Un matin, vous ouvrez les yeux. La lumière entre doucement dans votre chambre. Vous vous étirez. Vous réveillez votre corps en douceur. Doudou est là. Vous êtes un enfant qui dessine de gros coeurs sur les lettres qu’il destine à sa maman et qui les signe d’un « je t’aime, maman! ». Un matin, vous ouvrez les yeux. La lumière ne pénètre pas avec douceur dans votre chambre car il n’est pas encore six heures du matin et que vous n’habitez pas les Antilles françaises. Vous êtes maman. Vous avez trois enfants dont l’âge s’échelonne sur une grille qui va de sept et demi à trois et demi en passant par six dans trois jours. Vous avez quarante et un ans. Vous avez plus de cheveux blancs que de rides d’expression. Vous ne vous étirez pas. Vous ne révelllez pas votre corps en douceur. Vous désactivez votre téléphone qui fait office de réveil. Hier, dix fois au moins, vous avez vérifié qu’il était réglé sur la bonne heure. A la dixième fois, vous avez décidé de changer l’heure et, avec le recule, vous vous dîtes que vous avez été sacrément avisé! Vous êtes passé de 6h30 à 6h15. Avant de vous endormir, sombrer serait plus juste, après un week-end dense en festivités, bougies soufflées, verres de Tariquet premières vendanges et minutes ensoleillées, vous vous êtes rappelé qu’enfant vous ne pouviez pas fermer l’oeil avant un départ important avec votre classe car vous ne faisiez pas confiance à votre mère. Vous ne la croyiez pas capable de vous réveiller à l’heure dite. Vous vous attendiez, vaguement, à devoir aller la sortir du lit. Pourtant, cela n’était jamais arrivé. Elle était seulement d’une humeur de bouledogue et, un brin masochiste, vous la regardiez avaler les tartines beurrées qu’elle venait de vous préparer. Bien sûr, vous attendiez qu’elle ait fini de les engloutir pour le lui dire.
Ce lundi matin, à la fraîche, leur numéro deux part en classe de mer, dans le Morbihan. Depuis de longues semaines, en amont, leur maîtresse et sa fidèle assistante les préparent à ce séjour de sisx jours. Les enfants, déjà, ont une excellente idée de ce qu’ils vot découvrir à Pénestin: faune, flore, météo marine, déroulé du voyage, étape par étape et composition des dortoirs. Rien n’est alaissé au hasard et tout est fait pour que les petits élèves partent confiants, heureux et prêts à vivre à fond l’aventure collective. Numéro deux est une petite fille qui fêtera ses six ans le 13 avril. Sur ses faire-parts de naissance que sa maman avait bricolés elle-même, elle avait écrit d’une écriture noire qu’elle avait espéré jolie: « le front ceint de lilas et de glycine, Victoire est née au printemps le 13 du mois d’avril ». Numéro deux dort paisiblement. Depuis vendredi soir, la valise est prête. Il ne reste plus qu’à s’occuper du pique-nique et à glisser doudou dans le petit sac à dos avec un jeu de carte et un livre de petites poupées à habiller.
La maman saute dans ses vêtements. De la fenêtre de la salle de bains, elle découvre un brouillard qui la renvoie au milieu des péripéties du commissaire Maigret dans « le chien jaune ». La brume blanche a aspiré les contours du jardin, les champs de colza, les feuilles rousses du prunus. Elle renonce aux chaussures ouvertes du week-end, à la vue plongeante sur les ongles de ses orteils peinturlurés et elle glisse ses pieds pointure 39 ou 40, dans une paire de baskets en toile beige. Elle avance à pas de souris le long du couloir desservant les chambres et gagne l’entrée. Neige, le cochon d’Inde de l’école, en villégiature chez eux le temps d’un week-end, a révolutionné toute la litière qu’elle avait pris le temps de changer la veille. Elle pousse la porte qui donne sur la pièce cuisine/salle à manger/ salon et là, une odeur puissante l’assaille. Après qu’elle ait subi les assauts de tendresse répétée de leur chiot, un berger australien de quatre mois, ses yeux isolent, sur le tapis, une sorte de haute pyramide noire foncée à la base délicieusement coulante et au-dessus légèrement sec. Avant qu’elle ait eu le temps de parer le coup, la grosse boule de poils a réduit en galette de sarrazin forcément bio pour avoir une couleur pareille, le fragile édifice, avec ses énormes pattes. Elle expédie Fantôme sur la terrasse prestement et se précipite dans le garage où elle met la main sur une brosse et un seau.
Numéro trois fait son entrée. Il tient, dans sa main droite, ses chaussures neuves et de sa main gauche, il frotte ses yeux pour en chasser les dernières bribes de sommeil. Il est 6 heures quinze. Elle lui intime l’ordre de retourner dans sa chambre et de l’y attendre. Il tourne les talons. Il n’insiste pas. L’heure est grave. Il le sent! Numéro deux dort toujours. De même que le papa qui a passé une vilaine nuit à vivre, déjà, par le menu, tous les temps forts de son lundi de patron de PME., artiste-peintre et photographe recyclé dans les énergies renouvelables. La maman aimerait qu’il vienne en renfort mais elle ne demande rien. Elle sait que la fatigue morale et physique accumulée depuis les dix jours de vacances à Noël l’empêche de venir lui prêter main forte. Alors, elle frotte le tapis un peu plus énergiquement, voire férocement et, dehors, nettoie les pattes du chien qui s’offre à elle les quatre fers en l’air. Il est six heures vingt-deux.
Sur le dessus de la poubelle destinée au tri sélectif, le tapis de la cuisine séche à présent. Les tulipes sortent de la brume. Au-dessus des champs jaunes, les nappes de brouillard son toujours aussi denses. Numéro trois croque avidement dans la cracotte de nutella tout en alignant sur la table ses pirates et ses chevaliers playmobil. A l’étage, numéro un qui a investi depuis quinze jours la chambre dévolue aux proches de passage dort à poings fermés. Avec le changement d’heure et le retour des beaux et longs jours, elle peine à trouver le sommeil. Elle traverse à nouveau une phase un peu agitée, un épisode rebelle que sa mère absorbe comme un putching ball. Elle est comme ça quand son père a tendance à jouer un peu trop souvent à son goût les filles de l’air et ce depuis la première grande séparation à l’âge de dix-sept mois.
Tandis que le chiot pleure dehors car il aspire à rentrer, que le cochon d’inde aimerait recevoir ses deux cuillères de céréales, que Sucrette, le poisson rouge, attend ses cinq miettes de nourriture déshydratée, que numéro trois réclame un verre de jus de fruits, une maman constitue le pique-nique de numéro deux. Elle essaie de ne rien oublier: sandwich, chips, tomates cerises, gourdes de compote, cube de fromage fondu, banane et p
etits gâteaux. C’est prêt. Elle laisse numéro trois avec ses pirates et ses chevaliers et va réveiller numéro deux. Elle se penche au-dessus de son visage endormi et lui souffle de se réveiller tout en caressant sa joue. La petite fille ouvre presqu’instantanément ses yeux bruns et enfile un à un les vêtements que sa mère lui tend. Un coup d’éponge sur le museau, quelques coups de brosse dans les cheveux et numéro deux est paré.
7h10. Des bruits d’eau. Un papa est sous sa douche. La petite fille avale à la va vite son petit-déjeuner et file à l’étage chercher quelques crayons de couleur qu’elle glisse dans son sac à dos. Un baiser mouillé à un papa qui est encore dans la salle de bains, un autre à un petit frère poisseux de chocolat, un câlin à Fantôme, un coucou à sucrette, une caresse à Neige et la petite fille est dans la voiture. La maman ne retrouve pas le bip qui commande l’ouverture automatique du portail qui aime tant à se bloquer toujours quand il ne faudrait pas. Hier, numéro un et sa grande cousine ont joué dans la voiture. Comme trace de leur passage, trois ombrelles de la collection du grand-père paternel. Le bip est introuvable. Pas grave! On ouvre manuellement. La voiture avance sur la petite route. A l’arrière, la petite fille serre sur son ventre son sac à dos. On prend le petit chemin, celui que son mari lui interdit et qui passe entre deux grands champs de colza. La vitre arrière de sa voiture est si sale qu’elle a l’impression d’avoir traversé une petite partie du Sahara du sud marocain jusqu’à la Mauritanie. Elle se gare sur le parking. Numéro deux tient absolument à tirer sa valise rouge. Elle ne part que cinq jours mais sa valise est énorme. En Bretagne, il peut faire tous les temps alors on est obligé de mettre un peu de tout : du chaud, du demi saison et du léger.
Certains enfants sont accompagnés de toute leur famille. On sent les parents émus. Elle, elle l’est même si elle a déjà un départ en classe de mer à son actif, celui de numéro un au même âge que numéro deux et avec la même équipe enseignante. On glisse dans la boite prévue à cet effet la lettre qui sera lue ce soir aux enfants par Pierrette, l’ASEM, la maman de substitution, au moment du coucher. Dans une autre boite, les médicaments pour les enfants malades. La maman hisse la valise de numéro deux dans le ventre du bus à deux étages très luxueux qui lui rappelle ceux qu’ils avaient empruntés, son mari et elle, pour remonter l’Amérique du Sud de la Patagonie chilienne au Pérou, toute l’Amérique centrale au pas de charge, du Panama au Guatemala, avec un arrêt dantesque à Managua la sublime capitale du Nicaragua, un petit bout du Canada et un grand bout de l’Inde. Les animateurs font monter les enfants. Les vitres sont sombres.
On a du mal à discerner les visages depuis l’extérieur. Les parents sont très émus. On les sent qui fournissent de gros efforts pour retenir leurs larmes. Alors, la maman de trois fait le clown comme à son habitude pour dissimuler sa propre émotion et aider les autres parents à tenir jusqu’au départ. Aussi loin qu’elle se le rappelle, depuis le bac de français jusqu’à sa dernière formation professionnelle, elle a toujours agi de la sorte: fait rire pour détendre les autres et se détendre elle-même. A l’intérieur, elle fait signe à numéro deux qui dispute déjà une partie de cartes avec trois autres camarades autour d’une table.
Le signe du départ est donné. Les portes du car se ferment dans un bruit de soucoupe volante. Grandes et petites mains s’agitent. Les yeux des parents brillent. Des larmes coulent, vite essuyées du plat ou du revers d’une main fébrile. Il est spécial ce premier séjour des enfants de dernière année de maternelle. Cinq sont restés à quai. Les parents n’étaient pas prêts à laisser partir leurs enfants. Le car disparaît dans un bruit de corne de brume que les élèves de la garderie périscolaire entendent. Alors, ils se mettent aux fenêtres et agitent des mouchoirs au passage de leurs petits camarades sur la départementale traversant le coeur du village. Le brouillard avale le car, les enfants et l’équipe pédaogique. Barbara est là, quelque part, cachée derrière son voile de regrets et de pluie entre deux cargos imaginaires sur ce parking qui n’a jamais vu l’océan Atlantique ni entendu le son du biniou.
La maman rentre. Deux enfants, un chiot, un cochon d’Inde et un poisson rouge l’attendent. Elle serait bien partie, elle aussi! Partie là où elle sait se ressourcer, se recharger en énergie et ce depuis les premiers temps de son enfance, le sud du finistère et ce, même si un séjour dans la famille paternelle se soldait, à l’époque, par une prise de quatre kilos en moins de dix jours! C’est que les longues marches le long des grandes plages aérées de ce bout de fin de terre ne suffisaient jamais à absorber les cinquante grammes de beurre salé ingérés à chaque repas! C’est à dire, 1500 calories rien qu’en beurre!
Quand elle arrive, les portes du portail ne se sont pas refermées. Il déteste l’humidité. Elle se rue à l’intérieur. Elle a peur que Fantôme n’ait pris la clef des champs. A la table de la cuisine, numéro un petit-déjeune. Très calmement, elle lui dit que Fantôme est dehors. En effet, la grosse boule de poils est étendue sur les dalles entre lesquelles des brins d’herbe ont poussé. Numéro un est habillée comme en plein été: robe ultra légère, gilet de coton et pieds nus dans des ballerines blanches. A l’étage, numéro trois jette bruyamment les poupées barbie de ses soeurs sur les meubles. Il est en tee-shirt et caleçon. Le papa, lui, est déjà dans son bureau au fond du jardin. Il est 8h00. La maman demande à numéro un de s’habiller un peu plus chaudement et, surtout, de mettre une paire de collants qu’elle pourra retirer quand le brouillard se sera dissipé et que le soleil aura chassé toute l’humidité ambiante. C’est la drâme. Numéro un ne veut pas se changer. Le non est catégorique et la maman s’emporte. La petite fille est très en colère et la maman aussi. La petite fille ne veut pas se changer car c’est son papa qui lui a donné ces vêtements là. La maman sait que son mari lui a donné ces vêtements-là car ce sont ceux qu’il a trouvés à l’étage et qu’il voulait aller travailler le plus vite possible. La maman finit par dire à la petite fille de faire ce que bon lui semble et part charger Neige et les sacs de litière et de foin dans sa voiture. La cage du cochon d’Inde prend toute la place dans son coffre. La petite fille enfile des collants. Elle pleure toujours. La maman la prend par la main et la conduit dans la salle de bains où elle passe sur ses yeux tout
rouge une éponge humide. Fin de la tragédie!
8h50. L’école ouvre ses portes. Numéro un accompagne avec sa maman numéro trois dans sa classe. Cela va vite. Devant la classe de numéro deux, c’est le calme absolu: aucun enfant entrain de suspendre son cartable à son crochet ou d’enfiler ses petits chaussons. Ils sont tous dans le car, direction les plages du golfe du Morbihan. Dans la cour, numéro un retrouve ses petites amies et ses deux amoureux. Elle suit sa maman le long du grillage vert et lui donne un dernier baiser. Ses yeux sont encore un peu rouges.
La maman file faire des courses. Le réfrigérateur est vide. La tension retombe mais une partie d’elle est en colère. Elle cherche à évacuer cette colère avec quelques unes des plus jolies chansons de Stevie Wonder mais elle a du mal. En un tour de main, les courses sont faites. Elle s’est offert un CD de Maria Teresa, une chanteuse de fado dont elle entend dire le plus grand bien depuis quelques années. Le retour se fait au son des accords d’accordéon. La chanteuse a un très belle voix et la maman se laisse emmener sur la plage du port de Mindelo au Cap-Vert et sur les hauteurs de Lisbonne. La musique adoucit les moeurs et son exaspération diminue jusqu’à ce qu’elle dévouvre, à l’étage de la maison, d’autres petites pyramides malodorantes abandonnées entre les motifs géométriques d’un tapis persan de sa grand-mère et, pire que ça, LE doudou fétiche de Victoire sur le banc du bureau d’écolier. Elle l’a oublié là quand elle est montée chercher des crayons de couleurs.
Dix minutes plus loin, elle a nettoyé les cadeaux de Fantôme, appelé le directeur du centre de vacances dans le Morbihan et mis dans une enveloppe bulle ce qui reste de doudou dont un bout de chaussette utilisée pour redonner un peu de corps à son pauvre ventre. 11h45. Elle quitte la poste. Le monsieur qui a pesé son enveloppe était gentil comme tout. Comme il n’y avait plus personne au guichet, il lui a raconté qu’il s’en revenait de quinze jours dans le massif central et que sa femme et lui avaient eu un temps magnifique. Preuve à l’appui: sa peau tannée de vieil alpiniste ou de marin-pêcheur.
Enfin, dans sa voiture, elle a senti qu’elle commençait à se relâcher. Elle espérait que sa petite fille n’aurait pas trop de mal à trouver le sommeil ce soir sans son doudou et ce bout de chaussette en coton gris dans lequel elle plonge ses narines tout en suçant activement son pouce. Le temps qu’il lui arrive, normalement le jour de ses six ans, elle aura Lumicâlin, un ourson blanc dont la couleur des pattes et du ventre change, cadeau du Père Noël. Plus aucune trace de brouillard. Un ciel tout bleu. Elle a baissé la vitre de son côté et essaie de respirer l’odeur des lilas et de la glycine. Numéro un pourra glisser ses collants dans son cartable avant d’aller déjeuner à la cantine! Numéro deux sera arrivée à bon port pour le goûter. Ce soir, via le fil rouge téléphonique, tous les parents auront des nouvelles de la classe et chacun sera rassuré!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner