17 juillet 2009, plaine de l’Ain, maison des grands-parents paternels. « Doudou! Doudou!J’ai perdu mon doudou! ». Cette phrase, combien de fois, a-t-elle résonné à nos oreilles de parents devenus par la faute de Donald Winicott les victimes consentantes du fameux « objet transitionnel »? La petite fille qui prononce ces mots et s’avance vers moi, en cette fin d’après-midi d’un samedi de juillet, est ma seconde fille, Victoire, âgée de quatre ans et, de notre trio, la plus indépendante de nature mais la plus dépendante de son doudou. Les traits fins de son visage étroit sont déjà brouillés et de grosses larmes peinent à tenir encore, en équilibre, aux bords de ses grands yeux bruns. Je ne sais pas pourquoi mais, cette fois, j’ai le pressentiment que la recherche du fameux doudou sera particulièrement longue et difficile.
Mesurant bien l’inanité de ma question, je lui demande quand même si elle sait où elle a pu le laisser. Elle me répond non. J’ai alors en ma possession, un seul indice. Il y a encore une grosse demi-heure, Doudou se promenait sur le devant du vélo rose deVictoire, dans un petit panier en plastic rose, lui aussi. A sa place, c’est désormais, Flora, un poupon, qui fait le tour de la maison et est méchamment secouée, au passage des pavés ventrus et irréguliers qui forment une couronne autour de la ferme bressane. Me voulant positive et décontractée, je me dis que Doudou ne peut pas être bien loin. Par ailleurs, comme nous sortons ce soir et laissons les enfants à leurs grands-parents, j’espère avoir retrouvé Doudou. Sans mettre qui que ce soit dans la confidence, et sans doute certaine de le localiser sans aide extérieure, je commence par un rapide tour d’horizon du jardin qui, malheureusement, ne donne rien. Ensuite, je vais voir dans la maison, et plus particulièrement dans la chambre des enfants. Mes yeux sont comme un laser balayant tous les coins et recoins de la pièce. Mais, là encore, Doudou continue à jouer les filles de l’air.
Désireuse que Victoire ait Doudou quand elle se couchera ce soir, j’appelle en renfort les grands-parents, une tante, un oncle et une arrière-grand-mère. Céleste, la sœur aînée de Victoire, s’offre, spontanément, de nous aider. Normalement, Victoire ne cache jamais son doudou. Elle se contente de l’abandonner n’importe où, machinalement, comme nous le faisons de nos lunettes ou de nos clefs de voiture. Notre petite équipe familiale se met à passer au crible la maison, le jardin, le potager et la cave. Rien n’est laissé au hasard. La recherche est méthodique. Pas un coussin qui ne soit soulevé ou le pied d’un arbuste qui ne soit fouillé du regard. Toujours rien. Stéphane, auquel Victoire a confié avoir été à deux doigts de tomber dans la piscine avec son vélo, vérifie que Doudou ne surnage pas, quelque part, dans les skimmer ou sous les caillebotis, cachant le coffre immergé du rideau de sécurité.
Au début, cette quête m’exaspère car il fait chaud et que le temps passe vite. Ensuite, elle me rend profondément triste car elle m’oblige à me préparer à la perte définitive de Doudou. Perdre ce doudou, c’est comme perdre, brutalement, tout un pan de l’histoire de Victoire. Je me mets à la place de notre petite fille qui, depuis qu’elle est née, ne s’est jamais endormie sans lui, qui l’a longtemps mâchouillé en même temps qu’elle suçait son pouce et qui le respire à pleins poumons, retrouvant tout un monde rassurant d’odeurs que nos nez d’adulte ne perçoivent plus. Tout d’un coup, et pour la première fois, il me semble que Doudou est animé d’une vie propre. Je repense à toutes ces heures passées, déjà, à le chercher et à ces mille et une déchirures, dans le tissu usé jusqu’à la trame, que Victoire m’a demandé de raccommoder.
Doudou, ce petit ours, pas plus grand qu’une main adulte, au corps gris clair, avec la tête et les membres beiges, est tout seul, quelque part, et j’enrage de ne pas le trouver. Non seulement, je suis triste pour Victoire mais je suis, aussi, agacée de ne pas réussir à le localiser. J’en arrive à soupçonner un animal, un chat, par exemple. Stéphane, quant à lui, s’essaie à la philosophie : « Ne fais pas cette tête-là ! Il faut bien qu’elle grandisse. Elle s’en passera très bien. » Il a raison, je le sais et on dirait que c’est moi qui ai perdu mon doudou, alors qu’enfant, je n’en ai jamais eu.
Nous embrassons les enfants et partons au cinéma. Dans la voiture, nous décidons d’oublier le doudou et de passer une bonne soirée. « Etreintes brisées », le dernier film d’Almodovar dont j’apprécie pourtant beaucoup le travail me laisse de marbre. Je n’arrive pas à entrer dans l’histoire. Le concept du film dans le film ne m’a jamais séduite. Le dîner, dans la brasserie du théâtre, est très sympathique. Nous sommes dans la Bresse et pourtant, ce soir, il règne comme une atmosphère de ville balnéaire. L’air, très léger, a un je ne sais quoi de marin. La mer semble toute proche.
Nous sommes à peine rentrés que nous entendons Victoire pleurer dans son lit. Elle a, contre sa joue, un petit tigre blanc avec des yeux bleus et des moustaches chatouilleuses mais elle cherche Doudou. Je la prends dans mes bras. Je lui rappelle doucement que nous n’avons pas encore retrouvé Doudou et que, demain, nous reprendrons la quête. Elle se rendort. Rien à faire. Je ne peux pas me résoudre à abandonner les recherches et je ne suis pas la seule. La disparition de Doudou est une énigme que toute la famille veut percer. Une nouvelle journée s’écoule et Doudou demeure introuvable.
Nous sommes déjà couchés. La nuit est tombée. L’orage se rapproche. Pas de chance pour les villages qui tirent leur feu d’artifice ce soir. Stéphane me dit qu’il a retourné cette histoire de doudou dans tous les sens et qu’il est arrivé à la conclusion que le doudou ne pouvait être que dans la piscine mais à un endroit qui nécessite de retirer tous les caillebotis et de plonger dans l’eau pour s’en assurer. Nous nous rhabillons et allons chercher le matériel nécessaire : une lampe électrique et un tournevis. Nous voici dehors. Un ciel d’encre, des nuages épais et des roulements de tonnerre. Stéphane enfile son maillot de bain. Rapidement, il soulève les caillebotis, côté gauche. J’éclaire la piscine. Le fond est peu engageant. Quelques grenouilles s’enfuient lorsque Stéphane saute dans l’eau. Il rabat son masque sur ses yeux et va explorer l’endroit où le rideau de sécurité fait un retour. Il ressort bredouille. Il est toujours confiant et fait sauter les caillebotis, côté droit. C’est notre dernière chance. Je l’éclaire du mieux que je peux. J’ai l’impression qu’il reste un siècle sous l’eau. Miracle ! Il tient Doudou dans sa main. Il me le donne et je l’embrasse. Mon mari, pas Doudou, plus loqueteux que jamais et exhalant une forte odeur de chien de chasse mouillé.
L’énigme est résolue. Nous pouvons dormir profondément et anticiper sur la joie d’une petite fille de retrouver son doudou fétiche. Peut-être que cette disparition de trente-six heures de son doudou aura permis à Victoire de comprendre que son doudou ne doit plus quitter son lit. Pour l’heure, je le nettoie avec du savon et le met à sécher sur un fil sous l’auvent. Stéphane et moi nous endormons heureux!
17 juillet 2020. Victoire a renoncé à son doudou en même temps qu’elle décidait de ne plus sucer son pouce. Elle devait être en CP. Le petit doudou avait connu une nouvelle aventure quand, le matin du tout premier départ de Victoire pour un séjour avec sa maîtresse, en grande section de maternelle, elle l’avait laissé sur un fauteuil. Je m’étais empressée de le lui expédier en chronopost. Ce qui reste du doudou et que notre mère comparait à un objet fétiche digne de figurer dans l’une des vitrines du musée du quai Branly est passé d’un tiroir de mon bureau à un tiroir de ma commode. Il est impossible d’imaginer qu’il a été un petit ours!
Céleste qui sera en terminale à la rentrée a toujours le sien. Tous les matins, je le retrouve posé sur son oreiller le corps glissé sous le drap. Louis, lui, n’a plus de doudou. Cela remonte à l’époque où il a perdu un des deux oursons jumeaux sur un parking. L’ourson restant réveillait toujours chez Louis la peine de la perte du jumeau. J’ai toujours de la peine quand je vois des photos de doudous perdus. Récemment, une patiente m’a raconté comment, en pleine nuit, elle a été réveillée par les aboiements de leur chien car leur maison était en flammes. Elle a eu du mal à sortir son mari de son sommeil. Il avait déjà inhalé de la fumée. Les chambres se situant à l’étage, son mari a sauté en premier et, ensuite, il a pu réceptionner les deux enfants âgés de six et trois ans. Elle a, aussi, libéré la chienne que le traumatisme a rendu agressive. La malheureuse bête dont les aboiements avait sauvé toute une famille a été confiée à la SPA. Quand les parents sont revenus le lendemain matin, seule la chambre des enfants n’avait pas été brûlée et la maman a pu retrouver les doudous de ses deux enfants.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner