Chronique d’une marche au point du jour

Ce matin après avoir déposé Victoire et Louis au car sur la place de l’ancienne gare et pris le pain chez nos nouveaux boulangers, j’étais pressée de rentrer à la maison, d’enfiler mes chaussures de randonnée arrivées en bout de course et de partir marcher avec Fantôme. J’étais impatiente d’accompagner la nuit parvenue à la fin du bal et d’assister à l’embrasement du ciel. Des pans de brume s’étiraient au-dessus du plateau. La gelée avait laissé une moustache blanche sur les tiges et les feuilles. Les avions avaient marqué l’espace de leur empreinte carbone. En sortant de la maison par le portillon en bois vert gagné par la mousse, nous avons pris à droite. Tout de suite, j’ai senti que Fantôme était d’humeur à faire durer notre promenade. Je m’en suis réjouie. Pendant les semaines de canicule, notre bel australien ne voulait plus marcher y compris le matin de très bonne heure. Son coussinet ne cicatrisait pas. Il était essoufflé. J’étais triste de le voir éteint ne réagissant plus quand j’allais chercher mes espadrilles ou mes baskets.

Ce matin, il était joyeux! Comme sa maitresse, il est taillé pour les temps plus froids. Il adore les hivers secs. Comme il a pu être heureux quand nous l’emmenions dans le Queyras, à Saint-Véran ou à Molines! Il se roulait dans la neige et courait comme un dératé, infatigable, quand il ne tirait pas les enfants assis sur la luge. C’est à la montagne que les bergers australiens devraient idéalement vivre. Tous les ans, Facebook me donne à revoir une vidéo réalisée à Saint-Véran. On y voit Fantôme en pleine action dans la neige. Je peux regarder la vidéo dix fois d’affilée!

Nous avons commencé par marcher sur la petite route et avons vu filer dans la fin de nuit brumeuse le car conduisant les jeunes au collège. Ce car, je l’ai souvent entendu passer sous la fenêtre de mon bureau-cabinet. Pendant neuf ans, le conducteur à l’accent flamand et à la silhouette de John Wayne a transporté à bord de son car blanc et bleu nos enfants. Au début, Céleste y allait seule bientôt rejointe par sa soeur. Quand Louis est entré au collège, Céleste, elle, était au lycée. Un court instant, cela m’a procuré une sensation étrange de me dire que je n’avais plus d’enfant dans ce car. Plusieurs fois, alors que les enfants étaient partis à l’abri-bus, je m’étais rendue compte qu’ils avaient oublié un sac de sport, leur carnet de correspondance ou un cahier. Toujours, tentant le tout pour le tout, mes sabots aux pieds et parfois en pyjama, j’avais couru jusqu’à l’abri-bus pour rendre à l’enfant ce qu’il avait laissé sur la table de la cuisine ou dans l’entrée. Cela doit forcément arriver mais je n’ai jamais vu un papa piquer un sprint pour rapporter à son enfant une chose oubliée et lui éviter un mot dans son carnet ou une remarque désobligeante.

Ce moment de nostalgie passé, j’ai détaché Fantôme qui a voulu emprunter un chemin herbeux s’ouvrant entre les champs. Nous avons vu nos trois chevreuils que la brume ne dissimulaient plus. L’humidité commençait à mouiller mes pieds. Je me suis approchée pour prendre en photo une famille de coquelicots surpris par le froid. Des gouttes d’eau étaient posées sur leurs pétales. Certains ne finiraient pas de déplier leurs ailes délicates. Au bout du chemin, Fantôme a voulu continuer en direction d’un hameau. Dans les vergers, des pommiers couverts de fruits lourds. Le ciel était plus clair. Les signatures blanches laissées par les avions s’estompaient. Le soleil était sorti. Nous avons pris à droite une route bordée de maisons et avons entendu les cloches de l’église sonner huit coups. Quand nous étions parvenus au sommet du mont Lozère avec les enfants et nos deux ânes, j’avais appris que dans quelques hameaux exposés aux tempêtes de neige, de petits clochers faisaient tinter au loin leur cloche pour permettre à ceux qui s’étaient perdus de retrouver leur chemin. Ces clochers de tourmente semblent une spécialité de la Lozère. Ils n’en existent que cinq, à Oultet, les Sagnes, Auriac, Serviès ou la Fage. Ils se situent dans des habitats dispersés où la tourmente pouvait être véritablement dangereuse. Ils ont été édifiés au dix-neuvième siècle. Une promenade de dix-huit kilomètres permet de découvrir les cinq clochers.

Au bout de la route, nous avons pris à droite pour retrouver le plateau. Le pelage de Fantôme était couvert de rosée et j’avais les doigts gourds. Cookie a marché dans notre direction et nous a emboités le pas. Dans le pré, à côté de la maison, les trois moutons et les deux poules. La pluie a permis à l’herbe de repousser. Je ne les entends plus bêler le matin.

Je l’écris tous les ans: l’automne est la saison que j’aime le plus. En ce moment, je me réjouis de voir les feuilles des arbres changer de couleur. Ce week-end, la maison était pleine de vie. Victoire avait invité son amie Lucie et Céleste, Julia et Clément. J’ai confié ma voiture aux amis de Céleste. Nous avons été nous promener en forêt et ramasser quelques champignons. Le samedi, en un peu plus de quinze minutes, à six, nous avions rangé les trois stères de bois dans le garage. Stéphane avait tenté une première flambée pour s’assurer que la cheminée ne fumait plus après les travaux récents dans le conduit mais il faisait si doux que la fumée n’arrivait pas à s’évacuer correctement. Nous sommes tous ravis de pouvoir renouer avec les soirées au coin du feu dont nous avons été privées pendant plus de deux ans.

Le dimanche, les amis de Céleste reprenaient l’Intercité et, comme toujours avec le train de 17h50, il n’y avait pas de place assise. Céleste, elle, est repartie lundi matin après avoir appris que son programme de cours pour la semaine avait été changé. Nous avons vu les deux premiers épisodes de la série Laëtitia réalisée par Jean-Xavier de Lestrade. Je ne suis pas du tout une fan des faits divers mais je me rappelle parfaitement la mort épouvantable de cette jeune fille et la colère des magistrats de France après que Nicolas Sarkozy ait critiqué le fait que l’assassin de Laëtitia ait pu commettre un tel acte quand il faisait l’objet d’un suivi depuis sa dernière incarcération. J’avais refusé de lire l’ouvrage deux fois primés que l’historien que j’aime par ailleurs beaucoup Ivan Jablonka avait consacré à cette histoire dramatique d’un bout à l’autre. Juriste de formation et journaliste, Jean-Xavier de Lestrade s’est fait connaitre avec des documentaires et des séries visant à montrer les failles des systèmes judiciaires. Stéphane et moi avions été très impressionnés par Jeux d’influence et Manonx3. Dans la première série, il s’attachait à montrer comme il est difficile de lutter contre les actions de lobbying menées auprès de nos élus. En l’occurence, un député dont l’ami d’enfance souffrait d’un cancer provoqué par l’exposition au glyphosate se battait bec et ongle pour en obtenir l’interdiction. Dans le second, il filmait le quotidien d’une jeune fille, Manon, âgée de 15 ans, envoyée dans un centre après avoir poignardé sa mère, une femme monstrueuse. Dans toutes les séries réalisées par Jean-Xavier de Lestrade les acteurs sont remarquables, Alix Poisson et Yannick Choirat en tête. Quant aux jeunes comédiennes, Marie Colomb, Sophie Breyer ou encore Alba Gaïa Kraghede. Jean-Xavier de Lestrade s’intéresse à l’environnement familial des jeunes, à l’origine de leurs difficultés et de leurs souffrances. S’agissant de Laëtitia et de Jessica, sa soeur jumelle, tout converge pour que leur jeune vie soit douloureuse. Elles sont les enfants d’une mère certainement mal aimée et maltraitée dans son enfance et d’un père instable qui bascule dans la violence et provoquera des hospitalisations chroniques en psychiatrie de la mère de ses filles. Les petites filles iront vivre dans un foyer avant d’être installées dans une famille d’accueil. Le père de la famille abusera de Jessica. Alors qu’elle travaille comme serveuse dans un restaurant et est en passe de décrocher son CAP, Laëtitia fera la connaissance d’un homme détruit psychologiquement dans son enfance par une famille toxique. Les gendarmes mettront plus de quinze jours pour retrouver le corps de la jeune fille.

https://www.youtube.com/watch?v=7eXzshEMag8

Après avoir vu l’adaptation pour le cinéma du livre autobiographique de J.D Vance Hillbilly Elégie, Victoire m’avait dit : « On a vraiment de la chance! ». J.D Vance a voulu raconter cette Amérique fracturée: d’un côté une Amérique rurale, blanche et chrétienne et de l’autre une Amérique des grandes villes, mélangée et ouverte à d’autres religions. Cette Amérique rurale ne parvenait pas à se reconnaitre en la personne de Barack Obama et ne comprenait pas comment un afro-américain avait pu entreprendre des études aussi brillantes quand ils n’osaient même pas y penser. Même s’il a réussi à s’arracher à une forme de misère sociale et aux problèmes d’addiction de sa mère en entreprenant d’excellentes études à Yale, J.D Vance n’a pas oublié sa ville et ses habitants. Il s’est présenté aux élections pour un poste de sénateur dans l’Ohio en 2022 sous l’étiquette des Républicains et a été adoubé par Trump. Si Trump ne fait qu’utiliser à des fins personnelles cette frange de l’Amérique qui se sent abandonnée, Vance, lui, semble vouloir vraiment se faire la voix de celles et de ceux qui ne croient plus en rien et sombrent dans la dépression. En regardant ce film, j’ai pensé à la région dans laquelle nous vivons depuis 17 ans. Ici, on ne peut pas travailler, faire ses courses, acheter des médicaments ou consulter un médecin sans avoir une voiture. Le mouvement des Gilets jaunes a vu le jour en Seine-et-Marne et il était lié à la hausse du prix des carburants. Ici, de gros villages basculent dans la pauvreté. Il n’y aura bientôt plus de médecins. Si les professeurs n’organisaient pas des sorties au cinéma ou au théâtre, certains jeunes n’auraient jamais accès à la culture autre que télévisuelle.

https://www.youtube.com/watch?v=KW_3aaoSOYg&t=33s

Ce n’est pas un secret: c’est Guizot qui l’écrivait: les classes moyennes sont la colonne vertébrale d’un pays. Si elles s’appauvrissent alors c’est toute la société qui bascule. Les ultras riches ne participent que peu ou pas du tout à l’effort national par l’impôt sur le revenu. Quand on entend que la nouvelle première ministre anglaise, Liz Truss, déjà comparée à Margaret Tatcher entendait baisser de 45 à 40% l’impôt sur le revenu de la tranche la plus élevée, on ne peut qu’être scandalisé. Heureusement, cette annonce ayant plongé dans la tourmente les marchés financiers, elle a fait volte-face. J’ai appris par une amie dont le fils est scolarisé dans un collège en centre-ville que la moitié des élèves qui le fréquentent vivaient en dessous du seuil de pauvreté. Le collège devant rester une vitrine pour le maire, les mesures qui s’imposent ne sont pas prises. C’est effrayant! L’hiver n’est pas encore là. Que deviendront ces familles l’année prochaine?

Depuis que la Russie de Poutine a envahi l’Ukraine, je ne chauffe plus mon cabinet et j’ai décidé que nous ne chaufferions pas l’étage. Mes patients seront bien au chaud d’un sac de couchage prévu pour le grand froid et, de mon côté, je porterai des gros pulls, des grosses chaussettes tricotées par Brigitte et m’enroulerai dans des plaids. Le vrai froid, celui qui empêche de s’endormir, je l’ai connu une fois: à Paris. Je partageais l’appartement d’une amie qui n’avait pas encore de chauffage mais seulement une cheminée dans le salon. C’était l’hiver de la grande grève de la RATP. Les grilles des stations du métro sont restées fermées pendant trois semaines en décembre 1995. Des bateaux avaient été installés le long de la Seine.  Les Parisiens s’étaient mis aux rollers et avaient ressorti les vélos des caves. Les trottinettes électriques n’existaient pas encore. Un anticyclone s’était installé. Il faisait très sec et très froid.

En cette fin de journée, la lumière est magique sur le plateau. La pluie des derniers jours a reverdit la nature. Tout est calme. Passez une bonne semaine!

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

2 commentaires sur “Chronique d’une marche au point du jour

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