Des mois sans aller à Paris, des mois sans renouer avec ses souvenirs capitaux et vivre la grande ville au présent. La dernière fois, c’était le six juin, en coup de vent, pour applaudir la pièce co-écrite et mise en scène par sa sœur.
Samedi. Sur le cadran de l’horloge de la cuisine, la petite aiguille est sur le deux et la grande est sur le six. Ils sont enfin prêts. La maison est étrangement calme. Une grand-mère est partie conduire le trio à l’anniversaire d’une petite amie. Dans l’entrée, la grosse boule de poils fait de la buée sur le damier noir et blanc. Elle est apaisée. Elle a eu sa promenade quotidienne.
Sans les enfants, si rarement, ils sont toujours surpris, presque troublés par le silence qui règne dans la voiture. Ils passent en mode Fip ou TSF, au gré de la programmation musicale, pas forcément la meilleure à cette heure de la journée. La forêt de Fontainebleau ressemble à une immense toile fauviste. Le trafic est fluide. Pas de blocage en arrivant dans la vallée de l’Essonne. Au dessus d’Orly, les avions atterrissent et décollent à un rythme soutenu. Elle est toujours fascinée de voir des avions dans les airs et elle ne peut s’empêcher de se demander d’où ils viennent et où ils partent.
On sort à la porte d’Italie. Le choix n’est pas des plus judicieux un samedi. La circulation est rendue plus difficile encore par les travaux de complet réaménagement des trottoirs. Ce n’est pas grave. Leur destination finale approche. Le ciel a plié bagages derrière les nuages. Son mari est concentré sur les voitures, les motos, les vélos et les piétons. Elle regarde les gens aller et venir, vaquer à leurs occupations du samedi après-midi. La plupart d’entre eux porte de lourds sacs de course ou traîne derrière eux de gros chariots. Elle observe une petite fille qui doit être âgée de six ou sept ans. Tout en tenant fermement une main maternelle, elle saute à cloche pied tous les deux carreaux. Elle se demande si cette petite fille se dit, par exemple, « si je réussis à sauter ainsi jusqu’au prochain feu vert, je vais perdre ma dent qui bouge et la petite souris glissera cette nuit une pièce sous mon oreiller ». Assez naturellement, elle en arrive à penser à une autre petite fille, à peine plus grande que celle qui est là, sur ce bout de trottoir gris, son ainée, numéro un, qui formule un vœu à chaque fois qu’elle noue à son poignet un nouveau bracelet brésilien. Ce vœu est toujours le même. Elle souhaite garder ceux qu’elle aime, toute sa famille proche, en vie, avec elle, pour l’éternité.
Un passage de carrefour difficile à négocier et les voici arrivés. C’est le chat qui les accueille et qui vient dessiner des huit dans le bas de son pantalon orange.
Cinquante minutes pour aller au théâtre du gymnase Marie Bell. C’est elle qui a soufflé à sa sœur qu’elle aimerait une soirée à quatre, une soirée comique pour vieillir d’une année. Elle a jeté son dévolu sur le nouveau spectacle de Michel Boujenah « enfin libre ! ». A Paris, l’artiste ne se produit jamais qu’au gymnase. Sa sœur et elle lui sont fidèles depuis ce magnifique moment de théâtre « Elle et moi ». Il y a presque vingt ans, elles découvraient Michel Boujenah sur scène et pendant deux heures, elles étaient vraiment passées du rire aux larmes. Ce spectacle reste pour elles deux un moment vraiment inoubliable. Puis, plus tard, plus près, il y avait eu « les nouveaux magnifiques ». Cette fois, ils étaient quatre. Ils avaient tant ri qu’ils avaient eu envie de retourner applaudir Michel Boujenah.
A la troisième fois, on sent bien que les improvisations n’en sont pas. On connaît les façons de l’artiste d’entrer en communion avec le public et de s’en prendre avec gentillesse aux retardataires et aux « folles », les spectatrices qui rient un peu plus fort et plus librement que les autres. La première partie est très drôle, enlevée, énergique. La seconde partie du spectacle est plus lente. Les ressorts comiques fonctionnent moins bien. Une certaine fatigue semble s’abattre sur l’artiste. C’est lourd de porter ainsi toute sa grande famille de personnages sur son dos depuis trente ans. Malgré cette petite baisse de régime, ils sortent heureux, détendus et revigorés. Ils en oublient la crise, la dette grecque et tous les plans d’austérité à venir. Michel Boujenah est un homme sincère, touchant, profondément humain et, chose devenue si rare à notre époque, jamais vulgaire !
Les brocanteurs du boulevard Bonne Nouvelle ont rangé leurs stands. Tout à l’heure, ils ont regardé avec amusement les grandes toiles particulièrement colorées peintes en l’honneur de Lénine. Elles étaient accrochées juste devant l’entrée du théâtre. Un dîner iodé et on rentre. Les enfants ne sont pas couchés. Une grande sœur a cru que le chat avait eu l’étrange idée d’inonder la couette de son petit frère. Alors que le chat s’apprête à passer un mauvais moment, il s’avère qu’il n’est pas responsable. L’odeur est celle des coquillages contenus dans un pot de compote pomme/poire rapportés de l’île aux Moines !
Un verre de rhum vieux et une infusion plus loin, il est temps d’aller se mettre au lit. Il est déjà une heure et pour un papa le dimanche n’offrira pas de grâce matinée. Il conduit sa grande à des matchs de handball. Rendez-vous a été fixé à 7h40 ! Quant à une maman, elle emmène à onze heures son fils au stade d’athlétisme. Ce dimanche matin-là, pour une fois, les parents du trio n’ont personne à conduire où que ce soit. Quand ils ouvrent les yeux, ce n’est pas parce que, dans la nuit, numéro trois est débordé, qu’il a perdu son doudou ou qu’à sept heures non seulement il n’a plus sommeil mais il a très faim !
Pour une fois, les parents prennent leur petit-déjeuner sans avoir à veiller aux tartines grillées du premier, au petit-suisse couvert de cassonade du deuxième et aux cracottes nappées de nutella du troisième. La maman boit son café chaud. Le papa n’a pas son aînée pour finir sa tasse de chocolat.
Puisque toute la famille a déjà un programme, ils partent, main dans la main, se promener dans les rues de Paris. En cette fin de matinée, le quartier du Marais est encore très calme et si agréable sans voitures. Quelques boutiques sont ouvertes et, aux terrasses chauffées artificiellement, on achève de se réveiller devant une grande tasse de café. Dans la rue des Rosiers, les rayons des devantures de la boutique jaune et de la maison Florence Khan sont irrésistibles. Elle se délecte à la vue de tous ces pains, ces superbes brioches tressées, ces vatrouchka, ces strudel, ces sacher torte, ces pavés aux pommes, aux amandes, ces reines de Saba, leke’h et autre babkès. Elle voyage de la Pologne à la Roumanie en passant par la Russie, la Hongrie et les Etats-Unis.
Elle est tentée par une exposition de peinture. Il est tenté par une exposition de photos. Finalement, ce ne sera ni l’un ni l’autre. C’est si bon de flâner ! Les voici qui laissent derrière eux la hanche droite de Paris pour aborder sa hanche gauche. Ils traversent la Seine. Le vent fait tournoyer les mouettes au-dessus des grandes jambes capitales. Le marché aux fleurs est en pleine effervescence. Les oiseaux chantent à tue-tête. Les orchidées déploient leurs grappes de fleurs. Les vendeurs sont de bonne humeur. Les lapins ont de magnifiques pelages. Les plantes des pieds commencent à donner quelques signes de fatigue. Ils s’installent à la table du restaurant « Un dimanche à Paris », situé presqu’en face du Procope. L’adresse est connue pour ses brunches, ses déclinaisons salées autour du chocolat, ses cours de cuisine et ses délicieuses pâtisseries. Les gâteaux sont, en effet, un régal et quand un serveur vous invite à quitter votre table pour aller choisir par vous-même votre dessert, vous ne savez pas auquel succomber tant tous vous font envie ! Il se jette à corps perdu dans le chocolat. Elle plonge à pieds joints dans un cheesecake au citron vert et à la mangue.
Comme le temps passe vite ! Il faut rentrer, déjà ! On embrasse une sœur, un beau-frère et une nièce. On les remercie pour la très agréable soirée d’hier et on repart. Le dimanche, en fin de journée, le trafic est infiniment plus tranquille. A la maison, les enfants qui ont entendu les roues de la voiture paternelle crisser sur les graviers de la cour se précipitent. Deux sont pieds nus et un est en chaussettes. Dans leur sillage, la grosse boule de poils s’élance et avec la délicatesse qui la caractérise jette au sol deux des enfants. Ils ne sont partis que 24 heures et ils sont fêtés comme s’ils avaient quitté la maison depuis un mois. A quatre heures de l’après-midi, numéro deux voulait déjà remplir d’eau chaude la baignoire car sa maman, au téléphone, lui avait dit qu’ils seraient de retour au moment du bain.
Le soir venu, comme tous les soirs, elle entre dans les chambres des enfants pour les contempler dans leur sommeil, laisser glisser une main sur leur joue, déposer un baiser dans leurs cheveux et reborder ceux qui en ont besoin. Sans aucun doute possible, l’essentiel est là et Paris, pour elle, qui ne l’aura connu que pour le meilleur, une fête.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner