Hier soir, comme tous les soirs, elle entre dans la chambre des enfants pour surprendre l’expression de leurs visages endormis et déposer un baiser sur leur joue. Le pied de numéro deux dépasse du lit. Elle le glisse sous la couette. Dans la deuxième chambre, numéro un et numéro trois dorment paisiblement. Les bras de numéro un sont au-dessus de sa tête, abandonnés sur l’oreiller, dans une posture propre aux tout-petits. A côté de numéro trois, son « géant transformer » monte la garde. En pénétrant dans cette chambre, son cœur se serre. En fin de journée, les filles, encadrées par leur papa et tandis que numéro trois jouait tranquillement à l’étage, ont décidé de faire du tri dans leurs affaires et d’aider ainsi le Père Noël à gâter le plus grand nombre d’enfants.
La plupart des peluches qui envahissaient les lits ont disparu. La maman savait l’histoire de chacune et quand elle avait fait son entrée dans la vie des enfants. Elle pense que si elle a autant investi les peluches des enfants, c’est en raison de l’histoire du petit ours Michka que sa mère n’a jamais pu leur raconter sans que sa voix soit brisée par l’émotion. Numéro un s’est séparé d’une partie des jeux rangés au-dessus de son armoire. L’épaisseur de la couche de poussière qui les recouvrait témoignait du peu d’intérêt qui leur était porté. La grande fille de huit ans s’est aussi défait des boites à bijoux, boites à musique qui meublaient le dessus de sa commode. De son côté, numéro deux a décidé de donner le premier lit pour poupées que le Père Noël lui avait offert, une coiffeuse et son tabouret à l’effigie de Cendrillon et son tout premier poupon « chocolat » qu’elle considérait vraiment comme son enfant. La maman n’a rien dit mais elle s’est rappelé le temps passé à choisir ce poupon et le bonheur de numéro deux en le découvrant au pied du sapin, voici quatre ans.
Continuant sur sa lancée, numéro un a également retiré des portes de son armoire les dessins et les collages qu’elle avait réalisés à l’école maternelle. Si la chambre de numéro deux n’a pas trop changé de physionomie, celle de numéro un semble désepérement vide. La maman y voit là un signe que le temps passe, qu’elle vieillit tandis que numéro un grandit, qu’elle aspire à autre chose et qu’il lui incombe d’accompagner positivement ses avancées en se gardant surtout de lui transmettre cette approche nostalgique des choses héritée de ses propres parents et qui est à la fois un bonheur et une douleur. Elle aimait tout particulièrement ces dessins. Numéro un lui a glissé après avoir senti que sa maman avait un peu de mal à se faire à la nudité des portes de son armoire : « tu sais, avec papa, je vais peindre une belle aquarelle ».
Hier soir, dans la chambre où tout est désormais si bien rangé, ses yeux rencontrent, sur le bord de la fenêtre, cette bible illustrée par des enfants qui avait durablement disparu dans les entrailles de l’armoire de numéro un. Elle regarde l’arche de Noé voguant sur les flots avec, à son bord, tous les animaux de la création. Maintenant, elle se rappelle qu’aujourd’hui, c’était le premier dimanche de l’Avent et que, traditionnellement, à cette date, ils installent la crèche et allument une première grosse bougie. Deux jours durant, la maison a été trop pleine de vie, trop bruyante des éclats de rire de sept enfants pour que l’on puisse raisonnablement sortir de l’obscurité de l’armoire la grande boite à chaussure contenant la crèche et les santons, religieusement enmaillottés, d’une année sur l’autre, dans des morceaux de sopalin par les petites mains du trio. La plupart des santons signés Carbonel lui ont été offerts à sa naissance. Elle en a acheté d’autres quand ils habitaient encore dans le Gard. Elle s’était dit, à l’époque, qu’elle aimerait beaucoup agrandir, tous les ans, la famille de santons et elle n’en avait acquis que quatre nouveaux.
Mercredi, sans doute, entre deux activités extra scolaires, ils prépareront la crèche. Ils froisseront des feuilles de papier rocher pour imiter les reliefs du paysage. Ils feront un lit de feuilles mortes, ajouteront ça et là un peu de mousse et les enfants, avec soin, délivreront, un à un, les santons de leur bout de papier légèrement jauni. Au fond de ses oreilles retentira une chanson, celle du Noël des petits santons. C’est le chant de Noël qu’elle affectionne le plus depuis qu’elle est enfant. Il y est question de petits santons qui sommeillent au fond d’une boite en carton, qui la quittent quand paraît l’étoile d’or, qui vont porter à Dieu leurs vœux et d’un Noël, joyeux Noël, en Provence. Comme tous les ans, numéro deux essaiera de cacher le pauvre Michaud au bras cassé qui heurte trop son sens esthétique. Tous les jours, elle s’amusera à réorganiser la crèche. Elle repensera la disposition des santons, des feuilles. Numéro un fera tenir un ange en équilibre sur le toit de la crèche et numéro trois réclamera le petit Jésus. Comme on le lui refusera lui expliquant qu’il n’est pas encore né, il se mettra en colère avant de jeter son dévolu sur les rois mages et leurs montures à bosses. Jeudi, les enfants pourront ouvrir la première case de leurs calendriers de l’Avent, calendriers de lavande.
Dans l’embrasure de la porte, elle repense aux deux jours écoulés, au bonheur de numéro trois de souffler ses quatre bougies entouré par son parrain et sa marraine, à la joie de numéro un et de la fille aînée de la marraine de numéro trois de se retrouver après de longs mois sans se voir, à la recherche méthodique par la bande des garçons de silex et autres fossiles de dinosaures dans les graviers de la cour, à la classe de filles dirigée de main de maître par une grande cousine tout auréolée de son récent statut de collégienne et aux parents sirotant un ti’punch devant la cheminée au feu crépitant.
Son regard glisse sur le bonhomme de neige fixé au fond d’un pot de confiture et qui se couvre de paillettes quand on le retourne. Il a été confectionné par les enfants de l’école pour le traditionnel marché de Noël. Dans son esprit, les souvenirs se télescopent. Les souvenirs gardois percutent les souvenirs parisiens. Pas un Noël breton en stocke. Elle revoit le sapin, toujours trop grand, acheté par leur père, les larmes dans les yeux de leur mère quand elle sortait du grand carton remisé dans le grenier qui ne sera sans doute jamais transformé en immense bibliothèque, la crèche fabriquée par son grand-père paternel durant sa longue captivité de 1914 à 1918 et le petit ange en bois envoyé par son père depuis son camp de prisonniers de Colditz ou Lübeck quand elle avait deux ou trois ans.
Et maintenant, elle est avec sa sœur quelque part entre boulevard Saint Germain et rue Saint André des Arts. Nous sommes en 1996. Sa sœur a 21 ans. Elle en a 26. Elles se sont achetées des cookies. Elle sent la chaleur des gâteaux dans le creux de sa main. Le sachet se tache de petites auréoles de graisse transparentes. Elles vont au cinéma voir le film de Sandrine Veysset « y aura-t-il de la neige à Noël ? ». Elles sont si bouleversées par l’histoire de cette mère qui élève dans une ferme de la Drôme ses sept enfants qu’elle a eu d’un homme qui a déjà une première famille « légitime » que les cookies ne passent pas.
En refermant la porte de la chambre des enfants, elle range dans un coin de sa mémoire ses souvenirs de Noël. Avant de fermer les yeux, elle se dit qu’elle espère que ses enfants croiront encore longtemps en l’existence du Père Noël.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner