Au mois d’avril, doucement, la température avait commencé à monter. Légitimement, on s’était dit que le printemps faisait son nid. D’ailleurs, on avait pu observer des hirondelles tournoyant au-dessus du clocher de l’église. Alors, un papa avait arraché, à grands coups de karcher, la mousse glissante rampant sur les dalles de la terrasse. On avait nettoyé l’âtre de la cheminée. On avait sorti les fauteuils en osier. On avait enlevé toutes les mauvaises herbes envahissant le petit potager. Le persil y poussait comme du chiendent. Les framboisiers et les fraisiers avaient passé l’hiver. On avait décidé que, cette année, on ne planterait que des salades et des radis. L’an passé, les tomates n’avaient presque rien donné. Les aubergines n’avaient pas dépassé la taille d’une banane naine. Les courgettes et les concombres s’étaient volatilisés. Les carottes étaient fines comme des haricots verts.
On avait commencé à entrevoir la perspective de repas pris sous les canisses, à la lumière des photophores. On avait eu bon espoir qu’il fasse beau le samedi 13 avril, le jour où la cadette recevrait ses petits camarades pour son huitième anniversaire. On avait sorti les cantines couvertes de poussière. On avait remplacé les vêtements d’hiver par des vêtements d’été. Un soir, à leur retour de l’école, les filles avaient été si heureuses d’ouvrir les armoires et d’y trouver des robes légères qu’elles les avaient toutes essayées. Par un tour de passe-passe facile à réaliser, la plupart des robes de la grande sœur avaient gagné le placard de la cadette. Le petit garçon, lui, avait compté ses bermudas et s’était assuré qu’il avait toujours son tee-shirt favori, un tee-shirt avec une tête de dragon. Ouf, il était là. En revanche, le short tant porté, à carreaux verts et turquoise, devenu trop petit avait été donné.
Les jours ont passé. Avril a quitté le fil. Mai aurait aimé être fidèle au proverbe qui lui est associé, mais le ciel a décidé que sa couleur serait le gris et son mode d’expression préféré la pluie. Alors, le potager reste en friche. Les robes des petites filles et les bermudas du petit garçon ne quittent pas l’obscurité anti-mitée des placards. Le lilas et la glycine n’ont été qu’un déjeuner de soleil. Les pivoines et les rhododendrons n’arrivent pas à fleurir. Dés qu’on essaie d’éteindre le chauffage, la température chute à 17 dans la maison. Des alluvions couleur cuivre reposent au fond de la piscine dont les flancs flottent au vent. Dans les boutiques, les commerçants dépriment et palissent à la vue de toutes ces petites tenues légères, ces barbecues rutilants, ces nu-pieds colorés et ces meubles de jardin qui ne tentent personne. Les nez coulent. Les gorges grattent. Dans les champs, les pommes de terre pourrissent. Les pharmaciens vendent du rhinadvil quand ils devraient écouler leurs réserves de crème solaire. Sous les pantalons ou les collants, les jambes des femmes sont couleur « retour du Spitzberg ». On ne risque pas d’entamer son fameux capital soleil ! Tous les mariages de mai seront heureux puisqu’ils sont pluvieux.
Les manteaux d’hiver étaient à peine lavés et rangés qu’ils reprenaient du service. On se met à rêver d’un feu de cheminée, d’une bonne soupe de légumes, d’un gratin dauphinois et pourquoi pas d’une fondue ou d’une raclette !
Mais hier, miracle, le soleil se met à briller dans le ciel. La température remonte. Dans la voiture, derrière les vitres, on a vraiment chaud. Alors, même si les filles sont rentrées tard à la maison après une répétition de chant, que les devoirs ne sont pas terminés, on les laisse profiter de cette fenêtre climatique. Dans l’herbe fraîchement tondue entre deux averses, les filles disputent une partie de badminton. Le volant tournoie et, parfois, retombe dans le feuillage du prunus. Les filles courent, rient. Elles sont heureuses de se dépenser, de sentir le soleil chauffer leur visage. De son bain, dans lequel il mijote depuis un certain temps, le petit garçon appelle son père qui ne l’entend pas car il est reparti s’isoler dans son bureau au fond du jardin. Le petit garçon a besoin d’une serviette pour se sécher. Il a entendu que ses sœurs jouaient dehors et il veut les rejoindre. Il se sèche à la va-vite, enfile en toute hâte son pyjama à rayures, ses chaussons, remet ses lunettes sur le bout de son nez, dévale les marches de l’escalier et se précipite à la rencontre de ses sœurs. A la surface de l’eau flottent des pirates et des chevaliers playmobils. Ils ont tous en commun d’avoir perdu leur chevelure. S’ils avaient un cerveau, on le verrait très nettement dans le trou béant autrefois dissimulé par des cheveux en plastique. C’est le petit garçon qui les scalpe méthodiquement et abandonne derrière lui les chevelures, mais aussi les casques et les chapeaux qui les coiffaient. Un jour, la maman a demandé à son fils pourquoi il faisait ça. Il n’a rien répondu. Il s’est contenté de lui sourire d’un sourire énigmatique, le sourire de la Joconde.
La cadette tend sa raquette à son petit frère et prend la direction de la salle de bains. Gentiment, elle sort un à un les playmobils de l’eau et les met à sécher sur le bord de la baignoire. Les ablutions sont vite expédiées et elle retourne dans le jardin. Etendue sur les dalles de la terrasse, la grosse boule de poils contemple la scène. Elle aussi est heureuse d’abandonner sa fourrure aux rayons du soleil. C’est au tour de l’aînée de se plonger dans une eau de moins en moins chaude et de plus en plus troublée par le savon. La cadette et le benjamin jouent maintenant tous les deux. La cadette exhorte son petit frère à plus d’application. Elle dit passer plus de temps à ramasser le volant qu’à pouvoir le taper avec sa raquette.
L’aînée voudrait retourner encore dehors de préférence les pieds nus et en maillot de bain quand il ne fait pas même quinze degrés, mais elle doit apprendre les grandes découvertes du Moyen-Age et dessiner une caravelle. La cadette a expédié en quelques minutes sa leçon sur les homonymes. Elle la savait déjà. C’est un papa qui dessine la caravelle. Les filles auraient aimé dîner dehors. Il ne fait pas assez chaud. Le benjamin est étendu sur le ventre, le visage dans l’herbe. Il est fâché. Plus personne ne veut jouer avec lui. Doté d’un appétit d’irréductible Gaulois, il se console avec un mélange coquillettes/ratatouille. La ratatouille, c’est le plat que la maman a trouvé pour mettre du soleil dans leurs assiettes !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner