Demain, le 9 mai, cela fera quinze ans que notre père est mort. Je dis « notre », avant je disais « mon » et puis, après sa mort, ma sœur m’a demandé de dire « notre », alors je me suis exécutée. J’ai senti que c’était important, mais ce n’est pas très naturel pour moi. Cela me demande un effort. Cela me fait penser au « Notre Père », la prière que je saurai encore même quand tous mes souvenirs se seront effacés. Quand je disais « mon » père, je n’avais pourtant pas le sentiment de me l’approprier. Dans une fratrie, il y a un père et des pères. Un père qui donne le la pour tous les enfants et un père pour chaque enfant, en fonction de ce qui se joue entre eux et qui fait que la relation est unique et non transposable aux autres membres de la fratrie.
Demain, cela fera quinze ans qu’il est mort. J’ai raconté cette journée, ce dimanche 9 mai 1999, dans une chronique voici cinq ans. Le 31 juillet, cela fera également quinze ans que mon mari et moi sommes mariés. Je ne suis pas très « noces de papier » ou « noces de vermeil » comme je ne suis pas très « saint untel » ou « sainte unetelle » (sauf pour Valentin et Marie) mais, là, j’ai regardé : le 31 juillet, nous célèbrerons nos noces de cristal ! Je sais que ce samedi 31 juillet, mon père m’a portée du matin jusqu’au soir, jusqu’au moment, où, après le dîner, je me suis levée pour aller danser. Il ne m’a pas quittée et il m’a permis de résister aux violences que je subissais de toutes parts. Sans lui, c’est sûr, ce jour-là, je n’aurais pas réussi à tout traverser. Je me serais noyée.
Un jour, j’aimerais me remarier et vivre les choses dans la sérénité. Je serais heureuse de réunir à nouveau nos proches, d’offrir ce moment à nos enfants et, aussi, d’enfiler une robe dont le bas ne s’est jamais tout à fait remis d’une nuit de danse et que j’avais choisie le coeur déjà lourd de ce qui se profilait à l’horizon. J’aimerais que nous échangions un vrai « oui », un « oui » comme une confirmation de notre premier échange de consentement et non un « oui » de circonstances, un « oui », à l’époque, pas forcément tout à fait habité de part et d’autre pour des raisons propres à chacun des mariés.
A la Toussaint, l’an passé, nous étions, enfin, de retour dans le Finistère Sud. Pendant dix ans, la Bretagne n’avait pas été une priorité et quand j’avais pu l’inscrire à l’ordre du jour, on avait préféré le Morbihan au Finistère, moins loin et plus riant avec son île aux Moines qui, par magie, fait oublier l’esclavage de la voiture quand on habite en campagne. A la Toussaint, l’an dernier, à l’avant-veille de notre retour, après une journée pleine de rires d’enfants, de jeux sur la plage de l’île-Tudy, nous allions enfin à Saint-Evarzec et à Pleuven avec, dans le coffre, les chrysanthèmes, un violet et un jaune, un pour la tombe de mon père et de sa mère, ma grand-mère et un pour mon grand-père et sa seconde femme que j’ai toujours appelé mamie. Je n’étais pas venue depuis si longtemps que je n’arrivais plus à trouver les cimetières. Mon mari était avec moi. C’est lui qui avait été acheter les chrysanthèmes avec Véronique, l’amie qui nous accompagnait avec ses trois enfants, en plus d’un petit garçon, fils d’une amie que notre fils aime comme un frère et que je considère comme un neveu.
Après avoir eu tant de mal à situer le cimetière de Saint-Evarzec, je ne trouvais plus la tombe. Je tournais dans les allées. Je ne comprenais pas les explications que ma mère m’avait données par téléphone, elle, qui vient tous les ans. Ca et là, des personnes s’activaient au-dessus des tombes pour les laver, les gratter, les faire belles à l’approche de la fête des morts. La mort est une affaire sérieuse dans une terre nourrie de légendes, peuplées de farfadets, et sur laquelle plane l’ombre terrifiante de l’ankou ! J’étais très agitée depuis l’été. Ma sœur était partie avec les siens vivre aux Etats-Unis et une partie de moi avait acquis la certitude que le temps des difficultés passées, de l’acclimatation réussie, elle et les siens ne reviendraient plus que pour des séjours de courte durée. Devant la tombe de mon père, en relisant les inscriptions gravées dans la pierre, je me suis effondrée, percutée par la tristesse que représentait l’idée que les restes des corps d’une mère et de son fils, morts tous les deux prématurément, étaient là, sous cette dalle. Je ne m’attendais pas à être si submergée par la peine. Cela faisait dix ans que je n’étais pas revenue, que je ne m’étais pas recueillie au-dessus de cette tombe. La première fois, j’étais enceinte de ma première fille et je prenais conscience que mon père était mort, vraiment mort, qu’aucun retour n’était possible, qu’il appartenait pour toujours à ce bout de terre. Brutalement, je réalisais que cela faisait dix ans que je ne m’étais pas sentie si proche tant physiquement que moralement de lui.
Depuis qu’il est mort, que ma sœur et moi sommes devenues des mamans, je me suis mise à chercher notre père dans les visages de nos enfants. Je le trouve dans le regard bleu si profond de mon aînée et de mon neveu. Je le sens dans la force d’empathie de tous ses petits-enfants. Je marche dans ses pas quand le marché de Pont étire ses bancs sur les allées du Nord et du Midi. Je communie avec lui dans toutes sortes de petites choses. C’est à lui que je dois cet amour de la nature à son réveil et la passion de la nuit associés au plaisir de la marche.
Ma sœur, hier, m’a écrit en réponse à un petit message que je lui avais envoyé. Elle me souhaitait un bon 8 mai tout en ajoutant que cette période était triste. Je n’ai pas tout de suite compris à quoi elle faisait allusion. Pourquoi ce 8 mai pourrait-il être triste ? Et puis, lentement, j’ai compris que demain, c’était les quinze ans de l’anniversaire de la mort de notre père. Depuis qu’il est mort, j’oublie cette date. Je la saute malgré moi. Au début, ce besoin de faire comme si, à cette date, il ne s’était rien passé, était si puissant que je ne parvenais pas à me rappeler la date de sa mort.
Dans le Gard, à Pont, dans cette unique maison que j’ai pu considérer comme mienne quand nous menions une vie de nomade, je ne sens que très peu la présence de notre père, quand je sens fortement celle des membres de la famille de ma mère, y compris de ceux que je n’ai pas connus et qui ont marqué la maison de leurs empreintes. Notre père n’aimait pas cette maison. C’est sa femme et la famille de sa femme qu’il aimait au-travers des vieilles pierres usées par les siècles. Malgré tout, je ressens un peu sa présence dans la cuisine où il s’enfermait pour réaliser des tians, mijoter un bœuf bourguignon, habiller d’un mélange de chocolat noir et de crème de marron au naturel une bûche de Noël, préparer des sauces relevées, imaginer des salades colorées. Il habite aussi un peu la grande pièce du haut qui sert de grenier sur deux niveaux. Il voulait y installer son bureau et sa bibliothèque. Il avait aussi le projet d’ouvrir une terrasse à l’italienne qui aurait donné sur les toits de tuiles. Certainement, son esprit se serait plu à s’imaginer en Angelo Pardi, ayant fui le Piémont et arrivant en Provence en pleine épidémie de choléra.
Je sentais notre père dans l’odeur de ce figuier qui avait été assez volontaire pour pousser ses racines dans un coin de terre de la cour intérieure. C’est lui qui l’y avait planté. Notre père cherchait la nature, la vue. Dans cette maison de ville peu lumineuse, il étouffait. Peu de temps après sa mort, ma mère a coupé le figuier prétextant qu’il ravissait le peu de soleil réussissant à passer les hauts murs de la cour. La disparition du figuier m’a fait mal. Comme j’ai eu mal de savoir sacrifiés les cerisiers bordant le chemin menant à la maison que sa mère avait fait construire et que la maladie l’a empêchée d’habiter. Notre père aimait les arbres. Il aimait la pluie tombant sur les ardoises, les cours de ferme grouillant d’animaux, les vaches dans les près, les pommes et les pommes de terre, la tête de veau et les sardines en boîte, le beurre salé et le lait cru. Il aimait « Lucien Leuwen » car c’était une oeuvre inachevée et les intrigues des reines anglaises du crime, le concerto numéro 5 pour piano de Mozart et « sur les remparts de Varsovie » de Brel, les toiles de Vasarely et les églises romanes, « le masque et la plume » et « l’oreille en coin », la politique et la généalogie, l’opéra et le bal musette, les ballets classiques et les revues à paillettes. Rien ne le rebutait. Il allait aux choses sans a priori sans jugement. Il nous invitait toujours ma sœur et moi à nous méfier des critiques et à nous faire notre propre opinion. Pour moi, il est, à jamais, dans cette terre bretonne, ce bout de France qui finit en s’unissant à l’océan.
Ma sœur a composé un magnifique poème après sa mort qu’elle a eu le courage de lire à la messe du souvenir, peu de temps après sa mort. Nous n’avons jamais pu le faire, elle et moi, mais, un jour, j’aimerais qu’ensemble, nous retournions le voir à Saint-Evarzec.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
« Que de phrases insensées sont venues distraire ses silences,
Que d’interrogations sur le sens à donner à l’existence,
Que bien sinueux lui est apparu le cours de sa vie
Dangereux étaient ses méandres, profonde en était la fracture souterraine,
Mais avec quelle générosité ses bras
Donnaient de l’ampleur au courant,
A quel point son amour rendait noble, digne et grand
Le moindre petit ruisseau,
Si fragile face à l’énormité de l’océan.
Que la campagne alentour était jolie : ses rondes de roseaux, le piaillement étrange des oiseaux.
Tiens, là, les tapis de mousse se chamaillent avec des bouquets fleuris;
Une reinette à moitié endormie fait un saut vertigineux de l’autre côté de la rive,
Elle croasse allègrement, on dit que c’est ainsi qu’elle fait décliner le soleil.
Le remous incessant, ses surprenantes ondulations scintillent puis trouvent le repos
Dans l’ombre des feuillages qui se reflètent dans l’eau.
Plus un bruit, que la sérénité retrouvée, le paradis de nos enfances, que cette brise
Légère qui caresse les joncs ; eux qui jamais ne plieront.
C’est ainsi que je parlerai de notre père,
C’est ainsi que je dirai que son être recèle tant de beauté, qu’on ne pourrait y trouver une ressemblance que dans la nature. Nature qu’il chérissait tant, nostalgique des campagnes d’antan, lui le laboureur solitaire, le semeur d’esprit libre, le paysagiste des idées, l’éleveur des idéaux.
Lui, le serviteur, intègre, droit et grand
L’ami fidèle, toujours attentif et aimant,
L’engagé, passionné, anticonformiste, littéraire, mélomane, curieux et toujours présent
Le frère respectueux, impartial et brillant
Le conseiller, tendre, cher et constant
Le prince visionnaire, intuitif, poète et charmant
Le mari énigmatique, généreux, étonnant
Le père, notre richesse, notre lumière, à jamais dans nos cœurs,
Trésor inépuisable, source intarissable et fascinante.
Pour notre tendre Père
Ta fille Virginie