Quand je me lève à six heures, une lune à peine déclinante éclaire le plateau noyé dans la brume. Les valises pour le Finistère sont prêtes. Les bottes et les cirés, aussi. Ce week-end, la famille est déjà passée en mode « Bretagne » avec des crêpes pour le petit-déjeuner, des galettes de sarrasin pour le déjeuner et du cidre fermier au dîner. Il ne vient pas de la Forêt-Fouesnant mais du Loiret. Il a décroché la médaille d’or au dernier salon de l’agriculture à Paris. Cela me coûte de l’admettre mais il est délicieux !
Malgré les évaluations d’aujourd’hui, les filles s’en vont d’un pas léger pour le collège. Hier, elles nous ont raconté l’exercice « intrusion » dans leur établissement. Manifestement, certains professeurs ont du mal à faire vivre cette simulation d’une attaque terroriste à leurs élèves car elle les angoisse. J’ai trouvé regrettable que l’un d’entre eux explique à ses jeunes élèves de sixième que la France s’attendait à ce que des terroristes s’attaquent à des écoles, des collèges ou des lycées dans les mois à venir. Lors du prochain exercice, les gendarmes tireront des balles à blanc dans les couloirs. Cette escalade dans la peur ne me semble pas nécessaire. A table, Stéphane dit que ce qui l’inquiète ce n’est pas une attaque potentielle d’un établissement en France mais de voir les Chinois déployer leur arsenal naval au large de la Syrie en soutien des Russes. De nos trois enfants, Céleste est la plus anxieuse. C’est elle qui parlera le plus de cet exercice. Maintenant, les paroles prononcées par son père renforcent ses craintes que la guerre devienne pour nous tous une réalité quotidienne. Redoublons d’attention dans ce que nous disons devant nos enfants et mettons l’accent, à l’école, sur la prévention du harcèlement qui peut mener au suicide.
Louis s’est levé en même temps que ses sœurs. Il me dit : « tu vois, maman, je suis déjà prêt pour le collège ! ». Ses cheveux forment un casque au-dessus de sa tête, une grosse tête, comme celle de son papi, le papa de son papa dont des voiles entiers se lèvent sur l’histoire familiale depuis que ses enfants ont compris la nécessité de la connaître et d’aller la chercher auprès de ceux qui, bientôt, ne seront plus et emporteront avec eux des souvenirs inestimables. Nous devrions tous nous appliquer à reconstituer notre chêne généalogique.
Avec un père qui s’est passionné pour la généalogie dès l’âge de sept ans, j’ai été à bonne école. Les armoires de la bonne et vieille maison de Pont, dans le Gard, regorgent d’archives. Je me suis promis, un jour, de tout rentrer dans l’ordinateur. Mais, avant, il faudra que j’apprenne à lire les écritures anciennes. En grandissant, j’ai ajouté à la généalogie l’approche psychologique. Avant de devenir thérapeute, je me suis toujours demandée comment les membres d’un couple s’étaient rencontrés, où vivaient les grands-parents, combien il y avait d’enfants dans les fratries. Reconstituer son puzzle familial, c’est la première chose que je fais avec mes patients quand ils franchissent la porte du cabinet, passent de l’autre côté du miroir. Nous sommes tous une pièce d’un puzzle et pour trouver et comprendre notre place, nous avons besoin de savoir où les autres pièces se situent. Dans une famille, nous sommes comme les poupées russes. Nous nous emboîtons les uns dans les autres. Si nous ne savons pas ce que ceux qui nous ont précédé ont vécu et nous ont transmis alors il est difficile de nous comprendre nous-mêmes.
Je vais illustrer mon propos avec un exemple tiré d’un « cas » concret –je n’aime pas ce terme de « cas ». Trop clinique ! Une de mes patientes m’a rapporté que ses deux parents avaient été abandonnés à la naissance et, tous deux placés dans des familles dans la Nièvre. Le hasard voulait qu’ils soient tous les deux nés dans la même institution religieuse à Paris. Le papa de ma patiente a été bien traité dans la famille qui l’a accueillie et il ne voulait pas que ses enfants entreprennent des recherches pour savoir qui étaient ses parents biologiques. Il leur disait : « on m’a laissé. C’est qu’on ne voulait pas de moi. Je n’ai pas besoin d’eux ». Il avait trouvé dans la famille qui l’avait accueillie un cadre assez solide pour ne pas avoir envie de remuer son passé. La maman, en revanche, n’avait pas eu sa chance et avait été maltraitée dans plusieurs familles d’accueil. Elle souffrait de ne pas savoir qui étaient ses parents. Quand le papa est mort, ma patiente, qui avait déjà une cinquantaine d’années, a entrepris des recherches. Elle a découvert que sa maman avait pour mère une femme de chambre et pour père, un châtelain. Certainement, l’homme avait contraint la jeune fille à des relations sexuelles. C’était malheureusement si « banal » que les « maîtres » assouvissent leur appétit sexuel sur des jeunes personnes en situation de dépendance. Leurs femmes fermaient les yeux sur ces agissements. Quand la maman de ma patiente avait attendu un enfant, on l’avait envoyée à Paris chez des religieuses pour y mener à bien sa grossesse. Le bébé né, elle avait été contrainte de l’abandonner. Elle était repartie chez elle. Elle ne s’était jamais mariée, n’avait pas eu d’autre enfant et avait pris soin de ses parents jusqu’à leur mort. Cette jeune maman avait, plusieurs années durant, écrit aux religieuses les suppliant de lui dire où son enfant avait été envoyé. Devant les refus de l’institution, elle avait renoncé. Ma patiente m’a raconté que lorsque sa maman avait su la vérité, elle en avait été très malheureuse mais avait trouvé un apaisement. Elle savait désormais que sa mère l’avait aimée et n’avait jamais souhaité l’abandonner. Quant à ma patiente, elle avait compris pourquoi sa maman n’avait jamais su trouver en elle cet amour maternel dont elle avait été privée à la naissance. Ma patiente a eu une vie très triste. Elle n’a pas su trouver le chemin du bonheur. Elle a été maltraitée par son mari. Elle a eu du mal à témoigner de l’amour à ses enfants. En revanche, elle a toujours été aimée et aidée par des pères de substitution. Elle va avoir soixante-quinze ans. Elle peut encore être vraiment heureuse.
Louis est prêt. Les lits sont faits. Plus un grain de poussière à la surface des meubles. Le linge est plié dans la panière. Une machine tourne. Mary Poppins est passée par-là ! Je pars avec Fantôme. Pas de vélo ce matin. La roue avant est à plat. Ces multiples crevaisons en si peu de temps me rappellent nos mésaventures à notre arrivée en Nouvelle-Zélande. Nos roues crevaient sans cesse et Stéphane finissait par en perdre ses restes de latin, en plein soleil, sur les bords de route de l’île du Sud. Jusqu’au jour, où, chez un marchand de cycles, il a eu l’explication : dans la soute de l’avion, avec la pression, les chambres à air de nos vélos avaient bougé et quand nous pédalions, elles se retrouvaient en contact avec les rayons qui les perçaient immanquablement !
Je décide de courir. La boucle fait dix kilomètres. Fantôme semble un peu surpris que je laisse le vélo. Cela fait longtemps que je n’ai pas couru. Quand j’étais étudiante, j’aimais bien courir dans le parc de Sceaux ou dans le Parc Monceau. Je poussais un cerceau d’une main et tenais un seau dans l’autre. Je rencontrais des sots qui, à mon passage, faisaient des sauts. Je n’ai jamais aimé courir. Ce que j’aime, en revanche, c’est cette joie que la course procure après l’effort et ce regain d’énergie. La recherche des endorphines devient très vite une drogue dont on a du mal à se passer. Je reçois tant de patients qui se shootent à grand renfort de semi-marathons et de marathons. Bien sûr, c’est toujours mieux que de fumer ou de boire mais, attention, à la blessure qui immobilise le sportif et que l’angoisse envahit progressivement.
Fantôme fait la course en tête. Il dévale littéralement les descentes. Je fais attention. L’humidité ambiante rend le chemin glissant. La rosée s’est invitée dans les cheveux des maïs, les feuilles des orties, la dentelle des araignées. Les toiles sont magnifiques. Arachnée en est-elle l’auteur ? Doucement, le soleil apparaît derrière un rideau de brume. C’est un soleil levant. Un soleil impressionnant ! Il monte lentement au-dessus du plateau. A ma droite, j’observe la lune qui descend au-dessus des champs. Les deux astres s’observent. Ils se saluent. Ils font mentir Charles Trenet. Quand il nous voit, Baba se met à galoper vers nous et à hennir. Baba, c’est le pur sang, père de Khali, jeune jument de six ans maintenant dont la mère est morte après l’avoir mise au monde. J’apporte à Baba des bouts de pain que je fais sécher l’hiver sur le radiateur et l’été en plein soleil et dont il raffole. J’en donne aussi à Fantôme. J’aime les rituels. Cette promenade en est un dont je respecte les temps forts : contemplation du soleil levant, observation des chevreuils et des lapins, envol des rapaces, moment avec Baba.
Demain soir, il sera bien tard quand nous arriverons à l’île-Tudy. Ce sera notre quatrième séjour dans une maison dont nous apprécions les volumes, la lumière, la terrasse ouverte sur le jardin, les nombreuses chambres et la cuisine dont le contenu très riche des placards fait la joie des cuisiniers. Avec un peu de chance, nous serons arrivés vers 21h30. Après de longues heures dans la voiture, nous aurons tous envie d’aller voir l’océan. La marée sera haute. On entendra le bruit du ressac. On sentira l’odeur de l’iode et des algues. On verra clignoter la lumière des balises. Fantôme se roulera dans le sable humide. On sera heureux de retrouver le Finistère, la fin de la terre et son chant des possibles.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner