Voici plusieurs semaines, j’ai offert à ma belle-mère, ma mère et ma soeur de venir célébrer Pâques à la maison. Ma mère et ma soeur m’ont très vite répondu qu’elles seraient là. Puis, ma soeur s’est souvenue que son mari fêterait son anniversaire la veille du dimanche de Pâques et qu’il aurait sans doute envie de réunir quelques amis chez eux. Le lendemain, ils seraient trop fatigués pour prendre la route. Je proposais alors à la marraine de Louis et à ses deux enfants que les nôtres considèrent comme leurs cousins de venir à la maison. Aurélie était ravie! Tous les Parisiens aspirent à quitter leur grande ville pour venir respirer le bon air de la campagne, troquer les particules fines et élémentaires contre des produits chimiques et un doux parfum de lisier! On ne se refait pas: j’aime l’odeur du produit d’entretien utilisé pour nettoyer les couloirs du métro parisien; le printemps qui explose dans les petits poumons verts que cernent avenues et boulevards; les terrasses des cafés prises d’assaut dès les premiers rayons de soleil et les tissus légers qui viennent flotter autour des jambes enfin libres.
Aurélie et ses deux enfants devaient donc venir nous voir mais, Plume, leur petite chatte, a développé un diabète. Aurélie a commencé à lui faire des piqures deux fois par jour et l’assistante vétérinaire ne pouvait pas la relayer. A quelques jours de Pâques, ma belle-soeur qui vit en Roumanie avec son mari et leur fille Louise à peine plus jeune que Victoire appelait son frère pour lui annoncer qu’ils seraient à Paris et qu’avant de rejoindre leur mère en Haute-Corse, ils auraient pu venir déjeuner avec nous le dimanche. Comme, finalement, Mathieu, le mari de ma soeur, cette année, n’avait pas le coeur à célébrer son anniversaire entouré d’amis, ma soeur m’a demandé, contrariée, si, à la dernière minute, nous les acceptions encore. Je me disais que Victoire serait ravie d’avoir presque toute sa famille autour d’elle pour souffler ses treize bougies avec deux semaines d’avance. La suppression des trains sur la ligne Paris-Nevers en raison de travaux a rendu la visite de la branche roumaine impossible. Ce n’est que partie remise. Cette organisation de notre week-end pascal m’a vraiment fait penser au jeu de la chaise musicale. Dans le doute, une semaine avant, j’avais acheté et congelé un gigot en provenance de Nouvelle-Zélande. Je le savais assez volumineux pour nourrir plus de dix, voire quinze personnes.
Le vendredi soir, ma mère arrivait et s’empressait d’aller jouer, pour ses petits-enfants, la grand-mère taxi. Nos enfants, contrairement à la plupart de leurs camarades, n’ont pas de famille sur place si bien qu’ils sont, plus que les autres, condamnés à rester en étude quand des professeurs sont absents où à la garderie jusqu’à la fermeture. Le dimanche, ma soeur, son mari, Valentin et leur petite Charlotte qui aura un an le seize juin se garaient devant la maison. Fantôme les accueillait avec force démonstration de joie. Margot, leur aînée qui a passé son bac avec un an d’avance, avait préféré demeurer à Paris pour travailler. Depuis septembre, elle est inscrite dans une prépa de médecine où, avant d’intégrer la première année dans une faculté, elle absorbe tout le programme à venir de manière à optimiser ses chances de passer le cap du concours. Nous savons tous que Margot fera un excellent médecin, calme, pragmatique et dotée d’une grande finesse psychologique. Son père pense qu’elle sera un médecin dans la même veine que son grand-oncle Noël, le frère aîné de ce grand-père qu’aucun de nos enfants n’a connu. Le diagnostic de notre oncle était d’une fiabilité remarquable. C’est lui qui, lorsque nous voyagions, nous soignait à distance. Je me rappelle comment il avait diagnostiqué les extrasystoles de Stéphane alors que nous étions en Patagonie, à Punta Arenas, la ville la plus australe du monde. Maintenant que j’exerce mon métier de sophrologue, il m’arrive de me tourner vers lui quand je m’interroge sur la pathologie dont souffre un patient.
Nous profitons de ce long week-end de Pâques pour fêter en famille l’anniversaire de Mathieu et celui de Victoire qui, dans quinze jours, avec sa jumelle, Léa, née le même jour, réunira ses meilleures amies à la maison du samedi au dimanche. Léa et Victoire se connaissent depuis la grande section. C’est pendant un séjour avec leur classe dans le Morbihan qu’elles ont soufflé pour la toute première fois leurs bougies ensemble. Pierrette, la fidèle assistante de leur maîtresse, Véronique, avait eu pour les filles une très tendre attention. Elle leur avait offert à chacune une histoire. Celle de Victoire s’intitulait » Marlène la baleine » et elle est toujours rangée sur l’une des étagères de la bibliothèque. Nous l’avons lue et relue un nombre incalculable de fois. Quant à Véronique, le soir venu, elle avait appelé les parents pour qu’ils aient la possibilité de fêter de vive voix un joyeux anniversaire à leur fille. Cette année, ce sera la septième édition de leur anniversaire commun, toujours fêté chez nous. Sur les photos prisonnières de l’ordinateur, on voit, d’année en année, les filles et leurs amis grandir, se transformer, passer de l’enfance à l’adolescence. Les filles ont souvent eu la chance de bénéficier d’un temps radieux quand elles réunissaient leurs amis. Au début, on comptait une vingtaine d’enfants à s’égayer dans le jardin, à disputer des parties de cache-cache dans la maison et à marcher tout autour du plateau. En avançant en âge, Léa et Victoire ont invité de moins en moins d’amis et ont fini par ne plus fêter leur anniversaire qu’avec des filles. Ce choix d’exclure les garçons avec lesquels elles ont tissé des liens d’amitié très solides depuis l’école maternelle m’a désolée mais c’est leur anniversaire, pas le mien et, au collège, ils échangent toujours avec le même plaisir.
Le samedi soir, ma mère, Céleste et moi partons assister à la vigile pascale célébrée dans l’église Saint Etienne sur les hauteurs de Château-Renard. Ce ravissant village qui, lentement, s’endort, a été durablement un bourg prospère, très marqué par les luttes sanglantes ayant opposé les catholiques aux protestants. L’église Saint Etienne a été longtemps interdite d’accès aux catholiques. Je n’ai participé qu’une seule fois à une veillée de Pâques. J’avais quinze ans. Notre unique cousine germaine était venue passer avec nous une semaine à Font-Romeu. A l’époque nous habitions dans le Tarn. Les Pyrénées étaient les montagnes les plus proches. En avril, il faisait un temps magnifique. Nous skiions en tee-shirt sur une neige de printemps, pique-niquions sur les pistes et l’oubli de mes lunettes de soleil m’avait valu un début de conjonctivite des neiges. Notre père s’était inscrit dans un groupe de skieurs de fond chevronnés quand il n’avait jamais pratiqué ce sport très physique! Les skis, les bâtons et les chaussures prennent la poussière depuis plus de trente ans dans l’immense grenier de la bonne et vieille maison de Pont. Notre mère, notre cousine, ma soeur et moi avions assisté à la veillée de Pâques dans une ravissante petite église. Je me rappelle encore cette atmosphère de crypte, les cierges éclairant faiblement l’assemblée et l’odeur de l’encens. J’avais eu l’impression de revenir à l’époque des premiers chrétiens, l’époque où le poisson leur servait de signe de reconnaissance, l’époque où les célébrations étaient secrètes et les chrétiens jetés en pâture aux animaux sauvages par les Romains. Je n’étais pas loin de m’imaginer en Callina, héroïne de « Quo Vadis » que j’avais lu avant d’en voir l’adaptation américaine pour le cinéma avec Robert Taylor et Deborah Kerr.
J’aurais aimé que Victoire nous accompagne mais elle est à l’anniversaire de l’une de ses amies. Quand nous arrivons devant la porte rouge de l’église Saint Etienne, la nuit est tout à fait tombée. Nous sommes accueillis par les jeunes du MRJC encadrée par Topacio et sa contagieuse bonne humeur. Topacio anime les réunions d’aumônerie pour les jeunes qui se marchent vers la confirmation. Le MRJC est le mouvement rural des jeunes chrétiens. Toute l’année sont organisés des actions de terrain, des temps de partage et, l’été, des colonies en plein air. Tous ces jeunes sont charmants, souriants et bien dans leur peau. A l’issue de la veillée, ils marcheront avec des adultes jusqu’au point du jour. Cette marche sera ponctuée, toutes les heures, d’un temps de prière, de jeux dans les fermes ayant accepté de les accueillir. Depuis que nous avons posé nos bagages dans le Loiret, j’ai très envie de participer à cette marche. Mais, cette année encore, je sens que ma fatigue est un frein à la concrétisation de ce projet. Les marches nocturnes, celles que notre fils préfère, sont des moments tout à fait à part. On sort du temps. On ne cherche plus à appréhender les distances. On se laisse porter par ses pas. On entre en soi. On entre en oraison. Symboliquement, on vit vraiment le passage de la nuit à la lumière, de la mort à la vie par le mystère de la Résurrection.
Paul, notre nouveau Père, récemment ordonné, allume le feu devant l’église dont les portes ont été fermées. Nos cierges sont allumés à la flamme du feu nouveau. Nous entrons dans l’église plongée dans l’obscurité et nos visages sont éclairés comme dans une toile de Fantin-Latour par nos bougies. Le psaume de la création est magnifique. Il vient nous rappeler les beautés de cette terre qui nous est offerte et que nous détruisons en conscience un peu plus chaque jour. La lecture du livre de l’Exode nous unit par la prière à nos frères juifs qui, eux, de par le monde, célèbrent la fuite de leur peuple d’Egypte et leur traversée du désert jusqu’à la mer rouge mené par Moïse. La lecture du livre d’Isaïe nous parle de l’amour du Seigneur pour Jérusalem. A son écoute, je ne peux m’empêcher de penser à toutes les croisades menées en son nom. Jérusalem, ville sainte pour les trois grandes religions monothéistes et donc trois édifices religieux: l’église du Saint-Sépulcre, le dôme du Rocher et la grande synagogue de Belz.
Après les textes tirés de l’Ancien Testament, Stéphanie qui accompagne les parents dans la préparation au baptême des enfants nous lit un extrait de l’Evangile de Jésus-Christ selon Saint Marc. C’est le récit de la découverte par Marie Madeleine et Marie, mère de Jacques et Salomé du tombeau vide du Christ et de la rencontre avec l’ange qui leur annonce sa résurrection et les invite à aller trouver les disciples et Pierre pour leur dire que Jésus les précède en Galilee et que c’est là qu’ils le retrouveront.
Vient le temps de la liturgie baptismale. C’est Lucie qui va recevoir le baptême. Avec beaucoup de pudeur, Paul raconte ce que Lucie et les siens ont vécu voici un peu plus d’un an. Toute la famille dormait paisiblement quand les pleurs de leur bébé retentissant dans le babyphone ont tiré Lucie de son sommeil. Un incendie s’était déclaré dans la maison. Lucie et son mari ont tout juste eu le temps d’aller chercher leurs deux autres enfants et de sortir. Le feu a tout détruit. L’incendie leur a tout pris mais leur vie était sauve. Dans les jours qui ont suivi l’incendie, Lucie a appelé la paroisse et a demandé à se préparer au baptême. Elle ressentait que Dieu les avait sauvés son mari et leurs trois enfants. Elle ressentait comme une urgence la nécessité de rejoindre la grande famille des chrétiens. Paul explique comment, tout d’un coup, à l’approche de la veillée, il a été saisi d’une angoisse terrible. Tout ce que Lucie et son mari avaient possédé sur cette terre avait été réduit en cendres par le feu et la veillée pascale s’ouvrait sur le feu. Comment Lucie pourrait-elle vivre ce moment? Mais elle a tout de suite rassuré Paul. Pour elle, le feu avait eu un rôle purificateur. Il lui avait permis d’ouvrir son coeur à l’amour de Dieu.
Devant l’assemblée des fidèles nombreux réunis, Lucie reçoit le baptême. Nous sommes tous très émus. Ce soir, nous vivons un vrai temps de partage. Quand nous quittons l’église et que Paul nous offre ses larges bras et son grand sourire, je le remercie pour cette magnifique célébration et lui dis que, cette fois, pas une seule fois, mon esprit ne s’est évadé. Je suis restée présente d’un bout à l’autre de la veillée portée par toute cette chaleur, cette énergie, cette foi saine et profonde. Il s’en réjouit. J’avais écrit à Paul combien, trop souvent, je m’ennuie à la messe et ne parviens pas à rester présente à ce qui s’y passe. Une belle messe, c’est comme un beau cours. Il faut que s’unisse en une seule présence l’énergie bienveillante de celui qui porte la parole et l’écoute active de ceux qui la reçoivent.
Tandis que Céleste, ma mère et moi fendons une nuit noire et épaisse pour rejoindre la voiture, les marcheurs prennent des forces avant de se mettre en chemin jusqu’au matin. Les deux jours qui suivent s’écoulent paisiblement dans une ambiance joyeuse et très détendue entre chasse aux oeufs, déjeuner pascal, bougies d’anniversaire, accro-branche, promenades, sauts dans le trampoline et petit-déjeuner pantagruélique. Le samedi soir, nous sommes tous installés sur la mezzanine à l’étage de la maison et regardons ou revoyons « le sens de la fête ». Charlotte, comme toujours, quand nous sommes nombreux, qu’elle est passée de bras en bras et change d’environnement, ne parvient pas à trouver le sommeil. Alors, elle reste avec nous, dos à la télévision, tape dans les mains, sourit, éclate de rire et se promène au milieu de tout ce parterre de jambes et de pieds. Cette petite fille a un goût musical très sûr: elle adore le groovy « get down saturday night » d’Oliver Cheatham. Charlotte, comme son cousin Louis, est née sous le signe de l’hyper énergie. Ces deux enfants, plus que leurs aînés, semblent avoir reçu en héritage le sens de la fête.
Je sais que lorsque tous nos enfants commenceront à sortir, les nuits seront longues pour nous parents à devenir demain aussi longtemps qu’ils seront encore à la maison. Ensuite, ce sera le grand lâcher-prise et, comme nos parents avant nous, nous apprendrons à vivre sans plus maîtriser leur emploi du temps. Une page sera alors définitivement tournée.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner