerre mondiale. On veut pacifier l’Ukraine.

 

 

 

campagne russie.jpgVous vous demandez ce qu’aurait fait votre grand-père si son ultime évasion avait abouti. En captivité, les officiers ne savaient rien des forces libres. Mais ils avaient appris que l’Allemagne se battait sur le front de l’Est. Les officiers historiens devaient s’attendre à ce que l’armée allemande ne s’enlise en Russie comme celle de Napoléon Ier dans l’hiver de l’année 1812. Pendant la première guerre mondiale, son père fait prisonnier avait transité par le Danemark. De Lübeck caressait-il le souhait de rejoindre la Scandinavie ? Personne ne le saura jamais. Il n’a jamais pu en faire part à qui que ce soit et dans ses carnets revenus entre les mains de sa femme après la guerre, il n’en parlait évidemment pas.

 

 

 

Mac Farlen.jpgVous pensez à ce vieux monsieur que vous aviez rencontré sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, ce propriétaire terrien amoureux de théâtre, cet ancien du collège de Dunedin : J.D. MacFarlane. Avant de commencer à décliner, il avait régné en maître incontesté sur son grand domaine de Staging Post appelé « Hawkswood » Il avait érigé un musée à la mémoire de ses ancêtres, des Anglais et des chefs de clan écossais. Le soir, il vous offrait un verre de sherry. Un feu crépitait dans l’âtre de la cheminée. Des fils étaient tendus de part et d’autre de la salle à manger et il y suspendait toutes les cartes de voeux reçus des quatre coins de la planète. Il écoutait les programmes de la BBC. Il vous racontait comment, avec tous ses camarades de classe âgés de 18 ans, il avait débarqué sur les plages normandes le 6 juin 1944 après huit semaines de mer. Plus de la moitié de sa classe avait péri le jour même. Il s’estimait chanceux d’être revenu saint et sauf. Il avait bien connu un officier plus âgé que lui. Un monsieur qui devait approcher les quarante ans au moment de la guerre. Comme cet officier avait été en captivité à Colditz et à Lübeck, il se persuadait que votre grand-père et lui avaient dû sympathiser. 

 

 

 

Saint-Germain-des-Prés-20130810-00317.jpgOn commémorait les 70 ans du débarquement des alliés sur les plages normandes. 70 ans, cela peut sembler une éternité. Si votre grand-père était encore vivant, il aurait 101 ans ! Pourtant, pour vous, pour votre famille, pour tous ceux que la guerre a marqué de manière indélébile, 70 ans, c’était hier. La paix n’est jamais évidente, naturelle. La paix est toujours l’œuvre d’une volonté. C’est pourquoi elle est fragile. Voici quelques années, vous avez  écrit un poème pour rendre hommage à ce grand-père inconnu. Vous l’avez envoyé à son petit frère, votre parrain qui a aujourd’hui 95 ans,  à son meilleur ami, votre grand-oncle, mort en 2007. Ce dernier, après l’avoir lu, vous a écrit et  vous a fait le plus beau des compliments en vous exprimant sa reconnaissance pour l’avoir soulagé d’un peine dont il était inconsolable depuis plus de soixante ans, la perte d’un homme qu’il aimait comme son frère. Sur le fil, vous avez été heureuse de pouvoir, avec des mots, apaiser la douleur de la perte d’un être cher chez un homme que vous avez aimé comme un grand-père sans qu’il le sache. Quand vous étiez étudiante, vous étiez heureuse d’aller déjeuner avec lui dans son appartement dont les murs du long couloir étaient recouverts de livres. Beaucoup en allemand. Une des dernières fois où vous vous êtes vus, il vous avait donné des pistes pour un exposé en sociologie historique qui portait sur la démocratie à l’époque de Périclès. Vous auriez aimé qu’il vous parle de votre grand-père. Il est parti avant. Il a emporté avec lui le secret d’une amitié digne de Montaigne et de La Boétie. Parce que c’était lui. Parce que c’était moi

 

DSC_4061.JPGAnne-Lorraine Guillou-Brunner

Ci-joint, en deux photos, le poème que j’ai écrit sur mon grand-pèreGP1.jpg

 

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