Chronique de petits bonheurs passés

Il était « Le papa ». J’étais « La maman ». Ils étaient les numéros un, deux et trois. Je mettais de la distance entre les récits et nous et puis, un jour, les défenses sont tombées. Il était Stéphane. J’étais moi. Ils étaient Céleste, Victoire et Louis. Cela fait plus de dix ans que j’écris des chroniques. Il m’arrive de penser que, peut-être, plus tard, nos petits-enfants auront envie de les lire pour découvrir l’enfance et l’adolescence de leurs parents. Ce qu’il y a de magique avec l’écriture, c’est qu’elle permet de fixer les souvenirs, d’en conserver les couleurs. L’écriture est un frein à l’érosion, à la dilution. Le matin, avant de commencer à travailler, quand, dans la maison, chaque chose est à sa place et que chaque place a sa chose, que le damier noir et blanc de la grande pièce à vivre a fini de sécher, j’aime bien me replonger dans l’une ou l’autre de ces chroniques. Elles me font voyager.

Je ne l’avais jamais réalisée mais cette chronique en date du vendredi 26 octobre 2012 a été écrite la veille de la mort du papi des enfants, du père de Stéphane, de Catherine, d’Olivier et de Marie-Odile. Il est parti dans son sommeil. Cela faisait déjà de longs mois qu’il était devenu périphérique à la vie. Il avait déserté son atelier. Il ne rangeait plus dans la partie haute du réfrigérateur sa palette et les couleurs qu’il fabriquait lui-même. Mon beau-père est parti le jour de mon anniversaire. A 7h00, la sonnerie du téléphone a retenti. C’était la mamie des enfants. En moins d’une heure, nous étions en route pour le pays des grenouilles, des fermes bressanes et de la Dombes. Le mercredi, comment aurions-nous pu imaginer qu’une telle chose arriverait? La maladie dans la durée et les souffrances physiques et morales lui ont été épargnées. Même si ce fut une violence pour ses proches, ce fut un départ si paisible pour celui qui semblait prêt à passer de l’autre côté de la porte. Ce jour-là, tout début des vacances de la Toussaint, nous devions prendre la route pour l’île de Ré. Je me faisais une joie de retrouver l’un de mes amis ayant quitté Paris pour prendre la tête d’un restaurant sur l’île, sa femme et leurs filles. Leur aînée est ma première filleule. Huit ans après ce rendez-vous manqué, si j’ai revu ma filleule, étudiante à Paris, je n’ai encore pas pu embrasser ses parents.

Mercredi, en tout début d’après-midi, les enfants grimpent dans la voiture qui est maintenant aux couleurs de l’automne : le sol est couvert de feuilles, les rangements des portes latérales peinent à contenir marrons d’Inde et glands, les dos en cuir des deux fauteuils avant sont marqués par les empruntes boueuses des chaussures de numéro trois. Les papiers de bonbons, les élastiques, les dessins et une balle rebondissante ajoutent des notes de couleurs vives. La brume matinale, pourtant solidement accrochée aux champs nus environnants, a fini par battre en retraite. Le soleil brille donnant à l’herbe une couleur si verte qu’on la croirait artificielle. La maman de trois n’a pas démarré que, déjà, les enfants réclament de la musique.

La grosse boule de poils, étendue sur les gravillons, les regarde partir. Elle ne cherche jamais à s’inviter dans la voiture. Elle en a peur. Dés qu’on essaie de la faire monter dans le coffre, elle se met à trembler, elle rentre sa queue entre les pattes. Elle a associé la voiture maternelle à des visites à la clinique vétérinaire avec, malheureusement, une observation de vingt-quatre heures et une opération pour extraire de son estomac le gros noyau de pêche qu’elle avait eu la très mauvaise idée, au cœur de l’hiver, de dénicher dans un fourré et d’avaler tout rond. Sans cette intervention, elle serait morte. En revanche, quand le papa ouvre le coffre de sa voiture, elle s’y précipite sans qu’il soit nécessaire de l’y inviter.

On va déposer les filles à leur cours de gymnastique. Sur le chemin, on ralentit pour saluer Kali, une pouliche âgée de cinq mois maintenant dont la maman est morte en la mettant au monde et, plus loin, dans un grand pré, Baba son père, un étalon, friand de caresses. Dans le gymnase grand, clair, les filles troquent leurs vêtements de campagne contre des justaucorps. A la va-vite, elles refont une couette haute, se saisissent de leur bouteille d’eau et, d’un pas sautillant, rejoignent leur groupe respectif.

Numéro trois glisse sa main dans celle de sa maman. Il est content car une tranche d’une heure et demie s’ouvre devant eux et qu’il n’aura pas à la partager avec ses sœurs. De son côté, la maman est heureuse de réussir à se ménager des petits moments en tête à tête avec l’un ou l’autre de ses trois enfants. Aujourd’hui, impossible de se garer sur le grand parking le plus proche de la médiathèque. La moitié des places a été réquisitionnée pour une association qui célèbre, à la salle des fêtes, ses trente-cinq ans d’existence. Alors, on se gare non loin du cinéma. A cette heure, elle imagine, dans les salles, des grands et des petits s’amusant des nouveaux exploits d’Astérix et Obélix au service de sa majesté, découvrant les nouvelles aventures de Kirikou ou se laissant glisser dans l’univers magique de Clochette et le secret des fées.

Après avoir rendu, à la médiathèque, livres et DVD, fait un petit tour par l’exposition consacrée à la représentation du temps à l’époque des Egyptiens, la maman et son petit garçon traversent le parc en direction des jeux en bois. On n’y accède par des échelles, des cordages ou un petit mur d’escalade. On en redescend par deux toboggans. Au début, le petit garçon demande à sa maman de l’attraper. Ensuite, il se met sur ses genoux et tous les deux se laissent glisser le long du toboggan dans de grands rires. Après, le petit garçon et sa maman sont des chevaliers qui doivent repousser l’attaque de pirates sanguinaires. Le petit garçon choisit pour sa maman et lui de belles feuilles de marronnier et deux bouts de bois assez solides. Les feuilles sont les boucliers, les bouts de bois les épées. Les deux chevaliers grimpent sur le bateau et attendent l’arrivée des pirates. Le petit garçon crie : « Ils sont là ! Ils arrivent ! ». « Tous à vos positions ! » ajoute la maman. Le combat commence. Les deux chevaliers, n’écoutant que leur courage, réussissent à tenir en respect les pirates et à les faire reculer. Certains tombent dans la mer. Finalement, le bateau repart emportant avec lui son pavillon flottant au vent et figurant une tête de mort et deux tibias entrecroisés. Quand le petit garçon aura grandi, il sera alors temps de lui expliquer que les pavillons des navires de pirates n’étaient pas toujours noirs et qu’ils pouvaient représenter autre chose qu’une tête et deux tibias.

Elle aurait été heureuse de jouer encore avec numéro trois, de continuer à grimper sur la structure en bois et se laisser glisser le long du toboggan dont le revêtement métallique est très froid, mais il est temps d’aller chercher les filles. Au moment de partir, le petit garçon saute au cou de sa maman et lui dit : « C’était bien cette après-midi ! ».

Encore aujourd’hui, sa mémoire se rappelle parfaitement deux publicités pour une marque de produits tricolores. Dans ces deux publicités, deux scènes étaient juxtaposées. Les deux se situaient en pleine nature, au bord d’une rivière. Dans l’une, un enfant construisait un petit moulin tandis que sa mère préparait des tranches fines de pain de mie qu’elle couvrait de jambon. Dans l’autre, un jeune garçon choisissait méticuleusement des pierres plates avant de faire des ricochets pendant que son père faisait griller sur un barbecue des saucisses. Si, aujourd’hui, sa mémoire a conservé intacte le souvenir de ces deux publicités, c’est parce qu’elles savaient mettre en lumière l’importance essentielle des choses les plus simples et le plaisir qu’on y puise. C’est exactement ce que son fils et elle ont ressenti dans ce jeu improvisé avec ces feuilles de marronnier et ces bouts de bois.

Demain, ils seront à l’île de Ré avec une grand-mère et deux cousins qui, dans quelques mois, vivront à neuf mille kilomètres de Paris. Le trio a déjà demandé à plusieurs reprises qu’on lui montre, sur le globe, où se situait la ville de Los Angeles. La maman se prépare à ce départ comme l’athlète de haut niveau se prépare aux épreuves des Jeux Olympiques. Pas de refus possible, il faudra passer l’obstacle ! Peut-être que seules les femmes qui ont une seule sœur, un parent déjà manquant à l’appel et une toute petite famille pourront comprendre ce qu’elle écrit.

La maman de trois se fait une joie de retrouver un couple d’amis qu’elle n’a pas vu depuis six ans et sa filleule. Elle a quitté une enfant. Elle va retrouver une jeune adolescente. Sur l’île, ils verront également la marraine de numéro trois et les siens. Tout ceci promet de belles retrouvailles, des échanges gais et profonds, des plaisirs simples et essentiels, deux anniversaires, un passage à l’heure d’hiver et, qui sait, dans le restaurant des parents de sa filleule comme une impression de recréer l’ambiance si particulière d’un autre restaurant « Les Montparnos » au 8 de la rue Bréa qui fut la propriété du Rétois d’adoption et où ses amis et elle s’amusèrent follement quand ils étaient étudiants.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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