Dix heures, un jour blanc, un plateau brumeux, des champs boueux. Un enfant de onze ans dort encore profondément dans le grand lit de sa soeur aînée, Céleste, dans la chambre qu’ils ont tous deux partagée jusqu’en septembre 2017. Il ne reste plus rien dans cette chambre du long passage de Louis qui ne s’est toujours pas habitué à être le seul de la famille à dormir à l’étage. Quand le vent souffle avec violence sur le plateau, la maison craque, gémit, bouge. Les volets en bois frémissent. Louis n’a pas encore intégré tous ces bruits qui font de la maison un voilier essuyant une tempête au milieu de l’Atlantique ou cet Ar Men tristement abandonné par ses gardiens depuis l’automatisation des phares et dont je parle si souvent dans mes chroniques.
Une nouvelle patiente va arriver. C’est l’une des clientes de l’une de mes anciennes patientes, une jeune femme esthéticienne à laquelle, hier, j’ai écrit pour lui suggérer la lecture du roman d’Isabelle Desesquelles « Les hommes meurent et les femmes vieillissent ». Je n’avais jamais entendu parler de cet auteur. Je l’ai découverte en feuilletant le dernier double numéro de Télérama dont le titre m’avait interpellée « Croire ». Dans ce roman, merveilleux, Isabelle Desesquelles raconte la vie de plusieurs femmes d’une même famille unie par la même esthéticienne qui les accueillera le soir pour l’inauguration de son nouvel institut, de l’autre côté de la rue, l’Eden. Il y a Caroline, cinquante-neuf ans, « un châtain terne avec une mèche blonde qui devrait tout changer », Lili, quatre-vingt-trois ans, « blond platine », « infichue de savoir à son âge si Noël s’écrit avec un tréma ou un accent circonflexe », Barbara, « quatrorze ans, rousse, vire à l’orange l’été, n’aime pas les roux, n’aimerait pas sa soeur si elle en avait une », Clarisse « cinquante ans, brune avec les racines blanches une partie du mois, fréquente les cimetières, les couvents, les églises mais pas Dieu », Eve, « trente-deux ans, châtain clair, a su jongler avec trois balles dès l’âge de sept ans, juge les gens au premier coup d’oeil », Yves, « quarante-trois ans, blonde, mais ce sont des implants, regarde les nuages jusqu’à ce qu’ils lui racontent une histoire, a aimé se confesser gosse, très bon pour les condoléances, Manon, « vingt ans, les cheveux aile de corbeau, préfère la méchante reine à cette cruche de Blanche-Neige, écoute Kurt Cobain et vomit Lana Del Rey », Judith, « tout juste née, un duvet blond, ne sait rien mais connaît tout ce qu’on a oublié, se souvient pour peu de temps encore de l’aube immémoriale » et Jeanne, « quatre-vingt-quatorze ans, une crinière blanche ramassée dans un filet, cherche un parfum du passé qui lui ferait du bien ».
Une nouvelle patiente sera bientôt là. Nous avons eu seulement un échange par téléphone hier après-midi. Cette dame n’a jamais appris à conduire. Elle sera déposée par un de ses cinq enfants qui, peut-être, s’installera dans le canapé rouge, face à un feu réconfortant, avec notre Fantôme, notre berger australien, posté en sentinelle, en secrétaire quatre pattes que j’aurais aimé capable de tenir mon agenda. Dans moins de trente minutes, une nouvelle vie va s’ouvrir à moi. Je vais y entrer comme s’il s’agissait d’une armoire lorraine, haute, large et profonde ou d’une malle en osier dans le grenier d’une maison de famille. Je vais aller loin comme le ferait un légiste avec le corps livré à la lame de son scalpel. Je traverserai plusieurs épaisseurs. Au bout d’une heure trente, voire de deux heures, nous aurons déjà bien avancé dans la reconstitution du puzzle. Je saurai comment conduire les séances à venir pour aider cette dame à se sentir mieux.
Nous sommes rentrés mercredi soir de l’Ain, de chez ma belle-mère, Claude, qui rassemblait ses enfants, beaux-enfants et petits-enfants autour d’elle dans une maison qu’elle a repensé pendant plus de deux ans pour pouvoir s’y sentir bien, pour se l’approprier quand elle était avant tout la maison de son mari, Egmont dont le coeur a cessé de battre dans son sommeil, un vingt-sept octobre, date de ma naissance. Nous avions déjà pour point commun d’avoir vu le jour à Metz. Nous sommes désormais unis par une date.
Quand nous sommes arrivés le dimanche matin, nous avons trouvé la soeur de Stéphane, Catherine, son mari, Valentin et leur fille, Louise qui avait eu treize ans le dix-neuf décembre. Deux sapins scintillaient, un dans le grand salon et un autre dans l’atelier qui accueille aussi désormais un dortoir pour les enfants. La maison était colorée, joyeuse, chaleureuse. Les trois filles ont disparu dans l’atelier. Elles avaient tant de secrets à partager! Louis s’est mis au piano. Après le déjeuner, Louise a pu souffler ses treize bougies tandis que toute la famille réunie entonnait avec puissance un « joyeux anniversaire ». Je sentais toute l’émotion de Louise qui, pour la première fois, célébrait son anniversaire avec sa mamie, ses parents, ses deux tantes, ses deux oncles et ses cousins.
Pendant trois jours, nous avons pu être ensemble tout en étant dans nos rythmes qui ne sont pas les mêmes. Catherine et Valentin nous avaient offert de venir passer Noël en Roumanie. Ils y possèdent en plus de leur maison à Cluj une pension située en pleine nature entre forêts, rivière et petits villages aux maisons en bois colorées. Nous y sommes allés une fois. Nous avions quitté l’aéroport de Beauvais sous la neige et un froid mordant. La Roumanie, elle, sortait bien avant l’heure de son long hiver. Le magnolia dans le jardin de Cath et Vali commençait sa floraison. A la pension située à une heure trente de Cluj, nous avions retrouvé beaucoup de neige. Les enfants avaient adoré la vieille luge en bois, la piscine couverte, les saucisses à volonté toute la journée, le sauna et la promenade en calèche.
Mais, pour Noël, les filles et moi préférons le charme d’une maison de famille, une maison où l’on prend toute la mesure du temps qui passe, où, les grands enfants savent retrouver les 45 tours de leur adolescence, des pulls manches chauve-souris tricotés par une grand-mère, un journal intime, les albums de photos et, leurs enfants tricoter leurs propres souvenirs dans le prolongement de ceux de leurs parents. Dans une maison de famille, on peut convoquer ceux qui nous ont devancé dans cette éternité à la fois apaisante et angoissante. Un petit-fils peut aider sa mamie à dresser ta table avec le joli service Villeroy et Bosch d’une grand-mamie. On peut se demander où sont passés les santons que fabriquait lui-même un grand-père né à Saint-Rémy-de-Provence, couper les cheveux de son grand frère en se rappelant toutes ces coupes taillées dans la chevelure blanche et moussue de son père, se souvenir des « Bonjour la compagnie! » que lançait un papi en poussant la porte de la cuisine, la conception d’un premier enfant au moment de Noël voici seize ans, refaire le monde emmitouflés dans des plaids douillets, échanger littérature et philosophie dans la cuisine à l’heure des braves, laisser vivre en nous tous ces moments qui ont brodé nos vies et mesurer la profondeur des liens qui nous lie les uns aux autres.
Tant pis s’il y a beaucoup de logistique avec des menus à penser, des courses à faire, des tables à mettre, de la vaisselle à ranger, de lourdes casseroles à essuyer, que le poissonnier a fait l’impasse sur les bulots et oublié de préparer la lotte. Dominent l’esprit de famille et l’atmosphère de Noël, la joie d’être réunis. Par ailleurs, chacun fait sa part. Il y a ceux qui sont plus « courses », d’autres « préparation des repas » et il y a ceux qui sont « rangement ». Le plus complexe étant pour celui qui accueille de faire confiance, de laisser faire, par moment, et de ne pas vouloir tout superviser. Céleste n’avait pas envie de célébrer Noël dans une pension dédiée à l’accueil de personnes de passage aussi agréables soient-elles. Elle avait envie de se sentir au milieu des siens, dans une maison qu’elle aime beaucoup et a tant de plaisir à retrouver l’été pendant les grandes vacances.
Bien sûr, j’ai eu des pensées pour ma soeur et les siens passant Noël à la montagne, pour notre maman demeurée chez elle en région parisienne et m’ayant fait le reproche de ne pas conduire nos enfants à la messe. Le 24, j’ai eu mon petit tête à tête avec Jésus. Dans la très belle église de Bourg-en-Bresse, je me suis agenouillée devant la crèche après avoir allumé une bougie. J’ai pris le temps de remercier le Christ pour la force qu’il continue de m’envoyer, pour la bonne santé des miens et pour que je puisse le servir le mieux possible dans tout ce que j’entreprends.
Ma patiente est restée deux heures avec son corsage de mousseline noire parsemée d’étoiles dorées et son étole blanche. Je savais que Louis, en bas, devait piaffer d’impatience. Tant que je travaille, il est privé d’accès à Fortnite, ce jeu vidéo addictif qui permet aux jeunes de partager des parties avec leurs amis. Ma patiente a laissé derrière elle une odeur de chèvre-feuille et beaucoup de mouchoirs dans la poubelle en osier. Je suis entrée de plain pied dans la vie de cette femme de soixante-deux ans, veuve de son second mari emporté par un cancer du pancréas fulgurant en quinze jours voici un an, mère de quatre filles et un fils et grand-mère de huit petits-enfants. Cette femme m’a raconté comment sa mère l’avait confiée à une nourrice alors qu’elle était nourrisson et était partie travailler à Paris. Cette mère qu’elle ne voyait qu’une fois par mois quand elle venait régler la nourrice. Comment, à six ans, sa mère avait estimé que la nourrice coûtait trop cher et l’avait alors installée chez ses parents. Cette dame aurait aimé savoir pourquoi il n’y a avait jamais eu de papa, pourquoi sa mère comme ses oncles et tantes ne lui avaient jamais témoigné de tendresse. Cette femme me raconte comme devenir mère lui a semblé si facile, si naturel. Elle me parle de son divorce après que son premier mari ait voulu lui imposer sous leur toit sa maîtresse, les coups reçus et son second mariage avec un petit frère de son premier mari. La sarcoïdose dont souffrait son second mari et le cancer qui l’a emporté si brutalement. Elle m’explique comment, ses cinq enfants presqu’élevés, elle s’est formée pour devenir assistante maternelle. Comment son mari obligé de cesser son travail de transporteur s’occupait de la cuisine pour les repas des enfants. Elle pleure beaucoup. Elle réalise qu’elle n’a pas encore pu faire le deuil de son mari. Elle n’a pas aimé ce Noël. La sachant fatiguée et juste financièrement, ses enfants se sont occupés des courses et des repas. Elle a vécu ce Noël non pas de l’intérieur mais comme une spectatrice. Ses enfants la bousculent. Ils ne veulent pas la voir pleurer. Ils la pressent d’être encore et toujours cette mère forte, ce pilier familial qui rassure et garde le cap en toutes circonstances. Cette femme a seulement besoin qu’on lui laisse un espace pour s’effondrer sans se culpabiliser et, ensuite, de repartir dans sa vie avec sa belle énergie et son caractère bien trempé. Quand je lui ai dit quelle était une « sacrée bonne femme », son visage s’est illuminé. Je le pensais vraiment. Elle savait que j’étais sincère. Une nouvelle fois, on en revient à la confiance.
J’entends Louis qui joue avec ses amis et les a déjà prévenus: « les gars, à 14h30, je suis obligé d’arrêter car ma maman travaille ». Contrairement à ses deux soeurs, il ne dit pas encore « ma mère ». Je ne sais pas s’il le fera. Je n’ai jamais pu parler de la mienne autrement qu’en disant « maman ». Dans l’une de mes nouvelles, celle dans laquelle, justement, je parle de ma mère enfant, j’explique pourquoi, à l’oral, elle ne dit jamais « ma mère » mais toujours « maman ». On se trompe quand on pense que ce refus d’employer le mot « mère » traduirait une incapacité à se détacher de son parent, une volonté de rester dans une relation de subordination. Le mot « mère « est un mot sévère. Pour moi, il évoque le couvent avec sa mère supérieure, grande silhouette noire, rodant dans les couloirs.
La nuit est tombée. Un patient est reparti. Il a laissé derrière lui une grande boite de chocolats pour toute la famille et une odeur assez prononcée de tabac à rouler. Avec Julien, nous avons mis des couleurs sur l’année à venir. J’ai fait une promesse à Julien: celle de ne pas le laisser tomber tant qu’il ne serait pas tout à fait sorti de cette angoisse qui le dévore et lui fait tant redouter de s’assumer dans sa vie d’homme. Quand Julien avait neuf ans, il est rentré de l’école. Sa demie-soeur et son père n’étaient plus là. Sa demie-soeur avait été momentanément placée dans un foyer et son père incarcéré. Depuis qu’elle avait trois ans, son beau-père la violait. Ni les psychiatres ni les psychologues n’ont réussi à venir en aide à Julien chez lequel l’angoisse se traduit par des crises de vomissement effrayantes qui le clouent au lit, le laissent sans force, l’ont petit à petit marginalisé et empêché de travailler quand il est intelligent, drôle, proche des enfants et extrêmement responsable.
Cette année, Julien a connu des moments de répit, des moments où l’espoir renaissait. Nous avons été les retrouver ensemble. Je n’ai pas utilisé l’exercice du sapin car Julien, comme souvent ceux qui ont vu leur univers familial s’écrouler, est fragilisé par ces périodes de fin d’année. Nous avons surtout chercher à mettre des couleurs sur la nouvelle année.
Ce matin, avant de travailler, Fantôme et moi avons été voir Muguette. Les animaux étaient déjà soignés. Elle m’a donné une incroyable butternut. Je ne serai pas capable de dire son poids mais quand je suis remontée sur le vélo, il penchait terriblement du côté où je la portais! Si je savais qu’elle faisait partie de la famille des cucurbitacées, j’ignorais qu’elle était une variété de courge musquée et s’appelait, en français, doubeurre. J’en ai fait cuire la moitié à la cocotte-minute et vais en faire un flan pour le dîner. J’en apporterai une part à Muguette. Nous aimons bien échanger des recettes de cuisine. Un de ses fils ne jure que par le site Marmiton que Muguette, pour rire, à rebaptiser Mirliton. Ce matin, elle m’a raconté que dans l’émission « Silence, ça pousse! », Stéphane Marie avait invité les jardiniers à planter du thym car la position de la lune y était très favorable. Son ami Eugène, le Normand, qui était venu boire une tasse de café et dont la nourrice fut la célèbre Mère Denis l’a taquinée en lui demandant si elle allait aller au potager planter des « si-ça-vient ». Au début, je n’ai pas compris et lui ai demandé ce que c’était. Muguette et Eugène ont éclaté de rire. Il s’agit d’une moquerie destinée aux jardiniers qui plantent toujours en se disant: « on verra bien si ça vient ».
Nos filles sont restées dans l’Ain chez leur mamie Claude avec Louise. Toutes trois rentreront en TGV le 1er janvier. Ce soir, avec Louis, nous regarderons le « Bécassine » réalisé par Bruno Podalydès. Dans la bonne et vieille maison, nous avons tous les albums de Bécassine que notre mère lisait enfant. A cette époque, elle était bien loin d’imaginer qu’elle épouserait un jour un breton né dans le Finistère comme la si célèbre Bécassine. Le film n’était pas encore sorti sur les écrans qu’un groupe anarcho-indépendantiste appelé Dispac’h lançait un appel au boycott pour marquer son opposition à un film jugé rétrograde et raciste. Avant de naître à Clocher-les-Bécasses, Bécassine fut picarde. Son dessinateur, Pinchon, était originaire d’Amiens et, certainement, il n’aurait jamais pensé que les versions cinématographiques de Bécassine feraient autant de bruit dans le Landerneau!
Je vous souhaite à tous de passer une agréable fin d’année 2018 et vous dis à l’année prochaine avec de nouvelles chroniques! Encore un immense merci à ceux qui prennent le temps de me lire et, surtout, de me l’écrire et de partager avec moi leurs ressentis!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Belle chronique ma chérie. Enfin un Noël qui ne ressemble pas à la Buche. Je te souhaite par avance une belle année, celle de la renaissance.