Ce matin, la maison rangée, les lits faits, la pile de linge repassée, je pars avec Fantôme par la petite porte en bois vert. La porte des écoliers buissonniers, des sous-préfets gourmands de violettes, des âmes citadines ayant renoncé à leur rêve de bitume, des bergers australiens sportifs et des esprits poètes. Très vite, je me rends compte que le pneu avant est à plat. Depuis trois jours, avant le dîner, Céleste et Louis partent sillonner la campagne à vélo. Tel un roi fainéant, Louis, installé sur l’un des coussins gris du canapé-lit de sa soeur, se laisse transporter par son aînée. Céleste, cheveux blonds dans le vent, décide des périples. Louis est ravi. Il profite de sa soeur car le compte à rebours a commencé. En septembre, notre grande sera interne au lycée. Elle avait exprimé ce souhait l’an passé avant de changer d’avis. C’était après que, pour ses quatorze ans, son papa ait fait en sorte que son frère ait une chambre à l’étage et qu’elle ait pu enfin, après treize ans de cohabitation avec son petit frère, repenser son univers à son image. Finis les playmobils scalpés aux visages peints en rouge, les dessins de dinosaure et tous les objets-fétiches conservés par Louis.
Mon coeur de mère me dit que Céleste ne part pas pour elle mais pour ne pas laisser son amie Valentine seule à l’internat. Je peux me tromper mais je sais Céleste très attachée aux siens et à son univers, son petit cocon, et ses habitudes. Céleste, comme sa tante paternelle, a un sommeil délicat. C’est la seule de nos trois enfants qui se réveille quand je viens déposer un baiser sur sa joue. Depuis qu’elle est toute petite, Céleste a toujours détesté dormir dans un lit superposé et, à l’internat, tous les lits le sont. Le lycée laisse aux élèves le premier trimestre pour décider ou non de rester interne. Nos enfants ruraux sont très désavantagés au regard de leurs homologues citadins car les cars ne les ramènent pas chez eux avant dix-neuf heures trente le soir et que, le matin, ils sont obligés de se lever de très bonne heure. Ni Stéphane ni moi ne pourrons aller chercher notre aînée tous les jours au lycée à dix-sept heures et mettre en place avec d’autres parents un système de roulement n’est pas toujours facile.
Mon coeur de mère me souffle que Céleste n’est pas encore prête à quitter partiellement la maison mais moi suis-je prête à ce changement? Suis-je prête, le soir, à ne plus aller embrasser ma grande, m’assoir sur son lit pour y recueillir ses confidences, à trouver sa chambre si bien rangée, si vide, à ne plus avoir à cacher du pain pour éviter qu’elle ne vienne à bout des trois « tradition » avant l’heure du dîner, à ne plus lui demander tous les jours si elle a fait son travail, les mois d’hiver, à ne plus déposer sur les barres du radiateur ses vêtements qu’elle a préparés sur une chaise la veille? Je ne sais pas mais, dans tous les cas, je ne dirai rien et m’ajusterai.
Le soir où Céleste a annoncé à la table du dîner qu’elle voulait être interne, j’ai vu le visage de Victoire blanchir et celui de Louis se couvrir d’ombres. Le collège a joué les ciments d’unité entre deux soeurs que seuls dix-sept petits mois séparent. Elles sont devenues très complices et Louis s’est retrouvé isolé dans son monde de garçon dont l’énergie de Golgoth est difficile à suivre. A bientôt un an, Charlotte, notre petite nièce marche sur les traces de son cousin et ses pauvres parents commencent à comprendre ce par quoi nous sommes passés! Charlotte semble bien partie pour être un sacré zèbre!
Les liens qui unissent Céleste à son frère sont incroyablement forts. Céleste est à la fois la petite mère qui protège et la grande soeur avec laquelle on partage les bêtises. Céleste interne, Louis en sixième, j’ai bon espoir que la relation soit plus sereine entre Victoire et Louis. Victoire n’a jamais joué les mamans bis. Elle ne sort pas de son rôle de soeur. Par ailleurs, Louis cède à une forme de facilité qui le conduit à se décharger de sa colère sur Victoire pour laquelle il a des mots aussi durs qu’injustes tels que « la chouchoute », « madame parfaite ». Il lui en veut d’avoir un caractère lisse (en apparence), de ne pas nous pousser dans nos retranchements, de très bien travailler en autonomie complète sans qu’on ait jamais besoin de la rappeler à l’ordre.
Dans les fratries, on se construit très souvent en opposition. Quand la place de l’enfant difficile, tourmenté, coléreux est occupée, on en prend une autre et, surtout, de manière très intuitive, on peut décider de ne pas rajouter aux problèmes de ses parents et de ne leur opposer aucune résistance, au contraire, de les aider en adoptant une attitude toujours très ajustée. Victoire a durablement endossé cet habit et nous lui en étions profondément reconnaissants. Depuis quelques semaines, son caractère change. Elle devient ombrageuse, vit le plus souvent confinée dans sa chambre et nous tient tête. Comme elle ne nous a jamais habitués à ce visage, nous manquons de tolérance à son égard. Par ailleurs et elle a raison de nous le dire et d’en être blessée, nous ne lui prêtons pas une oreille toujours très attentive, pire, parfois, nous ne l’entendons pas. Sa place n’a jamais été facile. Je me suis promis de faire des efforts quotidiens pour être plus à l’écoute et, surtout, pour laisser passer ce moment qui correspond à une période de mutation et n’est pas simple pour elle.
Dans deux jours, ma mère sera partie dans le Gard avec Céleste et Louis. Après avoir conduit six heures d’une traite, elle ouvrira une vieille maison restée fermée depuis octobre. Les murs seront gorgés d’humidité. L’air sera crû. Les portes auront joué. Elle trouvera sans doute la glycine en fleurs et des pigeons sur les bords des fenêtres du grenier. Avec un peu de chance, il n’y aura pas d’inondation au dernier étage. Nous mettrons à profit les quelques jours avec Victoire pour prendre soin d’elle et souffler car ces derniers mois ont été vraiment éprouvants. Un zèbre complexe dans une famille qui, au quotidien n’a pas de soutien, cela peut s’apparenter à un chemin de croix que seuls les parents ayant des enfants similaires peuvent comprendre.
Dimanche soir, Victoire, après le dîner, mettait la touche finale à un devoir donné par leur professeur de français « imaginer une ville idéale ». Il s’agissait d’un travail fouillé portant à la fois sur l’architecture, le paysage, l’organisation de la vie au quotidien, les institutions. A la partie rédigée s’ajoutait une représentation graphique de la ville. Une des élèves de la classe de Victoire a réalisé une véritable maquette d’architecte qui m’a impressionnée. Alors que je finissais de ramasser tout ce qui errait aux quatre coins de la maison et que Céleste préparait son sac, Louis aidait Victoire dans son travail et, ensemble, ils choisissaient le nom de cette ville idéale » le grand bleu ». Ils avaient longuement hésité avec Springfield, la ville des Simpson, personnages dont les voix ont le don de mettre les nerfs de Stéphane en pelote. Son imitation d’Homer déclenche les rires irrépressibles des enfants. Souvent, à nous voir, à nous écouter, je me dis que nous sommes vraiment une famille de doux dingues et que cette douce dinguerie aurait amusé mon père. Quand Stéphane ne se lance pas dans une imitation géniale d’un poulet pattes bleues de la Bresse, c’est moi qui suis sommée d’endosser le rôle d’un gorille. Nous le faisons à la demande expresse de nos enfants quand ils ont leurs amis. Les amis des enfants s’amusent de voir que je réalise des sculptures avec les rouleaux de papier toilette usagés laissés à l’abandon sur le sol. Récemment pour taquiner les filles qui l’ont en horreur, j’ai ressorti mon pantalon baptisé par elles « pantalon de Bozo le clown », un pantalon dans un tissu très fluide couvert de fleurs dans des tons oranges, verts et rouges.
J’avais commencé ma chronique avec un pneu à plat et je suis arrivée à un pantalon power flower. Ce matin, constatant que je ne pourrais pas aller bien loin, je suis revenue sur mes pas talonnée par Fantôme, ai laissé le vélo dans le jardin et suis repartie à pied. C’est Fantôme qui me guide et décide de la route à prendre. Cette fois, il m’a fait emprunter un chemin couvert d’herbe haute si bien qu’avec la rosée de la nuit, mes chaussures et le bas de mon pantalon étaient trempés. Nous avancions entre deux champs de colza. Je sentais les rayons du soleil dans mon dos. Mes pieds étaient si mouillés qu’il me semblait marcher pieds nus. C’était une impression très agréable. Je rangeais dans un coin de ma tête la présence possible de petites tiques pouvant s’amuser à remonter le long de ma jambe et venir planter leurs dents dans ma chair. Bientôt, nous arrivions à la hauteur du grand potager et de la maison de Muguette.
Je vous ai déjà parlé d’elle. Muguette est veuve depuis quelques années. Ses yeux vifs, malicieux, d’un beau bleu myosotis la condamnent à une obscurité inexorable. La DMLA ne l’empêche pas de vivre seule, de préparer son potager, de marcher et de prendre soin de ses moutons. Ce matin, comme tous les matins, elle portait une sorte de robe d’intérieur piquée de petites fleurs bleues et blanches. Son teint était halé. Preuve qu’elle avait passé de longues heures dans son potager. Le bout de ses bottes était mouillé. Elle était sur le point d’apporter de l’eau dans un arrosoir à ses moutons. La petite chienne qu’elle a adoptée dans un refuge après la mort de son mari refusait catégoriquement de la rejoindre. Elle demeurait figée sur l’une des marches de l’escalier. Muguette aime beaucoup Fantôme qui, lui, s’intéresse beaucoup à sa petite chienne. Muguette me disait redouter une mauvaise année. Les anciens avaient coutume de dire que si, aux Rameaux, il y avait du vent du nord, le temps, dans les mois à venir, ne serait pas bon. Son camélia rouge était en pleine floraison comme ses pivoines. Elle m’entraînait dans son jardin pour me faire observer une espèce très rare de pivoine. Elle lui avait donné le nom de « pivoine sapin » car ses branches évoquent celles du résineux. Elle ignorait son nom savant. Je prenais en photo la fleur et les feuilles et lui promettais de lui donner la réponse la prochaine fois que nous nous verrions.
De retour à la maison, je cherchais sur internet et trouvais la belle pivoine. Il s’agit d’une paeonia tenuifolia ou pivoine goutte de sang. C’est une espèce botanique assez mythique et rare en culture. Elle est toujours très recherchée par les chasseurs de plantes. Pivoine herbacée d’une grande beauté, elle est baptisée Outre-Manche « fern leaf peony », ce qui signifie « pivoine à feuille de fougère ». Au coeur du mois d’avril, le feuillage de fenouil très dense et d’un vert foncé éclatant sublime les fleurs en forme de globes d’un rouge écarlate. Cette pivoine est originaire des steppes du sud-est de l’Europe centrale, du Caucase et de la péninsule balkanique. Elle peut pousser en immenses colonies venant jeter de grandes étendues rouges dans les prairies ouvertes et les pelouses calcaires.
De la botanique, je passe sans transition à la danse macabre que, dimanche matin, avec les enfants nous avons été découvrir dans le village de la Ferté-Loupière avant de rejoindre des amis à Charny. En septembre, cela fera treize ans que nous avons posé valises, cantines, objets et livres dans le Loiret et cela fait presque treize ans que je souhaite voir cette danse macabre peinte au XVème siècle et considérée comme l’une des plus belles en Europe. Une Danse Macabre est une procession burlesque dans laquelle des morts alternent avec des vivants pour les entraîner dans la tombe. Cette parodie illustrée symbolise avec réalisme et ironie le défilé de tous les hommes à l’heure de la mort ainsi que leur égalité dans l’au-delà, quelles que furent leur condition sur terre.
Pour comprendre l’apparition des danses macabres, il faut remonter au XIVème siècle. Ce siècle est un long chapelet d’épidémies, de famines, de guerres et de fléaux dramatiques, en particulier la peste noire et la Guerre de Cent Ans. Les cadavres étaient si nombreux qu’on ne pouvait plus les enterrer dignement. Ils étaient empilés sur le sol aux carrefours et aux périphéries des villes et des villages. La mort était omniprésente et elle terrifiait les survivants. C’est alors qu’est apparue la première Danse Macabre, peinte en 1424 au cimetière des Saints-Innocents à Paris et qui rencontra un tel succès que le thème se répandit rapidement dans toute l’Europe. En 1485, l’éditeur parisien Guyot Marchant eut l’idée de reproduire la première danse par un procédé de gravure sur bois, accompagnée de son texte en français. En se développant, l’imprimerie permit la multiplication de ces danses à travers l’Europe où elles étaient vendues sur les foires et les marchés. Tout au long du XVème et au début du XVIème siècle, le thème de la Danse Macabre fut copiée et peint sur les murs des églises, des chapelles, des cimetières, des couvents et des châteaux.
En France, on recense huit danses peintes. Celle de l’église Saint Germain de la Ferté-Loupière est la plus remarquable. Elle a été recouverte par un badigeon à une époque ignorée et redécouverte en 1910 par l’abbé Mertens, curé de la Ferté-Loupière et le marquis de Tryon-Montalembert. L’édifice pictural est vraiment remarquable car la Danse Macabre est précédée par le Dict des Trois Morts et des Trois Vifs et qu’au-dessous, on trouve deux scènes. L’une représente Saint Michel terrassant le Dragon et l’autre, la Vierge de l’Annonciation. La Danse Macabre comprend quarante-deux personnages: l’acteur, trois morts musiciens et dix-neuf couples respectivement constitués d’un mort et d’un vif. Le cycle s’ouvre sur un écrivain assis devant son parchemin. Meneur de jeu, son rôle consiste à évaluer la moralité et comptabiliser les mérites de chacun dans l’au-delà. Le cortège des vivants entraînés par les morts vont avancer au rythme de la sarabande emmenée par un joueur de cornemuse, d’un orgue portatif et d’une harpe. Le Pape est le premier a être conduit dans le tombeau. L’ermite est le dernier. Viennent ensuite l’Empereur, le Cardinal, le Roi, le Légat du Pape, le Duc, le Patriarche, l’Archevêque, le Connétable, l’Evêque, l’Amoureux, l’Avocat, le Ménestrel, le Curé, le Laboureur, le Franciscain, l’Enfant et le Clerc. Ni marchand ni médecin ni magistrat ni apothicaire. Surtout, pas de femme! Je souris. Les femmes et les filles auraient donc résisté à la peste noire et à la Guerre de Cent Ans!
J’aurais aimé que les enfants s’intéressent à ces peintures si étonnantes et si révélatrices de l’époque qui les a vues naître et fleurir mais, de loin, ils préfèrent allumer des bougies et sauter sur les dalles. J’aurais voulu leur montrer la tulipe noire que l’Amoureux tenait dans sa main et qui lui échappe. Ils auraient pu apprendre comme je le faisais à la lecture d’un panneau qu’au XVIème siècle, l’Europe avait cédé à la folie de la « tulipomania ». Les écrivains, les musiciens et les peintres s’étaient emparés de ce thème devenu très populaire. Le commerce de la tulipe était assimilé à un jeu de hasard. Plante poussant spontanément au pied de l’Himalaya, elle arrive à Constantinople quand la région est sous la domination du turc Sulman le Magnifique. Dans les années 1560, après que des viennois aient réussi à s’en procurer des bulbes clandestinement, la tulipe arrive en Angleterre et devient vite la fleur incontournable des jardins princiers. Louis XIV l’adopte comme fleur officielle de la Cour. Les fortunes construites sur le marché des bulbes vendus à prix d’or seront englouties brutalement quand retombera la Tulipomania. La fleur pourra alors se démocratiser.
Les jolies tulipes que l’une de mes trois filleules m’avait rapportées de son séjour à Amsterdam perdent leurs pétales. j’ai pris le temps de les regarder tous les jours. Pauline, ma troisième filleule, a quinze aujourd’hui. Quel bel âge! Un âge que j’ai tant aimé que cela me semble toujours impossible d’imaginer que j’avais quinze ans voici trente-trois ans!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner