Chronique transylvanienne

 

passeport1.jpgSept heures du matin. Les parents et les trois enfants ont pris place à bord d’un avion qui les ramène en France. L’appareil est plein. Le commandant de bord fait chauffer les moteurs. La soute se referme dans un bruit sourd. Une nuit mouillée enveloppe l’aéroport et dissimule à la vue les collines environnantes. Le petit garçon, le front collé contre le hublot, a senti l’avion rouler et, maintenant, il attend le moment ou il prendra son envol et ira plaquer le dos des passagers contre leur fauteuil. C’est l’instant que la maman préfère, quand l’avion quitte la piste et s’élève dans les airs, un instant qui rime toujours, à l’aller, avec liberté, curiosité et, au retour, avec enrichissement, pensée renouvelée. Dans sa mémoire, le train de tous les voyages se reconstitue depuis le premier vol pour la Martinique jusqu’au dernier pour la Roumanie.

 

25eme-heure-04-g.jpgAvant que sa belle-sœur parte travailler en Roumanie, y rencontre son mari, que tous deux y fassent grandir leur petite fille et que son mari à elle essaie, pendant deux ans, d’y mener à bien des projets professionnels avec un ami, parrain de leur seconde fille, elle ne savait que peu de choses de ce pays.  Dans sa famille, on louait une élite intellectuelle souvent exilée en France, la qualité des études, le niveau de culture et, sans doute aussi, la très grande maîtrise de la langue française. Comme ça, sans trop réfléchir, elle aurait pu parler de la Transylvanie, partie de l’empire austro-hongrois et rattachée à la Roumanie par le traité de Trianon de 1920, du « château des Carpates » de Jules Verne, de la si célèbre « cantatrice chauve » de Ionesco, de « la vingt-cinquième heure » de Virgil Gheorghiu et de son adaptation par Henri Verneuil pour le grand écran, des années Ceausescu, du pseudo charnier de Timisoara, première ville a s’être révoltée en 1989 contre le pouvoir en place, et du delta du Danube.

 

Les-jonquilles.jpgBien sûr, comme tant d’autres Parisiens, tous les jours, dans les wagons du métro, dans les couloirs glacés des RER, devant les « Monoprix », aux feux rouges, elle avait croisé des Roms venus de Roumanie jetés là par des chefs de clans mafieux. Certains hommes, à l’époque, cherchaient à vendre le journal « Le Réverbère ». D’autres jouaient des airs aux accents entraînants ou d’une infinie nostalgie. La plupart des femmes, quant à elles, étaient assises avec des enfants, parfois des nourrissons, et elles espéraient une pièce, un ticket restaurant. Avec le retour du printemps, des adolescents vendaient des bouquets de jonquilles. Elle s’était beaucoup intéressée aux Roms. Elle avait été étonnée d’apprendre qu’ils avaient fermé le sinistre chapitre du génocide dont ils avaient été victimes pendant les années de nazisme. Par essence, ils vivaient dans l’instant. Ils ne se retournaient pas. Ils ne se projetaient pas. Ils étaient comme un Prévert qui écrit « notre vie n’est pas derrière nous, ni devant, ni maintenant, mais dedans ».

 

transylvanie_carte.jpgLa maman de trois se rappelle parfaitement la visite de sa belle-sœur à la maternité dans le Gard. Elle revoit son émotion quand elle avait pris sa première petite nièce dans ses bras. C’était la fin de l’été. Elle avait la peau bronzée. Dans deux jours, elle serait partie pour la Roumanie sans savoir qu’elle y écrirait tout un pan de son histoire. Elle allait découvrir la ville de Cluj-Napoca située en Transylvanie. Très douée pour les langues étrangères, elle apprendrait rapidement le Roumain. Elle connaîtrait une réussite professionnelle éclatante. Dans une salle de sport, elle rencontrerait son futur mari, Valentin, surnommé Vali, l’un des trois fils de l’un des plus grands acteurs de Roumanie. Elle serait immergée dans une culture différente de la sienne . Petit à petit, ses repères évolueraient, mais sa famille, ses amis, son pays auquel s’attache cet « art de vivre à la française » continueraient de lui manquer. Elle aurait du mal à s’habituer au bruit, à la poussière dans les rues, aux meutes de chiens errants, à la fumée dans les restaurants et les cafés.

 

drapeau-europe.pngPendant deux ans, et à raison de deux semaines par mois, le papa de trois était parti travailler en Roumanie. Il n’aimait pas s’éloigner des siens. C’est le cœur gros et lourd qu’il refermait sur lui la porte d’entrée de la maison. A cette époque, il n’existait pas encore de vols directs pour Cluj. Il prenait l’avion pour Budapest et de la capitale hongroise, il montait dans un train d’un autre âge pour rallier la troisième plus grande ville de Roumanie. Le train avançait si lentement qu’il lui rappelait, en moins exotique, ceux dans lesquels sa femme et lui avaient pris place dans le nord de l’Inde. Quand on a fait le choix de s’embarquer pour un voyage au long cours, on ne se soucie pas du nombre de kilomètres parcourus par un train en une heure. Quand on quitte les siens, que des journées de dix-huit heures de travail nous attendent, alors on prend vite en horreur des trains dont les wagons se seraient plus à accueillir les amours clandestines et complexes des personnages d’un film de Rohmer. Aux postes de frontière, il fallait subir les tracasseries douanières côté hongrois et côté roumain. Quand sa sœur et lui avaient commencé à travailler en Roumanie, cette dernière n’avait pas encore intégré l’Union européenne.

 

paonbleudage0g.jpgAu bout de deux ans, il avait perdu des plumes, un ami et des fils argentés brillaient dans sa chevelure. Il n’avait plus envie de retourner en Roumanie et c’est par affection pour sa sœur, son beau-frère et sa nièce, et pour faire plaisir aux enfants qu’il avait accepté d’y emmener sa famille. La mort d’un père avait rappelé l’importance des liens fraternels et donner à tous l’envie d’échanger sur le fond dans un climat redevenu paisible. La maman de trois, de son côté, était heureuse de découvrir un pays que les expériences douloureuses passées de son mari n’avaient pas réussi à lui rendre désagréable. Elle allait l’aborder avec un a priori positif car elle était animée de l’envie de l’aimer.

 

haj.jpgLes huit jours en Roumanie lui avaient semblé à la fois très longs et très courts. Très longs, car ils avaient fait beaucoup de choses et très courts car ils s’y étaient sentis bien et qu’il restait encore tant à découvrir. Elle avait aimé les anciennes rues pavées du centre de Cluj, l’ambiance estudiantine et cosmopolite qui y régnait, les églises orthodoxes cotoyant les églises catholiques, les étals du marché couvert, les allées escarpées du cimetière avec ses bancs en bois, souvent mal en point, devant les tombes et imaginés pour permettre le recueillement des vivants avec les disparus, tendre des ponts entre deux mondes, les compositions mortuaires faites de branches de sapin montées sur une armature en bois et piquées de fausses roses ou d’œillets.

 

2013-02-18 18.30.24.jpgToute la famille avait été ravie de goûter au luxe d’une loge à l’opéra. Dans le théâtre national édifié en 1900, on avait été applaudir un opéra comique composé par le compositeur Bélà Hary et intitulé « D’ale Carnavalului ». Les jumelles apportées par Vali circulaient entre les mains des quatre cousins. La petite fille mi roumaine mi française faisait valoir ses droits sur la paire de jumelles. Le quintête francophone ne comprenait rien ou presque rien à ce qui se jouait devant lui mais cela n’avait pas beaucoup d’importance. Les morceaux chantés étaient entrecoupés de pièces dansées qui plaisaient aux enfants qui n’avaient encore jamais été à l’opéra. Les chanteurs et danseurs alternaient costumes de ville et déguisements de carnaval. Le tout était léger, enlevé. On aurait dit du Labiche ou du Feydeau transposé pour l’opéra comique.

 

2013-02-21 12.37.26.jpgOn avait quitté Cluj. Les températures étaient anormalement élevées pour la saison. Dans le jardin, situé en face de la maison, les enfants avaient souri devant un vieux monsieur skiant sur les quelques plaques de neige restantes. Vali avait raconté qu’il venait tous les jours tant qu’il y avait de la neige. Il était très appliqué dans ses virages. Le printemps s’annonçait. Le magnolia du jardin était couvert de bourgeons. On avait été retrouver le visage d’un hiver continental à deux heures de la ville, dans le parc régional de Smida. Depuis une pension très confortable, et dont l’ambiance cosmopolite lui avait rappelé la maison de Nancy à Puerto Natales en Patagonie chilienne, on avait organisé de grandes marches dans la neige dans une immense forêt de sapins et le long d’une rivière partiellement gelée. Les enfants avaient adoré les descentes en luge, la promenade en traîneau tiré par le cheval gris d’un paysan. Bien qu’ils soient encore un peu jeunes, on avait laissé les quatre enfants s’enfermer, avec les parents, dans le sauna pour quelques minutes et, ensuite, aller marcher dehors et se frictionner les uns les autres avec la neige tombée durant la nuit.

 

boite-dents-de-lait-jardin-dulysse.jpgPendant cette nuit-là, à quatre heures du matin, un petit garçon, les yeux pleins de sommeil, avait poussé la porte de la chambre de ses parents. A tâtons, il s’était approché du lit et, tout doucement, avait glissé : « ma dent est tombée ! ». Il venait de perdre sa première dent. Il attendait ce moment avec une impatience grandissante depuis des semaines. Sa maman avait pensé qu’il aurait pu l’avaler. Son papa avait été le recoucher. Un quart d’heure plus tard, la petite souris avait rempli son office, si bien, qu’à sept heures, le petit garçon, avec un sourire rayonnant, investissait une seconde fois la chambre parentale pour exhiber, fièrement, ses deux pièces de un euro. Dans la mâtinée, la petite cousine de quelques mois plus jeune que numéro deux avait planté son regard clair dans ceux de sa tante et lui avait dit : « tu sais, à l’école, j’ai un copain qui raconte que ce sont les parents qui prennent la dent et mettent de l’argent ». Ce à quoi sa tante lui avait demandé ce en quoi elle croyait, elle, et comme elle avait répondu qu’elle pensait que ce n’était pas les parents, elle lui avait demandé si, en Roumanie, c’était une petite souris qui venait chercher les dents. Ce n’était pas une petite souris mais une fée, la fée des dents. Alors, on avait essayé d’imaginer ce que la fée pouvait faire de toutes les dents des enfants roumains.

 

2013-02-21 12.59.50.jpgLors des promenades, les parents avaient admiré les frontons en bois des maisons magnifiquement sculptés. Ici, les gens continuaient encore à vivre comme avant la « révolution roumaine », avant l’apparition d’un océan de consommation dans lequel les envies se noient. Cath et Vali faisaient observer aux parents que le paysan qui avait attelé son cheval pour la promenade en traîneau avait gagné en une heure ce qu’il gagnait en un mois, mais cela lui suffisait. Il n’avait pas eu envie d’avoir encore plus d’argent en faisant monter sur son traîneau ce couple d’Espagnols vivant à Barcelone qui en avait pourtant exprimé le désir.

 

2013-02-23 15.14.09.jpgLe vendredi, dans l’après-midi, on avait quitté la pension. Le couple en charge de l’intendance les avait accompagnés jusqu’aux voitures. On s’était chaleureusement embrassés, et on avait promis de revenir une prochaine fois, en été ou en automne. Les enfants seraient heureux de retrouver un endroit qui leur avait beaucoup plu, et de ramasser des fraises sauvages, des myrtilles et des champignons. Sur le chemin du retour, on avait croisé des quatre/quatre avec, à leur bord, de futurs hôtes de la pension, des écoliers montés sur des vélos et habitués à des numéros d’équilibriste sur la neige et la glace, des femmes revenant de leur travail et un berger avec son troupeau de moutons. Le samedi, on avait été découvrir un endroit tout à fait unique, une ancienne mine de sel, à Turda. L’exploitation du sel, dans la région, commencée avant la conquête romaine, ne s’achèvera qu’en 1932. Avec l’aide de fonds européens, la mine a été transformée en centre de loisirs et de santé. La vue, depuis le haut de la mine sur le lac Maria Tereza situé tout au fond, est très impressionnante et légèrement anxiogène quand on est sujet à la claustrophobie. En bas, les cousins et deux des parents se sont lancés dans une partie de mini-golf. On peut également jouer au billard, au bowling, au badminton.

 

barbe-bleue.jpgSur le lac, on est montés dans deux barques. Dans l’une, un oncle roumain et trois petites cousines, et dans l’autre, un papa, deux mamans et un petit cousin. Les barques se heurtaient doucement. On mimait des scènes d’abordage. On organisait une course de vitesse. Les enfants encourageaient bruyamment les rameurs. Après une visite à la salle où des chevaux faisaient tourner un système qui remontait le sel, on a retrouvé la lumière du jour et on s’est dirigé rapidement vers des gorges. On a marché dans la forêt sur un chemin glissant comme une patinoire, longé une rivière, franchi des ponts, croisé un couple. Quand on regagnait les voitures, la nuit était presque noire. Dans la voiture, les filles se répétaient inlassablement l’histoire de Barbe Bleue. Si le comte Dracula avait des envies de sang frais, il trouverait sur son chemin trois cousines pas du tout apeurées par des histoires de vampires.

 

les_perce_neige_portent_bien_leur_nom.jpgLe sel a presque fini de glisser, grain après grain, dans le sablier. Dimanche, on accompagne une tante, un oncle et une petite cousine au cœur de la forêt où, presque tous les dimanches, ils rejoignent des amis pour un barbecue en plein air. Les sacs à dos sont lourds. Le pique-nique prend des allures de banquet. Chemin faisant, les enfants s’arrêtent régulièrement pour déterrer les jeunes perce-neige et les bulbes qui seront replantés dans les jardins. Les fleurs délicates n’ont pas à forcer la couche de neige déjà fondue. Elles poussent leurs pétales blancs sous un lit de feuilles humides. Les enfants se disputent l’outil de jardinage emporté pour creuser la terre, et une des petites cousines tient absolument à ce que les bulbes soient répartis à parts égales entre eux quatre. Les pommes de terre cuites sous la cendre et nappées de beurre crémeux sont délicieuses. Les enfants découvrent une gourmandise locale : du gras grillé au-dessus du feu et débité en petits cubes. Idéalement, cela se déguste avec du pain et des lamelles d’oignon.

 

156825e-image-de-Blow-up-6273.jpgDes bouts de feuilles mortes accrochées dans leurs cheveu ou prisonniers de la laine des écharpes, les ongles noirs de terre, les vestes tâchées de gras, le teint rose, des dizaines de bulbes de perce-neige glissées dans des sacs en plastique, les enfants reviennent aux voitures. Elles étaient garées à côté d’un terrain vague sur lequel des pêcheurs à la mouche s’affrontaient au lancer de leur ligne loin de toute rivière et de toute truite de Schubert. Une scène surréaliste, comme un clin d’œil à un passage de « Blow-up » d’Antonioni dans laquelle un couple dispute une partie de tennis sans balle.

via.jpgLes parents ont à peine le temps de prendre une douche que, déjà, arrive la dame qui va veiller sur les enfants accompagnée de sa fille. Les parents s’offrent une soirée entre adultes. Dans le restaurant, ils ont demandé à être installés dans un espace réservé aux non-fumeurs, une petite salle à manger à l’écart des autres clients. Derrière eux, des médecins français dont la conversation roule sur la vie hospitalière. Ils parlent, parlent, parlent, parlent. Ils ne voient pas le temps passer. Ils sont les derniers clients. Ils rentrent pour libérer la maman et sa fille. Ils s’intallent autour d’un bon feu de cheminée et ont beaucoup de mal à aller se coucher. Ils ont profité de ce moment pour demander à leur beau-frère s’il accepterait de devenir le parrain de leur seconde fille. La Roumanie lui a fait perdre le premier. La Roumanie lui en offre un second. Leur beau-frère est ému car il sait que cette offre est le signe de l’affection qui lui est portée et marque l’envie de renforcer les liens.

 

Arcimboldo-printemps.jpgLes enfants n’ont pas envie de rentrer à la maison. C’est sur la perspective d’un retour estival qu’ils ferment les yeux pour les rouvrir à cinq heures du matin et gagner l’aéroport. Dans son lit, une petite fille dort profondément protégée par la voute céleste de sa chambre. Tout à l’heure, elle enfilera son uniforme, tiendra fort la main de son papa ou de sa maman sur le chemin de l’école, et, comme ses cousins, elle pensera avec joie à ces huit jours passés ensemble. En Roumanie, la nature avait amorcé son réveil. Les températures étaient douces. Quand l’avion se pose sur le tarmac, les pistes sont couvertes de neige et, dehors, le vent est glacial.

 

 

2013-02-21 14.10.16.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner