Dimanche soir, la valise est prête. Toutes les affaires sont étiquetées. La maman de trois n’a pas oublié la paire de bottes indispensable pour ramasser des crustacés à marée basse et la casquette, même si elle ne pense pas que cette dernière soit utile sur la plage de Saint Jean de Mont, la semaine prochaine. Dans le sac à dos, elle a déjà glissé un calepin et des crayons de couleur, deux paquets de mouchoirs, une bouteille d’eau, la batawaf, jeu de cartes qu’une sœur cadette a consenti à prêter si promesse était faite de ne pas l’oublier dans le car et une pochette en plastique transparente contenant des compotes à boire, des chips, un peu de chocolat, une banane. Demain matin, il ne restera plus qu’à rajouter les deux doudous, des ours jumeaux qui ne se séparent jamais et le sandwich au pâté avec feuilles de mâche et rondelles de tomate. L’excitation du départ n’a pas empêché le petit garçon de cinq ans de s’endormir facilement.
Mais avant, comme tous les soirs depuis dix jours, la maman s’est allongée à côté de son fils. Elle a calé sa tête sur la peluche cochon. Le petit garçon a mis la sienne dans le creux de son épaule et elle a continué à tourner les pages du ramayana en version expurgée. Le petit garçon que les longs noms indiens ne rebute pas était heureux, avant son départ en classe de mer, de pouvoir assister à la guérison de Lakhsmana après que Hanuman, le fils du dieu du vent, ait rapporté de l’Himalaya des plantes médicinales et de saluer la victoire de Rama, le prince bleu, porté sur les épaules d’Hanuman, sur le diabolique Ravana à dix têtes et vingt bras. Comme tous les soirs, le petit garçon glisse le marque-page dans le livre, puis dépose sur la couverture sa nouvelle paire de lunettes. En pensée, la maman se dit que lorsque le ramayana sera terminé, on pourra facilement passer à la mythologie grecque.
Dans la chambre d’à côté, les filles, elles aussi, auront droit à une histoire chacune. Depuis que le petit garçon a le nez bouché, sa grande sœur a délaissé sa chambre et a investi celle de sa cadette. Au début, celle-ci a manifesté son mécontentement de partager son univers et, au bout de deux jours, elle disait que la présence de sa grande sœur la rassurait. Dimanche soir, numéro deux choisit une histoire intitulée « neige vive » dans laquelle un petit garçon que sa maladie retient alité depuis de longs mois réalise son rêve de toucher la neige grâce à la complicité de ses deux grands frères qui le portent jusque dans le jardin. Numéro un, de son côté, opte pour les aventures de la bottine de madame tordue qui découvre au fond de sa chaussure un studio aménagé par une araignée. La légèreté de la seconde histoire permet d’oublier la tristesse qui s’attachait à la première.
Les enfants sont tous couchés. Le papa va se plonger dans le dernier numéro du « Courrier International ». La maman, elle, n’a plus rien à lire ou, plutôt, plus rien qu’elle ait vraiment envie de lire. Alors, elle se dit qu’elle va revoir un peu du magnifique film « va, vis et deviens » du cinéaste roumain Radu Mihaileanu. Elle l’a déjà vu et le parcours de Schlomo l’avait bouleversé. Elle ne regrette pas d’avoir raté les premières minutes. Elles sont les plus dures. Le film commence en 1984 dans un camp de réfugiés au Soudan. Une femme éthiopienne chrétienne qui a déjà perdu une fille et un fils ordonne au dernier enfant qui lui reste de prendre place dans l’un des avions israéliens de l’opération Moïse visant à sauver les Juifs d’Ethiopie, les enfants de la reine de Sabah et du roi Salomon. La maman de trois n’oubliera jamais cette scène dans laquelle la maman éthiopienne pousse brutalement son fils à marcher en direction de la file des falashas et qu’une maman, dont le jeune fils est mort la veille, saisit la main du petit chrétien pour l’arracher à la guerre et à la famine. Cette scène a longtemps hanté la maman de trois et, à plusieurs reprises, elle s’est demandée si, placée dans une situation identique, son amour serait assez grand pour qu’elle y puise la force d’éloigner d’elle, sans doute pour toujours, le seul enfant qui lui reste. Elle veut croire qu’elle en serait capable en même temps elle sait qu’on ne peut rien imaginer tant qu’on ne vit pas vraiment les choses.
Le temps passe. En bas, les enfants dorment depuis longtemps. La grosse boule de poils émet de petits grognements dans son sommeil. Elle rêve. Sucrette farfouille dans les cailloux colorés de son bocal. Le papa éteindra bientôt et son dernier numéro du « Courrier International » ira rejoindre le dessus de la pile constituée par les anciens gagnés par une fine couche de poussière.
La maman n’arrive pas à éteindre la télévision, à renoncer à l’histoire de cet enfant contraint de construire sa vie sur un double mensonge : son statut d’orphelin et son origine juive. Quand le film s’achève sur les retrouvailles entre la mère chrétienne et son fils devenu un médecin sans frontières, elle descend embrasser ses enfants. Ils dorment paisiblement. Normalement, ils ne devraient jamais connaître la guerre, la famine et la route de l’exil. Normalement, elle ne devrait jamais à avoir à renoncer à eux pour qu’ils soient sauvés.
Comme beaucoup de femmes occidentales qui ne manquent de rien et dont les enfants ont la chance de pouvoir nourrir leur curiosité, la maman de trois ne devrait jamais être insatisfaite et, pourtant, aujourd’hui, premier jour du printemps, elle se sent à cran. Elle a envie de tout envoyer promener. Elle est lasse de ces averses de pluie, des promenades sur un plateau balayé par le vent et les giboulées, de la boue sous les chaussures, de la grosse boule de poils qui s’ébroue dans les pièces du rez de chaussée, des allées et venues entre la maison et les différentes activités commencées à dix heures et achevées à dix-huit heures, des mots à signer dans les cahiers de correspondance et des affaires des enfants qu’il faut ramasser encore et encore comme si c’était l’automne toute l’année !
Quand elle est lasse, elle a envie de hurler, de partir pour Paris et de ne plus penser à rien en se noyant dans une toile d’Eugène Boudin ou de Marc Chagall, en marchant jusqu’à avoir mal dans les jambes. Et puis, la lassitude s’évanouit, emportée par un nuage. La colère disparaît diluée dans une flaque d’eau. Un autre sentiment se fait jour, celui d’une nostalgie anticipée que la musique du film « la maison du lac » composée par Dave Grusin accentue. Alors, elle regarde par la fenêtre de son bureau. Le ciel est toujours gris. La pluie tombe. En bas, la boule de poils n’a pas fini de sécher. Un papa a conduit ses filles à leur cours de chant. Un petit garçon est aux Sables d’Olonne. Les notes de piano la font voyager dans le temps.
Elle est vieille, très vieille. Avec les années, elle s’est tassée même si, comme sa grand-mère bien avant elle, elle lutte pour ne pas laisser le haut de son dos s’arrondir. Elle est ridée comme une pomme. Elle a trop ri, trop pleuré pour que la peau de son visage reste lisse. La pomme lui rappelle la comptine que son fils, qui est un homme maintenant, leur racontait. A l’heure du dîner, quand il avait cinq ans, il se mettait debout sur la chaise. Sa serviette de table, en lin, était immense. Elle le couvrait jusqu’aux pieds. Il déclamait, avec un accent anglais merveilleux, l’histoire de la pomme qu’un coup de vent d’automne avait fait rouler dans un pré et dans laquelle un ver avait décidé de creuser sa chambrette. Sachant que ses jours étaient comptés, la pomme désignait le ver héritier de ses pépins.
Elle est vieille, très vieille et elle sourit en se rappelant ce moment. Lentement, à pas comptés, elle avance vers la fenêtre. Elle songe avec douceur aux promenades qu’elle faisait, sous la pluie, avec leur berger australien. C’était un animal d’une extrême gentillesse et, tous les jours, par tous les temps, ses maîtres l’emmenaient se promener. Quand ils rentraient, les semelles de leurs chaussures de marche étaient couvertes d’une boue lourde et grasse. Le chien était trempé. Il sentait fort. On essayait de le sécher avec une peau de chamois. Il se laissait faire. Il ne cherchait pas entrer dans la maison avant que l’opération soit achevée. Elle pense aussi à tous ces kilomètres que son mari et elle, mais surtout elle, avaient fait pour conduire les enfants au judo, au poney, à la danse, à la gym ou encore à la chorale, à ces mercredis marathons avec lesquels ils avaient renoué en devenant des grands-parents désireux, autant que possible, de seconder leurs enfants dans leur mission parentale.
Elle regarde son mari. Il est resté fidèle au « Courrier International », à la revue « Animan ». Avec les années, ses cheveux sont devenus tout blancs. Ses doigts courent sur les touches en ivoire d’un piano qui pourrait être celui sur lequel son père interprétait des morceaux de Beethoven ou de Chopin, un piano qui aurait fait le bonheur de leur première fille si, quand elle était enfant, ils avaient eu l’espace pour l’accueillir. Il oublie beaucoup de choses. Mais, elle essaie de ne pas le lui faire remarquer comme elle le faisait, avant, quand ils étaient de « jeunes » parents et qu’elle avait encore la naïveté de penser que certains traits de caractère peuvent être atténués.
« La maison du lac » est un magnifique film. Elle avait douze ans quand il est sorti sur les écrans. Beaucoup de filles pouvaient y transposer leur amour pour des pères aussi taiseux que maladroits, aussi fières d’elles qu’effroyablement exigeants. Beaucoup d’eau coulera sous les grandes arches du pont du Saint-Esprit avant que son visage ne ressemble à la pomme de la comptine de son fils, que son mari ait tout à fait oublier les dates de naissance du trio et que leurs enfants deviennent héritiers de leurs pépins. Mais, et elle en a une conscience aïgue, dans le sablier, les grains de sable couleront vite!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner