Chronique d’un instant de grâce

 

parcours de santé.jpgPendant une heure et demi, les enfants courent sur l’allée du parcours de santé qui serpente entre les arbres de la forêt domaniale. Les filles vont d’un atelier à un autre. Elles se suspendent. Elles s’étirent. Elles sautent. Elles font des séries d’abdominaux. D’habitude, le petit garçon en fait autant mais, aujourd’hui, il a un ballon, un ballon mauve, et sa maman et lui se font des passes au pied. Parfois, le ballon part dans les airs et retombe, loin, dans les sous-bois. C’est un vrai dimanche ensoleillé. Après des mois de pluie grise, et même s’il fait encore froid, cela fait un bien fou cette lumière d’un hiver qui vit ses dernières semaines.

 

 

 

kinopanorama.jpgLes enfants et leur maman sont de retour à la voiture. On range le ballon dans le coffre. Après d’âpres négociations, les places sont réparties entre les membres du trio. La maman n’a pas démarré que, déjà, des voix s’élèvent à l’arrière pour réclamer de la musique et, plus précisément, la bande originale du « grand bleu ». La maman se rappelle avoir vu, pour la toute première fois, ce film sur l’écran géant d’un cinéma dans le quinzième arrondissement, un cinéma mythique disparu en juillet 2002, « le Kinopanorama ». Il devait son nom à un procédé soviétique de projection triple-écran. Dés l’ouverture du film, elle avait plongé dans l’histoire. Elle avait été conquise par ce mouvement de la caméra qui glisse à la surface de la mer méditerranée, qui donne au spectateur l’impression qu’il est sur l’eau, qu’il va pouvoir y  tremper sa main, même y plonger. Par la suite, elle l’avait revu au moins cinq fois, et chaque fois était associée à des moments privilégiés. Les filles connaissent le film encore mieux qu’elle et savent, précisément, à quel moment de l’histoire se rattache une plage musicale. Numéro un et numéro trois sont fans de « between the sky-scrapers » avec ses guitares nerveuses. Numéro deux, de son côté, ne se lasse pas de « remembering a heart beat » et sa flûte de paon.

 

 

 

pur-sang-arabe.jpgLa maman propose aux enfants de s’arrêter près du grand pré où vivent neuf chevaux. Avant les inondations de février, le pré était le domaine réservé d’un superbe étalon, un pur sang égyptien, Baba. Comme la montée du niveau de l’eau des rivières menaçait l’habitat d’autres chevaux appartenant au propriétaire de Baba, les animaux ont été installés sur le plateau. Pour éviter que Baba ne donne à chaque jument un poulain ou une pouliche, dans un peu plus d’un an, il a été isolé dans un box. Il est juste à côté de Kali, sa fille, qui aura un an en juin et dont la maman est morte après l’avoir mise au monde. Les enfants accueillent cette offre dans de grands cris de joie.

 

peinture-van-gogh-le-semeur-au-soleil-couchant-tableaux-jean-jacques-rio-galerie-art-deco-auray-attention-a-la-peinture.jpgLa maman se gare. Les enfants descendent. Sur le plateau, comme souvent, le vent souffle fort et rougit des joues déjà rosies par la promenade en forêt. Il est presque cinq heures. La lumière est magnifique. C’est une lumière dorée. En voyant les enfants, tous les chevaux approchent lentement. Ils s’installent les uns à côté des autres le long de la barrière qui délimite le pré. Les enfants arrachent des touffes d’herbe qu’ils tendent aux chevaux. Demain, en vélo, on reviendra avec des bouts de pomme et des carottes. Les chevaux se laissent caresser. En passant le bout de ses doigts sur la peau de leurs naseaux, la maman songe à Jane Birkin dont le fruit préféré est la framboise car, les yeux fermés, si on la fait doucement glisser sur ses lèvres, on retrouve la même sensation que celle qu’elle éprouve en cet instant. Les enfants sont heureux. Tout un escadron de grues cendrées passe au-dessus de leurs têtes. Elles dessinent des V et des Y. Les cris sont des « grou » incroyablement sonores.

 

 

 

grue.jpgLa maman a froid. Elle rentre dans la voiture. La chaleur du soleil la réchauffe. Elle met en marche l’appareil de musique et cherche un album de Simon et Garfunkel. « The sound of silence » envahit l’habitacle. Alors, elle vit un instant de grâce, un de ces moments de bonheur absolu. C’est si puissant que cela pourrait être Le Bonheur. C’est à la fois simple et intense. Ce bonheur vient de la réunion de plusieurs éléments qui, ensemble, créent l’harmonie : les enfants, souriants, qui arrachent de l’herbe pour la tendre aux chevaux, le soleil qui illumine la nature, les grues cendrées qui évoluent dans un ciel limpide et chantent le retour proche du printemps, la chaleur dans la voiture, et cette magnifique chanson de Simon et Garfunkel. Tout son être est tendu dans l’instant présent. Ce moment de grâce s’inscrit en elle de manière indélébile. Une nouvelle perle vient de glisser sur le fil du collier du bonheur, un bonheur universel tant il est accessible. Elle regrette que son mari ne soit pas là pour le partager avec lui.

 

 

 

stephane-hessel-010.jpgVoici peu, après avoir suivi, avec un mélange de respect et d’émotion, un reportage sur Arte dans lequel Stéphane Hessel, qui n’était pas sans lui rappeler certaines grandes figures masculines de son chêne généalogique, revenait sur les  étapes les plus marquantes de son parcours, elle écrivait à un de ses amis de vingt ans, exilé volontaire dans des îles lointaines, pour lui demander ce que serait sa définition du bonheur. Elle précisait qu’elle ne lui demandait pas une définition philosophique du bonheur, mais une définition personnelle. Il ne lui a pas encore répondu. Elle ne sait pas si il le fera car, parfois, se poser cette question peut s’avérer difficile, et que pour se la poser et y apporter une réponse, il faut avoir envie de s’y arrêter. Aujourd’hui, elle aimerait lui dire que, dimanche trois mars, le bonheur, pour elle, c’était ses trois enfants, heureux, intensément libres, nourrissant des chevaux, ces grues cendrées qui revenaient du sud de l’Espagne ou du nord de l’Afrique, cette lumière d’or, une chanson intemporelle et l’impression d’être là où il fallait qu’elle soit.

 

 

 

jules_et_jim1_img_1119.jpgStéphane Hessel racontait qu’il devait à sa mère, la femme qui se cache derrière le personnage de Catherine de « Jules et Jim », d’avoir été heureux car elle lui avait enseigné que le bonheur ne vaut que s’il est partagé avec les autres. Cette chronique lui est dédiée. Elle sait qu’il sera heureux de la partager avec son grand-père et son grand-oncle.

 

 

 

Saint-Germain-des-Prés-20121012-00347.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner