Chronique d’un dimanche en Bourgogne

 

bleu-klein-1961-ikb.jpgDimanche 14 avril, lendemain du huitième anniversaire de leur seconde fille et deuxième jour des vacances de Pâques. Cette fois, ce n’est pas une illusion, une vue de l’esprit, un mirage, il fait beau, vraiment beau. Le ciel rivalise avec un des carrés de Klein. La température monte et les filles se précipitent dans les armoires pour en exhumer des tenues légères et des chaussures ouvertes. Concentrée pour essayer de remplir le plus intelligemment possible les valises, ne perdant pas de vue que cela fait déjà cinq jours qu’elle administre à ses deux filles, matin et soir, une dose de sirop à base de lierre, le sirop le plus merveilleux de la terre qui vient à bout des toux grasses comme des toux sèches, la maman lance du fond de la chambre et consciente de jouer les rabat-joie : « attention, les filles : on est en avril, pas en juillet. C’est le printemps, pas l’été ! ». Ce à quoi, on lui répond, avant d’investir la toile du trampoline et de faire claquer la porte d’entrée : « oui, oui, maman, on sait « en avril ne te découvre pas d’un fil » mais quand même il fait « grave » chaud dehors ! ».

 

 

 

flamenco-peinture-dapena-parilla-sevilla-img.jpgMaintenant, c’est une évidence : les enfants sont pieds-nus. Les gilets sont posés sur les gravillons. Le petit garçon a défait les boutons de sa chemise. Ses lunettes sont sur le dessus de la poubelle. Quand il faudra partir, leur aînée ne se rappellera plus où elle a abandonné sa seconde sandalette et les vestes en jean seront restées sur les chaises de l’entrée. Le benjamin pleure. De grosses larmes coulent sur ses joues. Depuis ce matin, son papa lui refuse cette partie de rugby qu’il espère disputer avec lui avant le départ car il a mal à la tête, qu’il essaie, malgré le couple d’espagnols qui danse le flamenco et joue des castagnettes dans son crâne, d’aider sa femme à réunir les affaires des enfants, tout en faisant mentalement la liste exhaustive de toutes les choses qui l’attendent sur son bureau lundi et en essayant de soigner la grosse boule de poils qui s’est ouvert un coussinet, sur un tesson de bouteille ou un morceau de silex, en courant dans un champ.

 

 

 

IMG-20130413-00001.jpgDans une chronique ancienne, la maman de trois a eu tout le loisir d’écrire sur les personnes souffrant comme elle du syndrome du départ. Depuis, elle a fait d’importants progrès. C’est presque dans la légèreté qu’elle est désormais capable de faire des valises pour un séjour au ski ou pour des vacances au bord de la mer. En revanche, elle a encore du mal à aborder avec sérénité la préparation d’une valise dans laquelle il faut mettre un peu de tout : un maillot de bain et ses accessoires, des tenues légères, des vêtements plus chauds, une paire de baskets, une paire de chaussures résistant à l’eau et penser à donner aux enfants deux vestes, une qui soit adaptée à une température tournant autour des 20 degrés et une autre pour une température avoisinant les 10 degrés. Quelle que soit sa volonté de ne rien oublier, demain, déjà, on lui demandera où sont les shorts et les tongs ! Si, hier, leur cadette n’avait pas fêté ses huit ans avec une de ses amies née le même jour qu’elle, que la maison et le jardin n’avaient pas résonné des rires et des cris d’une horde de quinze gentils huns qu’on avait cherchés à canaliser autour de jeux en bois loués pour l’occasion et que les enfants n’avaient pas organisé, après la traditionnelle cérémonie des bougies soufflées, une petite boum avec une étonnante chorégraphie sur la chanson de Psy le coréen,  elle serait peut-être plus réactive ce matin et, dans sa tête, ne tournerait pas en boucle le « ça m’énerve » du tout aussi célèbre et infiniment plus drôle Helmut Fritz.

 

 

 

IMG_1500.JPGLes valises sont à peine fermées que, déjà, un papa les charge à l’arrière de la voiture. Vite, on enfile des chaussures adaptées et, à une cadence digne d’une marche commando, les rangers et le sac à dos en moins, les lunettes de soleil en plus, on donne à la grosse boule de poils, en dépit de sa coupure, nappée d’une crème cicatrisante, protégée par une compresse retenue par un tour de sparadrap et une bande de ruban orange de plombier, sa promenade quotidienne. Il fallait impérativement réussir à caler cette sortie avant le départ car fantôme ne peut pas les accompagner et qu’il va rester seul avec le poisson rouge jusqu’au soir.

 

 

 

stars-80-film-13841_w442.jpgUne dernière caresse à Fantôme et la famille s’en va. Le papa a toujours mal à la tête. Le couple d’espagnols qui piétine le parquet de son crane tient une forme olympique. La musique est interdite de cité dans la voiture. Les filles se sont découvertes une nouvelle passion pour les vieux standards français des années 80 depuis qu’elles ont vu le film et le petit garçon a presque tout à fait mémorisé les paroles de la chanson phare des femmes dites libérées « ne la laisse pas tomber » ! Privée de musique, leur aînée s’ennuie et elle aimerait que sa sœur lui prête une de ses silhouettes de mode à décorer rangées dans un coffret. Numéro deux ne veut rien entendre. Numéro un se met en colère. Alors, le papa lui donne son téléphone et des oreillettes pour qu’elle puisse écouter des chansons. Voici, alors, que numéro trois qui ne s’était pas encore manifesté demande à sa sœur de lui prêter une oreillette pour qu’ils fassent musique commune. Elle ne veut pas. Il rétorque que lui aussi il s’ennuie. La situation s’envenime. Le papa récupère son téléphone et ses oreillettes. La grande sœur et le petit frère se consolent avec la DS rose donnée par une cousine.

 

 

 

20130414_160224.jpgOn quitte l’A6 et on prend une petite route qui monte raide jusqu’au village médiéval de Châteauneuf-en-Auxois. C’est là que les y attend une mamie, la maman du papa, qui, pour la toute première fois, va veiller seule sur trois de ses quatre petits-enfants.  Dés qu’ils la voient, les enfants se précipitent vers elle en criant : « mamie ! ». Les bras largement ouverts de la mamie se referment sur ses petits-enfants.  Quand les parents ont finalement réussi à trouver une place pour la voiture, ce qui, dans ce lieu classé parmi les plus beaux villages de France, n’est pas facile, ils retrouvent une mamie et ses trois petits-enfants qui se sont installés à la table d’un restaurant. Il s’agit du restaurant de l’hôtel chic de Châteauneuf. La maman balaie rapidement du regard la salle. Elle n’y voit que des couples sans enfant. Elle sait que l’arrivée d’une jeune fratrie dans un restaurant à l’ambiance feutrée agit sur les convives comme l’eau à 17 degrés de l’Atlantique breton sur certaines anatomies délicates, elle contracte ! Mais, ces convives-là ont de la chance car ces parents-là mettent tout en œuvre pour que les enfants se tiennent tranquilles et ne viennent pas troubler la sérénité d’un déjeuner dominical dans un restaurant au doux parfum de province profonde. Quand elle est attablée dans ce genre d’endroit, la maman de trois a l’impression que le temps s’est figé ou plutôt qu’elle a remonté le temps. Elle s’attendrait à voir entrer le Général de Gaulle et tante Yvonne, à écouter le journal sur un appareil en noir et blanc, à pouvoir aller applaudir Gérard Philippe au TNP, à se plonger dans la lecture de « bonjour tristesse » et à porter une robe en vichy rouge et blanc.

 

 

 

fromages bourgogne.jpgLe temps était trop compté ce matin, mais la maman de trois aurait préféré pique-niquer dans les bois au-dessus du village et profiter de cette première vraie belle journée de printemps plutôt que de rester assise deux heures à table après avoir passé deux heures dans la voiture. Sur la carte, rien ne la tente. C’est une cuisine traditionnelle imaginée pour satisfaire aux goûts d’une clientèle qui aime les produits locaux : escargots de Bourgogne, jambon persillé, sauce à base de ratafia ou de crémant. Le plateau de fromages arrive et là, en revanche, tout est un appel à succomber au péché de gourmandise : Brillat-Savarin, Chaource, Epoisses, Colombier, bouton de culotte parfumé au marc ou à la fine de Bourgogne. Elle se laisse tenter par un morceau d’amour de nuits, un fromage frais de vache qu’elle ne connaissait pas et qui est délicieux. Le déjeuner s’achève sur des sorbets et la vue des enfants qui, sur la terrasse non encore mise en service, font des roues et essaient de marcher sur les mains la tête en bas. Quand les adultes quittent la salle du restaurant, ils sont les derniers.  Avant de partir, la maman est allée ranger sur la table en bois située entre les toilettes des messieurs et  celles des dames tous les prospectus pris par le trio sur les excursions possibles dans la région depuis le survol de la Bourgogne en montgolfière jusqu’à la visite de la magnifique abbaye de Fontenay en passant par des dégustations de grands crûs dans des caves.

 

 

 

en-famille-un-retour-a-l-epoque-medievale-photo-xavier-dumesnil.jpgLes rues du village sont bruyantes. Un groupe de motards couverts de cuir et de clous chevauchant des Harley Davidson aux chromes rutilants a investi le vieux bourg datant du XIIième siècle. Sans leurs motos, on les imaginerait dans des salles de torture, soumettant à la question de fausses sorcières, de vrais Templiers, en pleine Inquisition. La famille va visiter le château construit sur un python dominant le canal de Bourgogne. Les enfants se voient remettre un grimoire-jeux et un crayon en papier. On apprend que la famille des Châteauneuf s’est éteinte en 1457 après que Catherine, dernière héritière, ait été condamnée au bûcher pour avoir empoisonné son second mari qui, en époux aimant, la battait comme plâtre.  Les enfants sont très intrigués par le gisant de Philippe Pot dont l’original est au Louvre. Philippe Pot est représenté dans ses habits de chevalier et il est entouré de huit personnages vêtus comme des moines trappistes. On ne distingue pas leurs visages mais on voit leurs mains, des mains d’hommes âgés dont les dos sont travaillés par des veines noueuses. Ce sont des pleurants. Ils expriment la douleur devant la perte d’un être cher. Les enfants s’amusent des traces de pattes laissées par les chèvres dans les carreaux d’argile du sol de l’une des chambres. Les animaux y ont apposé leur signature quand les carreaux séchaient dehors. Au Moyen-Age, on pensait que ces empruntes protégeaient les maisons.

 

 

 

alexandra2.jpgEn sortant du château, on part à la découverte des rues du village. Sur la place de la mairie, les bourgeons du marronnier commencent à s’ouvrir laissant apparaître des feuilles tendres et chiffonnées. On bavarde avec l’assistante d’un potier qui laisse les enfants suivre son chat jusque dans son salon, un peintre sculpteur plus sculpteur que peintre dont le chagrin d’avoir perdu récemment son père  est immense, et une antiquaire, une dame polonaise, installée ici depuis douze ans, une sorte d’Alexandra David Neel, passionnée par l’art ancien chinois, indien et tibétain. Elle possède deux chiens : un dogue du Tibet et un terrier tibétain que les enfants caressent tant et plus. La saison touristique vient de démarrer. Le village se réveille après de longs mois d’un hiver solitaire. Les habitants sont heureux d’échanger avec les visiteurs d’un jour ou du soir.

 

 

 

notre dame du chêne.jpgAprès la dégustation de la première glace en terrasse de la saison, une mamie sonne l’heure du départ. Tout le monde s’embrasse. Le papa ne s’attarde pas. Une partie de son esprit est déjà retournée dans son bureau. Cette semaine sans les enfants ne sera pas l’occasion de souffler à deux mais de travailler plus. La maman adresse un petit signe de la main à la mamie et aux enfants. Avant de faire la route en sens inverse, les parents s’offrent une petite promenade sur un sentier dans la forêt qui les conduit jusqu’à la toute petite chapelle de Notre-Dame du Chêne. En découvrant cet édifice, la maman a l’impression de se trouver devant le lieu imaginé par Carole Martinez dans son roman « Du domaine des murmures ». En approchant, elle ne serait pas étonnée d’y deviner la présence d’Esclamonde, emmurée par son père dans une cellule attenante à la chapelle du château familial pour avoir refusé de se marier. Il est tard. Le soleil continue de faire briller l’eau à la surface du canal de Bourgogne. A la maison, la grosse boule de poils attend le retour de ses maîtres.

 

 

 

IMG-20130414-00005.jpgMardi 15 avril. Il est 18h50 et la maman de trois s’apprête à mettre un point final à sa chronique. Il lui reste encore à trouver les images qui viendront illustrer le texte. Elle s’étonne qu’il soit déjà si tard et qu’elle n’ait pas eu ses enfants à aller chercher au centre aéré, qu’aucun bruit d’eau ne lui parvienne de la salle de bains, que les enfants ne l’appellent pas pour arbitrer un conflit, qu’elle ne se soit pas souciée du dîner, que la maison soit si calme, que son mari travaille encore dans le bureau qu’il s’est aménagé au fond du jardin. Elle mesure à quel point sa journée est rythmée par les enfants, l’espace qui est libéré quand ils ne sont pas là et combien, malgré les kilomètres, ils demeurent connectés les uns aux autres par ce lien puissant, universel qu’on appelle « Amour ».

 

 

 

IMG-20130415-00008.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner