Chronique des jours fériés, des universités fermées et de la famille fenouillard

Le
1er mai s’en est allé, emportant avec lui, son chapelet de
mécontents en tout genre avec banderoles à la facture artisanale ou élaborée,
slogans chocs,  poings levés et, parfois, échauffourées avec les forces de
l’ordre. Dans certaines villes, des arrêtés municipaux avaient fleuri
pour interdire la vente à la sauvette, de petits bouquets sauvages de
clochettes porte-bonheur. Motif invoqué : le manque à gagner pour les
fleuristes en ces temps de crise. Le 8 mai s’en est allé, aussi. La
preuve en est : pas un monument aux morts de l’hexagone qui
n’ait repris des couleurs à la faveur de la commémoration de la fin
d’une guerre qui, si elle fût la seconde à recevoir le qualificatif de
mondial, surclassât la première au registre des horreurs faites à
l’homme. Les monuments vont replonger dans leur léthargie tranquille
tandis que les fleurs des couronnes se recroquevilleront sur elles-mêmes. Les
sculptures, d’un genre plus ou moins pompier, n’auront plus
qu’à attendre, sereines, de voir reparaître membres civiles et militaires
pour la commémoration du 11 novembre. Le dernier poilu de la grande guerre est
mort. Restent aujourd’hui ces millions de lettres échangées entre les
hommes pris au piège des tranchées et leur famille composée de personnes âgées,
d’hommes inaptes au combat, de femmes et d’enfants.

 

Entre
ces deux grandes dates du calendrier tricolore, il y aura eu la fête du 14
juillet avec son défilé le long de l’avenue des Champs-Elysées. Si le
défilé perd de sa superbe, au fil de la construction européenne, les volutes
aériennes de la patrouille de France, de même que le pas lent et lourd des
légionnaires plaisent toujours autant. J’ai connu une femme qui avait 22
ans en 1940. Cette femme dont toute la famille avait payé un lourd tribu aux
années de guerre et d’occupation ne parvenait pas à admettre la volonté
politique du couple Konrad Adenauer et Charles de Gaulle, de construire une
Europe unie, sur des restes de villes éventrées par les bombardements et de
vies dévastées. Cette femme, énergique et combative, avait été affreusement
choquée de voir défiler, de l’Arc de triomphe à l’obélisque de la
Concorde, un régiment franco-allemand. Cette femme qui avait fini par devenir
une vieille dame en dépit de sa volonté de résister, s’accrochait à la
vie, malgré son pauvre cœur usé d’avoir traversé tant d’épreuves.
Elle voyait en chaque grossesse de ses petites-filles une nouvelle raison de
tenir. On devinait que derrière le noir de ses lunettes de soleil qu’elle
portait en toute circonstance, ses yeux bruns aux paupières hautes délimitées
par deux arcs de sourcils parfaits, se troublaient à la naissance de ses arrières
petits-enfants. A la fois parce que chaque vie était un océan de promesses et
qu’en même temps, elle souffrait, déjà, à la pensée que ses cinq arrières
petits-enfants grandiraient sans elle. C’est en juin, l’année
dernière, que son cœur s’est définitivement arrêté de battre. Elle
est partie, les ongles de ses doigts fins de pianiste, enfoncés dans les paumes
de ses mains. Enfoncés jusqu’au sang pour faire diversion à la douleur et
pour retenir en elle cette colère sourde face à la mort qui l’avait déjà
frôlée trop souvent pour ne pas l’emporter cette fois-ci.  Si elle a
attendu pour quitter la danse que le Christ soit monté à la droite du Père et
que l’Esprit Saint se soit manifesté au-dessus des têtes des disciples,
il était trop tôt pour qu’elle puisse s’émerveiller devant les
premiers pas hésitants son dernier arrière petit-fils.

 

Cette
femme qui avait été une enfant indisciplinée, une adolescente révoltée et
artiste, une femme portée par un amour fou pour un mari connu alors
qu’elle était encore une enfant, la mère d’une petite fille qui ne
connaîtrait jamais son père, une trop jeune veuve foudroyée par la certitude
qu’elle n’aurait jamais à aller chercher son mari du côté de
l’hôtel Lutétia, une femme relevant tous les défis avec superbe, une mère
moderne et indépendante et une grand-mère drôle et originale, suivait toujours
le sacro-saint défilé du 14 juillet depuis l’écran de télévision de son
salon. Epouse d’un X, elle se demandait toujours ce qu’une partie
de l’élite de la Nation
allait bien inventer pour attester de son esprit potache, nourri aux blagues de
Christophe, ancien professeur de sciences et père légendaire d’une
authentique famille d’enfants absurdes tels que le sapeur Camember,
Artémise et Cunégonde, les deux filles des Fenouillard, les gnomes Plick et
Plock et enfin le savant Cosinus. Si elle s’amusait de voir les X
défiler avec un petit bouquet de cresson coincé dans la boucle de leur sabre
tandis que le premier ministre français était, pour la toute première fois de
l’histoire d’une république qui avait déjà épuisé cinq
constitutions, une femme, elle trouvait anormal qu’ils trouvent drôles de
faire tomber, de la poche de leur uniforme, une balle de ping-pong pour
empêcher les Cyrards de défiler au pas.

 

Après
le défilé, et, le soir venu, les feux d’artifice claqueront au-dessus des
têtes des contribuables qui, lorsqu’ils ont perdu leur âme d’enfant,
ne s’écrient plus : « oh, la belle bleue ! Oh, la belle
jaune ! » mais : « vraiment, n’est-ce pas une honte
ce gaspillage de notre argent dans de tels enfantillages ! ». Un
autre de lui répondre alors : « allez, souris, ça fait marcher le
tourisme ! ». Après, on ira mettre le feu dans les casernes des
pompiers. Certains danseront jusqu’au petit jour sans plus savoir pourquoi
le 14 juillet est férié en France et à quoi il correspond au juste. Si la fin
des hostilités qui ensanglantèrent l’Europe, puis, par le jeu des
alliances, la planète toute entière, est déjà loin, que dire de ce jour
symbolique où la Bastille tomba entre les mains des Révolutionnaires. Les
écoles, les collèges et les lycées auront mis la clef sous la porte. Une sorte de
silence paradoxal s’abattra sur les préaux et les cours de récréation. Dans
les universités, le corps enseignant et les étudiants pourront envisager des
vacances sereines. C’est éprouvant de cesser le travail des semaines durant !

 

La
crise qui continue de secouer une quinzaine d’universités françaises est,
une fois encore, l’illustration d’une incapacité nationale à faire
taire des sensibilités particulières de manière à engager un débat de fond, à  vocation
générale. La France continue d’être le pays où il semble impossible de
s’asseoir à une table de négociation. Le seul pays où il n’y aurait
pas d’autre alternative que d’organiser des grèves générales, de
séquestrer les cadres des entreprises condamnées à l’écrémage et de
saccager les biens publics. La réforme des universités était loin d’être
parfaite et le pouvoir donné à des présidents promis à des destins de potentats,
certainement dangereux. Mais n’aurait-il pas été possible de faire
l’économie d’une impasse à l’issue d’un trimestre de
blocage, du désarroi de ces étudiants empêchés de travailler, de la colère de
ces familles qui se donnent tant de mal pour financer les études de leurs
enfants et  de ces images d’amphis dévastés, de couloirs tagés et de
matériels détruits ? Les universités françaises souffraient déjà
d’une forme de désamour devenu chronique et de l’image surannée
d’un univers clos qui peine à se réformer en s’ouvrant aux réalités
du monde moderne. Il est à craindre qu’elles ne se relèvent plus jamais.

 

Tandis
que l’université se meurt, lilas et glycines commencent à flétrir. Les
arbres fruitiers ont perdu toutes leurs fines fleurs que les filles ramassaient,
à pleines brassées, et faisaient voltiger dans les airs tout en tournant sur
elles-mêmes, petites filles d’honneur invitées à célébrer le mariage de la
fée nature avec le dieu printemps. Les iris, eux, explosent le long des chemins
et devant les corps de ferme. L’air est saturé d’humidité, gras et
lourd. Pas un temps pour asthmatique. L’herbe pousse à toute vitesse.
Tout est vert. Un vert foncé qui tourne au fluo quand le soleil, enfin, peut
tenter un rayon entre deux gros nuages bien gris. Les résineux poussent en
avant leurs petits doigts d’un vert si tendre qu’il m’est
arrivé, enfant, d’avoir envie de les manger. Ils me rappellent ces
cœurs de laitue que nous n’avions même pas à nous disputer car le
saladier en comptait toujours deux. Pensée spéciale d’un cuisinier qui,
de toute façon, ne fatiguait jamais que les feuilles les plus intérieures des
batavia, scaroles et autres salades, gardant les larges feuilles moins tendres
pour ces lapins que nous n’avons jamais eus.

 

Les
roses, timidement, commencent à s’ouvrir. Elles redoutent les gouttes de
pluie, fatales pour leurs pétales. Il fera bon, bientôt, aller humer les
parfums subtils des rosiers de Bagatelle. Les quelques caravanes de gens du
voyage qui avaient investi un champ privé, à quelques kilomètres de Saint
Germain des Prés, s’en sont allées. Un soir, elles étaient là et le
lendemain matin, elles avaient disparu. Si l’herbe haute n’avait
pas conservé la trace de leurs roues, on n’aurait pu croire les avoir
rêvées. Mais non, ce n’était pas un rêve mais déjà une présence
insupportable, virant au cauchemar éveillé pour les gens d’ici. Chacun
disait avoir vu des gitans se promenant à pied près des habitations et qu’un
camion attendait un peu plus loin. Les regards en disaient long sur ces
promenades repérages. Si les campagnes de nos grands-mères sont en passe de
disparaître, les images d’Epinal ont la vie dure et sont communes aux
rats des champs comme aux rats des villes.

 

Je
vous souhaite une bonne ascension et vous laisse en compagnie de la famille Fenouillard.
Vous
saurez ainsi si vous avez ou non l’esprit des X.

 

Anne-Lorraine
Guillou-Brunner

 

Histoire aussi
véridique que vraisemblable des voyages de la famille Fenouillard,
où l’on verra comme quoi, à la suite de plusieurs crises gouvernementales et
intestines, M. Fenouillard perdit successivement de nombreux chapeaux, mais
conserva son parapluie. — Ouvrage destiné à donner à la jeunesse
française le goût des voyages.

Présentation des membres de la famille Fenouillard

Les
Débuts d’Artémise et de Cunégonde.

M. Fenouillard Agénor en train de vendre un bonnet imperméable

Les Fenouillard, bonnetiers de père en
fils, à l’enseigne d’
Autant ici qu’ailleurs, faisaient à
Saint-Remy-sur-Deule (Somme-Inférieure), depuis les temps préhistoriques, le
commerce des bonnets imperméables et des bas antinévralgiques (articles
spéciaux pour célibataires des deux sexes).

Les deux filles pleurent à tue-tête

Le dernier représentant de cette antique
famille, M. Agénor, ayant épousé Mlle Léocadie, fille majeure de
Jean Bonneau, les deux époux reçurent du ciel comme fruit de leur union, deux
filles qui, dès leur tendre jeunesse, montrèrent qu’elles étaient destinées à
faire du bruit dans le monde.

Artémise tombe par la fenêtre

L’aînée, Mlle Artémise, personne
très indépendante, ayant méprisé les recommandations maternelle, tomba un jour
par la fenêtre et décrivit une trajectoire parabolique d’un mouvement
uniformément accéléré, selon la très connue loi de la chute des corps.

Cunégonde tombe dans le puit

Encouragée par un si bel exemple, Cunégonde
s’empressa, le même jour, de tomber dans un puits. On l’avait cependant bien
prévenue: «Quand on se penche sur un puit, lui répétait sans cesse M.
Fenouillard, et qu’on perd l’équilibre, on tombe dedans.»

Artémise sur son tas de fumier

Heureusement pour Artémise, un fumier épais
et moelleux se trouvait sous la fenêtre et quand sa famille éplorée accourut
pour ramasser au moins ses morceaux, elle la trouva suçant son pouce avec une
parfaite insouciance.

Cunégonde accrochée dans le pui, s'amuse avec le seau

Quant à Cunégonde, arrêtée dans sa chute
par un clou providentiel, elle attira l’un des seaux et se mit à barboter avec
une satisfaction peu dissimulée. M. Fenouillard conclut de ces événements que
ses filles avaient une âme fortement trempée.

 

 


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