Mercredi, 14h00, la voiture est chargée. Les enfants ont pris place dans le vieux Volvo. Fantôme, aussi, notre berger australien qui est de tous les voyages, sauf lorsque nous partons en Balagne. Nadège est là pour dire au-revoir à l’un de ses quatre fils, Nawofen, qui nous accompagne dans le Finistère pour la troisième fois. Le petit dernier, Malone, s’amuse avec les graviers de la cour quand il ne plante pas la lame rétractable d’un couteau de Louis dans l’herbe humide. Mais, au moment de partir, pas de contact. La batterie est à plat. Stéphane peste. Il faut tout défaire car, selon toute bonne logique de constructeur, pourtant suédois, la batterie est sous le coffre. On retire les vélos, le porte-vélos, les vêtements empilés façon « club sandwich », les bonnets et les écharpes, les valises et les sacs. Ma petite Fiat 500 qui va rester là bien sagement, sur le parking, à l’abri du bouleau argenté, va fournir au Volvo l’énergie dont il a besoin pour repartir.
Trente minutes plus loin, les pneus du quatre/quatre crissent sur les graviers. On sait que la route sera longue. La fin de la terre se mérite. Si on ajoute les pauses aux six heures trente de parcours, on gagnera l’île-Tudy à vingt-deux heures. Nous savons aussi que la voiture est vieillissante. Elle a un défaut électronique et quand nous sommes revenus de Corse, par une journée caniculaire, nous avons dû nous arrêter sur une aire d’autoroute, non loin d’Ikéa, et attendre que la température redescende. La chaleur agissait sur une sonde qui jouait sur l’accélération. Depuis, lors de ses trajets à Paris, Stéphane a eu plusieurs aventures du même ordre. Un petit tour dans un garage a montré que trois des cinq injecteurs étaient vraiment très fatigués mais nous n’avions plus le temps de procéder au changement des pièces avant les vacances de la Toussaint. Sur les conseils d’un garagiste, Stéphane a mis dans le réservoir d’essence un liquide censé nettoyer les injecteurs. Bref, nous avions bon espoir de gagner le Finistère sans encombres mais ce c’était pas non plus une certitude.
Alors que nous roulions depuis trente minutes sur l’autoroute qui mène à Orléans, la voiture a donné son premier signe de faiblesse. Nous nous sommes arrêtés sur la bande d’arrêt d’urgence. Nous sommes repartis et, très vite, la voiture a recommencé à perdre de la vitesse. Notre conducteur a alors dû se rendre à l’évidence : nous étions obligés de faire demi-tour. Consternation dans le véhicule ! Stéphane fulminait. Louis ronchonnait. Nawofen s’était vite fait une raison. Céleste me demandait déjà si elle pourrait inviter Maud à la maison. Fantôme ne bronchait pas. Devant les grosses larmes de Victoire roulant sur ses joues, je m’obligeais à ravaler les miennes.
A cinq heures, les deux battants en bois vert du portail s’ouvraient sur la voiture qui, cahin-caha, avait pu nous reconduire chez nous. Les garçons se précipitaient dans le trampoline. Céleste, elle, s’empressait d’appeler Maud. Victoire était inconsolable jusqu’à ce qu’elle se soit glissée dans un bain et ait revêtu son pyjama licorne. Quant à fantôme, il était tout à fait perdu. A quoi donc rimaient ces trois heures dans la voiture ? Où étaient l’océan, la plage, les algues et les mouettes ? Fantôme est comme sa maîtresse. Il adore le climat tonifiant et l’atmosphère tellurique du Finistère.
J’étais tellement triste… Je me faisais une telle joie de ce séjour, notre quatrième à l’île-Tudy. J’adore mon métier mais il est très dur et comme j’exerce chez moi, je peux rester enfermée dans mon cabinet, mon Ar-Men, de neuf heures du matin à vingt heures le soir. Souvent, quand le dernier patient redescend les marches de l’escalier, il découvre Stéphane entrain de préparer le dîner et l’un des enfants, sur le canapé rouge, révisant ses leçons ou pianotant sur son téléphone. Quand une bonne odeur s’élève au-dessus des casseroles, les patients, en souriant, se proposent de s’inviter à dîner. Les mercredis après-midis, ce sont des odeurs de cookies ou de muffins qui se faufilent sous la porte du cabinet.
J’adore mon métier mais il me prend toute mon énergie. Ma vie est dédiée aux autres. Mes seuls moments de détente, je vais les trouver sur le plateau, avec Fantôme, entre le départ de nos filles pour le collège et celui de Louis pour l’école primaire. J’enfourche mon vélo et je me fonds dans la contemplation de la nature dans les premières lueurs du jour. Tous les matins, ou presque, je vois le même pic-vert prendre son envol au même endroit et la même maman chevreuil avec son petit. Maintenant que les noix se détachent des branches, je rencontre aussi des écureuils.
Je ressentais un profond besoin de couper, de prendre de la distance et, pour cela, le Finistère est le meilleur endroit ! C’est le lieu où je réussis, même en quelques jours, à me ressourcer en profondeur. Je me ressource plus en six jours dans le Finistère qu’en trois semaines en Corse. Ce n’est pas le même climat, la même énergie. Le Finistère est vraiment puissant, cosmique, tellurique. Il correspond à mon tempérament bouillonnant qui a besoin de se sentir en harmonie avec la nature qui l’enveloppe. Quand j’étais adolescente, notre père, breton, moquait ma nature romantique et fougueuse, en me comparant à René de Chateaubriand.
Le soir, dans mon lit, j’ai vraiment le cœur lourd, lourd comme un casier rempli de homards bleus. Je passe ma vie à relativiser. Je sais que j’ai beaucoup de chance. Les miens sont en pleine forme. Ils ont une belle et grande maison chaleureuse. Ils vont à l’école. Des bombes ne pleuvent pas jour et nuit au-dessus de leur tête. Mais, ce soir, j’ai aussi envie de me dire que j’ai le droit d’avoir du chagrin et de trouver injuste d’être privée de ce séjour. Je rêvais ces marches matinales à l’heure des braves, celle des chalutiers qui relèvent leurs filets, des premiers feux sur l’océan, du calme du vent après la nuit, des empruntes laissées par les goélands sur le sable humide.
Vendredi. Tandis que j’écris dans mon bureau, emmitouflée dans un plaid écossais, Louis et Nawofen suivent l’épisode 6 de la saga Star Wars. Céleste, Maud et Victoire, dans la salle de bains, font des essais de maquillage pour Halloween. Maud et Céleste se sont peints le visage en noir. Elles n’ont oublié ni le cou ni les oreilles ! Elles vont maintenant faire des traits blancs pour ressembler à des squelettes. Victoire, elle, souhaite ressembler à une poupée maléfique. Louis a déjà ressorti son déguisement de Frankenstein. La pluie est tombée avec violence sur les tuiles. Maintenant, le soleil revient.
Dans le ciel, des nuages si noirs qu’on les croirait peints à l’encre de Chine. Si tout va bien, la voiture sera réparée ce soir et, demain matin, nous partirons pour Varengeville-sur-Mer, en Seine-Maritime. Stéphane connaît mal la Normandie et les enfants n’y sont encore jamais allés. Sachant combien j’ai besoin de sortir de la maison, de quitter le plateau qui me tient lieu de ligne d’horizon, Stéphane et Victoire se sont donnés beaucoup de mal pour trouver un nouveau point de chute. Je me réjouis de retourner à Varengeville. Quand j’habitais Paris, j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’y aller. Les parents de l’une de mes amies, Constance, y possédaient une maison de famille. J’y ai passé des moments très agréables. Je me rappelle plus particulièrement un réveillon de fin d’année avec un saumon cuit à l’unilatéral dans la grande cheminée. J’ai demandé à Constance si le boulanger-pâtissier qui régalait ses clients de ses brioches et de ses chouquettes était toujours là et elle m’a répondu qu’il continuait à satisfaire tous les gourmands de Varengeville. La lumière sur la mer depuis la plage que surplombent de hautes falaises crayeuses est magique. Je serais heureuse de pousser la porte de l’église Saint Valéry suspendue au-dessus de la Manche et pour laquelle Braque, enterré au cimetière marin, a réalisé une verrière dans des tons de bleu représentant l’arbre généalogique de Jésus remontant à Jessé, le père du roi David.
Si tout va bien, nous ferons une étape à Giverny, au musée des impressionnismes, pour y admirer l’œuvre de Sorolla, peintre espagnol. Il est trop tard dans la saison pour aller se promener dans les jardins de Claude Monet.
Tandis que je finis ma chronique, la pluie a chassé le soleil au-dessus du plateau. Les enfants sont tous descendus goûter. Ils se délectent de ces crêpes que j’ai faites hier et dont je parfume la pâte avec une rasade de Grand Marnier. Il me reste plus qu’à refaire ma valise que, dépitée et en colère, j’avais défaite mercredi soir. Si vous en avez le temps, je vous recommande la lecture d’un roman américain qui m’a captivée « la vengeance des mères » écrit par Jim Fergus, suite de « mille femmes blanches » dont je n’avais jamais entendu parler et ai acheté hier. Dans ce roman, l’auteur franco-américain relate un épisode peu connu de l’histoire de l’Amérique : le programme imaginé par l’armée américaine pour offrir aux Indiens des femmes blanches volontaires. Ces femmes acceptaient de s’engager dans ce programme pour regagner une liberté perdue. Elles étaient des détenues de droit commun, d’anciennes prostituées, des femmes enfermées dans des asiles. Ces femmes épousèrent des Indiens, leur donnèrent des enfants, s’immergèrent tout à fait dans une nouvelle culture et comprirent que l’armée américaine avait toujours eu pour projet de réduire en esclavage les communautés indiennes en les parquant dans des réserves après leur avoir volé leurs terres et massacré leur source de subsistance la plus importante : les bisons. Alors, certaines d’entre elles devinrent des guerrières et luttèrent comme des hommes pour sauver un peuple qui était devenu le leur.
S’agissant de cinéma, je vous suggère vivement le très beau film réalisé par Nicole Garcia « mal de pierres », un film servi par des acteurs remarquables. Ce film dépeint le portrait d’une femme sensuelle au tempérament libre et révolté qui espérait trouver auprès d’un homme l’amour que sa mère n’avait pas su lui prodiguer. C’est ce manque d’amour maternel qui pourrait expliquer la fragilité mentale dont elle souffrait. Grâce à ce film, j’ai découvert un très beau morceau de musique, la barcarole de juin de Tchaikovsky. A écouter.
Mercredi, ce fut un faux-départ. Demain, espérons que tout ira bien !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner