En France, en 2020, 170000 enfants avaient été retirés à leurs parents et vivaient (je me refuse à utiliser le verbe « placer ») dans des familles d’accueil ou des foyers. 200000 demeuraient chez eux en bénéficiant de mesures éducatives. L’aide sociale à l’enfance ne se limite pas à l’accueil physique des enfants ou à la mise en place de mesures éducatives. Elle attribue à un nombre d’enfants évalué entre 150 000 et 200 000 une aide financière versée sous forme d’allocations mensuelles, ou de secours exceptionnels, attribués à un des parents ou à la personne qui assume la charge pour éviter d’en arriver à l’explosion familiale pour des raisons économiques. Les familles rencontrant des difficultés éducatives et sociales perturbant leur vie quotidienne peuvent également bénéficier de l’action à domicile d’un professionnel (TISF ou d’une aide-ménagère) ou d’un accompagnement dans leurs fonctions parentales, dans des domaines aussi divers que la santé, l’hygiène, l’alimentation, la sécurité, l’éducation, la scolarisation, les loisirs. Des mesures d’accompagnement en économie sociale et familiale, instituées par la loi du 5 mars 2007, peuvent encore être proposées aux parents confrontés aux difficultés de gestion du budget familial qui ont des conséquences sur les conditions de vie de l’enfant.
Etant donné les conséquences dramatiques que le retrait de l’enfant à sa famille peut avoir sur lui, les autres membres de sa fratrie, cette mesure devrait toujours être exceptionnelle. Cette décision est prise face à des situations de maltraitance, de négligence, d’abus sexuels, de troubles du comportement de l’enfant, ou encore de difficultés financières ou psychologiques des parents. De nombreux documentaires et livres ont montré que des enfants retirés à des univers familiaux malsains avaient été exposés dans les environnements qui se devaient d’être sains et équilibrants à de nouvelles violences. C’est ce que montrait l’écrivain Ivan Jablonka dans son livre « Laëtitia ou la fin des hommes » qui a été adapté pour la télévision par Jean-Xavier de Lestrade. La France a beaucoup de mal à reconnaître aux parents d’accueil un rôle essentiel dans la stabilité des enfants confiés. Trop souvent, les fratries sont scindées et les enfants changent de familles plusieurs fois dans un parcours. A chaque fois, une nouvelle violence s’ajoute à celles que l’enfant a déjà connue. La France ne cherche pas à confier l’enfant dans le cercle familial élargi. En Espagne, 90% des enfants retirés à leurs parents sont confiés au sein de la famille élargie.
Si, tous les ans, des drames viennent mettre en lumière le manque de travailleurs sociaux, de familles d’accueil et de magistrats, des parents se voient aussi retirer d’une manière parfaitement injuste leurs enfants et doivent lutter contre la machine administrative pour que leurs enfants leur soient rendus. L’un de mes anciens patients et sa compagne s’étaient vu brutalement retirer leur bébé âgé de quelques mois après qu’une radio ait montré la présence d’une fracture crânienne. Sa compagne et lui ont vécu un véritable enfer et ce n’est que plus tard que l’assistante maternelle a reconnu que c’était sa fille, une jeune adolescente, qui avait fait tomber le bébé sur le carrelage.
Dans la plupart des pays, les enfants sont retirés à leurs parents car ils sont physiquement et/ou psychologiquement en danger. Mais, ailleurs, des groupes dominants ont volontairement arraché des enfants à des groupes minoritaires et fragiles dans le but de faire progressivement disparaitre leur mémoire, leur culture, leurs racines. C’est ce qui s’est passé au Canada et aux Etats-Unis avec les enfants des familles amérindiennes et en Australie avec les Aborigènes. A la Réunion, on a arraché des enfants à leurs parents auxquels on laissait croire qu’ils auraient la chance de faire de bonnes études en métropole, quand, le plus souvent, il s’agissait d’alimenter le marché de l’adoption ou de repeupler des régions rurales comme la Creuse ou le Tarn et de fournir de la main d’oeuvre gratuite aux agriculteurs. En Espagne, on estime que 30000 enfants de Républicains tués ou prisonniers ont été placés sous la tutelle franquiste. Il fallait à la fois couper les enfants d’un environnement « marxiste » dangereux mais aussi alimenter le marché de l’adoption. Ce système a perduré après la guerre civile et les familles ne pouvant pas avoir d’enfant pouvaient en acheter. On retrouve la même chose en Argentine et au Chili pendant les dictatures. En Argentine, l’organisation des Grands-mères de la Place de Mai estime qu’un peu moins de 500 bébés sont nés en captivité et ont été illégalement remis à d’autres personnes.
C’est en Australie et en Amérique du Nord que les vols d’enfants ont été les plus nombreux attestant d’une politique d’assimilation forcée. Leur prendre leurs territoires ne suffisaient pas, il fallait aussi les priver de leurs enfants. En Australie, entre les années 1910 et 1970, des dizaines de milliers d’enfants autochtones, c’est-à-dire des Aborigènes mais aussi des peuplades des îles du détroit de Torrès, entre l’Australie et la Nouvelle-Guinée, ont été enlevés à leurs foyers pour être placés dans des institutions ou des familles d’accueil blanches. La coupure a été chirurgicale et la plupart de ces enfants n’ont jamais revu leurs frères et soeurs et leurs parents. Lors de l’arrivée des colons européens en Australie en 1788, les Aborigènes étaient environ un million. Ils ne représentent plus aujourd’hui que 3% des 25 millions d’Australiens.
Depuis quelques jours, Arte diffuse une très belle série Little Bird qui met en lumière ce qu’on appelle au Canada « La rafle des années 60 ». La série commence alors que l’héroïne nommée Esther s’apprête à se fiancer avec David qu’elle connaît depuis qu’elle a sept ans. Esther a été adoptée par une famille juive dont de nombreux membres sont morts après avoir été déportés. Elle a grandi dans un milieu favorisé à Montréal. Major de sa promotion en droit, elle se destine au métier d’avocate. Avant son adoption, elle était née Bezigh Little Bird dans une famille d’Autochtones dans la région de la Saskatchewan. Elle a un grand frère, Léo, un frère jumeau, Niizh et une petite soeur, Dora. Ses parents vivent dans la peur presque constante que les services sociaux viennent leur retirer leurs enfants. Un jour, alors que le père est parti chasser avec le grand frère, Bezhig et son frère partis ramasser des plantes médicinales dans la prairie sont interceptés par des policiers. Son petit frère a tiré avec son lance-pierre sur leur voiture endommageant le pare-brise. En un temps record, les policiers ont prévenus les services sociaux. Deux assistantes sociales se présentent chez la mère des enfants qui a eu le temps de dissimuler sa benjamine dans une trappe sous le parquet. Après un tour d’horizon rapide, la plus âgée des deux femmes annonce à la mère que ses enfants lui sont retirés. Les policiers découvrent la petite dernière. Les deux femmes partent avec les trois enfants. Lors de l’audience qui confirme la décision des services sociaux, tout le monde peut s’exprimer sauf la mère.
Lors de la fête organisée pour leurs fiançailles, Esther surprend sa belle-mère tenant des propos racistes sur elle. C’est le déclic. Esther s’envole pour Regina et va se battre contre l’administration et les familles adoptives pour retrouver sa fratrie. La série montre avec beaucoup de subtilité comment cette décision d’arracher des enfants à leur famille fait exploser toute la famille. Si Esther a grandi dans un foyer aimant, cela n’a pas été le cas pour son frère jumeau et sa petite soeur. Golda, la mère adoptive d’Esther comprend alors qu’on leur avait menti en leur disant que la petite fille avait perdu tous les siens. La série fait de nombreux retours dans le passé permettant de comprendre ce que les protagonistes ont traversé.
Cette série qui réserve de très beaux moments de poésie permet de découvrir un pan encore mal connu de l’histoire canadienne. En octobre de l’année dernière, la Cour fédérale a approuvé le projet de règlement le plus important de l’histoire du pays : le gouvernement du Canada versera plus de 23 milliards de dollars aux enfants des Premières Nations et à leurs familles lésés par le système de protection de l’enfance sous-financé. Les 23,4 milliards de dollars d’indemnisations iront à plus de 300 000 enfants retirés de leurs communautés ainsi qu’aux familles de ces derniers. Le règlement compte aussi 20 milliards de dollars destinés à la réforme du système de protection de l’enfance. C’est l’aboutissement d’une longue bataille lancée en 2007 par la directrice générale de la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, Cindy Blackstock.
Quand ils n’étaient pas adoptés ou utilisés comme une main d’oeuvre gratuite, les enfants vivaient dans des institutions religieuses. Cela a perduré jusqu’en 1996. Beaucoup y ont subi des violences, y compris sexuelles, 6 000 en sont morts. L’un de ces anciens pensionnaires ne peut pas oublier les pleurs de ses amis qui retrouvaient le dortoir après avoir été conduits dans la chambre d’un prêtre. Beaucoup de jeunes cherchaient à s’enfuir ou à se suicider.
La France a, elle aussi, commis des actes monstrueux s’agissant des enfants réunionnais arrachés à leur famille. Je n’avais jamais entendu parler de ces enfants jusqu’à ce que je lise le roman d’Ariane bois, L’île aux enfants. C’est Michel Debré, devenu député de la Réunion en 1962, qui a fait en sorte que jusqu’en 1984, deux mille enfants soient arrachés à leur île pour repeupler les zones rurales, plus particulièrement la Creuse. L’année dernière, ce sont quarante-sept enfants qui ont pu retrouver leur terre natale. Malheureusement, souvent, leurs parents sont décédés. En 2014, l’Assemblée nationale a adopté une résolution reconnaissant la responsabilité morale de l’Etat français dans ces exils forcés.
La série diffusée par Arte Little Bird montre bien combien le fait pour Esther de renouer avec sa famille d’origine est compliquée. Comment recréer des liens avec ses frères et sa soeur quand on a été séparés si longtemps et qu’on a grandi dans des environnements si différents? Comment vivre cet écartèlement entre deux cultures et deux manières de vivre sa foi? Une série que je vous recommande vivement tant elle est bien jouée et subtile.
Pour conclure sur une note plus légère, ici, sur le plateau, les coquelicots ont fait leur grand retour. Ils montent la garde aux abords des champs. Je ne me lasse pas de contempler leur diversité. Certains donnent à voir pleinement leur coeur noir et violet quand d’autres le cachent sous leurs larges pétales retournés par le vent. Certains fleurissent à quelques centimètres du sol quand d’autres poussent leur cou gracile au-dessus des céréales. Le temps est toujours instable. Quand le soleil sort, ses rayons sont brûlants et une chaleur tropicale s’élève de la terre humide.
Passez une agréable fin de semaine.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner