Vendredi 24 février. Le trio rentre de l’école. Les vacances de février commencent ce soir. Les ventres des cartables des filles sont tendus à craquer. Les casiers ont été entièrement vidés. Pas un cahier, pas un classeur, pas un porte-document ne manque à l’appel. Les enfants veulent tout de suite faire admirer le travail accompli depuis le début de l’année. Numéro un commence. Elle est particulièrement fière d’avoir réussi ses évaluations sur la préhistoire. Dans la classe de numéro trois, l’Epiphanie a été l’occasion de décliner mille et un apprentissages sur le thème de la galette. Les cahiers de numéro deux regorgent de « TB ». Elle s’amuse de constater, par elle-même, combien son écriture s’est affinée depuis l’entrée en CP. Comme à chaque fois, numéro un doit revoir toutes les leçons et tous les mots de vocabulaire appris depuis le début de l’année. Elle peine encore à orthographier comme il convient les « a » et les « à », les « ont » et les « on » quand les « et » et les « est », les « où » et les « ou » sont acquis.
Le cérémonial de l’histoire et du câlin pour chacun est terminé. La porte qui sépare les chambres des autres pièces de la maison va se fermer. C’est le signe que le temps dédié aux enfants est fini et que celui des adultes commence. Depuis quelques semaines, aucun des trois enfants ne la rouvre avec un prétexte tout trouvé pour grignoter sur le temps parental. Après le verre d’eau, le lit à reborder, la lumière trop ou pas assez tamisée, la douleur associée à un petit bobo devenu tout d’un coup insupportable, le énième baiser, on en arrivait, fatalement, à se fâcher pour mettre un terme à ces couchers à rallonges.
Bientôt huit heures et demi, les enfants sont dans leurs lits. Ils ne dorment pas encore. Les filles lisent des histoires et leur petit frère regarde les images des livres. Il a ses lunettes posées sur le bout du nez. Même si la puissance du cerveau permet durablement à un enfant de pallier un déficit sévère de la vue ou de l’ouïe, le petit bonhomme a parlé de toutes ces choses qu’il voyait mal avant et qui sont nettes à présent. Avec ses lunettes, il n’a rien d’un premier de la classe, d’un enfant voué à l’excellence, d’un enfant se dérobant aux contacts physiques, aux mêlées paternelles. Il ressemble à Harry Potter, mais en plus drôle. Le corps volumineux de la grosse boule de poils est partiellement dissimulé derrière un des pans rouges des rideaux de la baie vitrée de la salle à manger. Dans son bocal, Sucrette fourrage dans le lit de petites pierres de couleurs vivres qui tapisse son bocal.
Comme souvent, la maman de trois s’est dit qu’elle ne suivrait pas la cérémonie des Césars et puis, ils sont là, son mari et elle, installés devant l’écran de la télévision, sur le canapé taupe qui, avec les années, se couvre de zébrures de feutres, de tâches de chocolat. C’est la fin du « Grand journal ». On assiste à l’arrivée, au théâtre du Châtelet, de tout ce que le petit monde du cinéma français compte d’actrices, acteurs, réalisateurs, scénaristes, agents, producteurs, distributeurs, techniciens. Tout le monde s’accorde pour le dire et le redire : l’année 2011 a été un grand, un très grand crû. Non seulement les films ont été excellents mais les spectateurs ont retrouvé le chemin lumineux des salles obscures. Des films à concourir pour l’obtention d’un César, ils ont vu « les femmes du sixième étage », « Angèle et Tony », « le tableau », « une séparation » et « intouchables ». Après avoir travaillé pendant plus d’une année en tant que juriste bénévole au siège parisien de l’association « Enfance et Partage », elle ne peut plus envisager de voir « Polisse ».
Sans qu’elle se l’explique vraiment et dans un registre diamétralement différent, elle n’a pas été tentée par « the Artist » quand il est sorti. Cela ne tient ni au choix du muet qu’elle affectionne ni au noir et blanc dont la magie du traitement traduit parfois encore mieux toutes les couleurs de la vie, toutes les émotions qui peuvent faire d’un visage le plus incroyable des paysages. Elle ne sait pas pourquoi, encore aujourd’hui, elle n’est pas désireuse de découvrir le film de Michel Hazanavicius. Peut-être, faut-il simplement que le battage médiatique autour du film retombe pour que naisse l’envie d’y aller. S’ils n’avaient pas été voir « Intouchables » dans les quinze premiers jours de sa sortie, il est possible qu’ils n’aient plus eu envie d’assister à sa projection.
Guillaume Canet, très sérieux, déclare ouverte la trente-septième cérémonie des césars. Antoine de Caunes, pour la huitième fois, endosse l’habit du maître de cérémonie. Notre actuel Ministre de la Culture se rappelle-t-il qu’il a lui-même animé en 1992 et en 1993 la grande messe du cinéma français ? En 1992, le film « tous les matins du monde » emportait le César du meilleur film et en 1993, le prix était attribué au film « les nuits fauves ». Antoine de Caunes qui sait l’exercice difficile et la presqu’incapacité de la salle à se laisser aller à des rires frais et francs tient à remercier Omar Sy pour sa bonne humeur et son côté « bon public ». Dans l’ensemble, les comédiennes qui se pressent au pupitre pour remettre les prix convoités sont, au mieux, d’une grande platitude flanquée d’un manque d’élégance naturelle assez flagrant et, au pire, d’une maladresse confondante.
Comme souvent, rares sont les vainqueurs qui réussissent à remercier sans verser dans l’exhaustif. Si la liste des remerciements égrainés à l’infini est lassante pour l’auditeur, elle est comme un passage obligé pour ceux qui montent sur scène. A un moment où l’émotion vous submerge, où vous avez oublié jusqu’au plus petit mot du texte que vous aviez préparé si vous n’êtes pas superstitieux ou ne redoutez pas d’être taxé d’immodeste, vous vous raccrochés, comme les naufragés au radeau de la méduse, à ces êtres qui ont participé à votre succès et avec lesquels vous voulez le partager. Grégory Gadebois, l’interprète de Tony, est, lui, d’une grande sobriété.
Celle qui compte les tâches sur la toile du canapé taupe, imagine, dans la salle du théâtre du Châtelet, l’état de tension extrême de tous les nommés, assis sur les fauteuils tendus de velours rouge. Elle devine des cœurs qui battent la chamade, des gorges nouées, des bouches sèches, des mains moites, des chemises qui se collent au dos de ceux qui les portent, la chaleur qui cherche à avoir raison du maquillage, des coiffures savantes. Dans la tête des nommés, elle croit entendre leur voix qui leur répète, encore et encore, depuis plusieurs jours, histoire de se préparer le mieux possible à la déception, de pouvoir faire bonne figure, « allez, il n’est pas pour toi ce prix. Tu ne le mérites pas ! » et aussi cette autre petite voix qui leur glisse comme dans un souffle : « il est peut-être pour toi ce prix. Tu le mérites autant qu’un autre ! ».
Hormis Michel Blanc, ému et émouvant, quand il monte sur scène recevoir son prix d’interprétation dans un second rôle, toute l’équipe de « l’exercice de l’Etat » semble étonnamment rigide. La politique serait donc un sujet sérieux et les gens qui le traitent se prendraient-ils au sérieux ? L’émotion de Maïwenn de voir récompensé ceux qui, à ses côtés, ont porté son film est touchante.
Omar Sy, meilleur acteur, et Bérénice Béjo, meilleure actrice, laissent éclater leur joie d’obtenir un César. Bérénice Béjo crie haut et fort combien elle la voulait cette distinction. C’est, qu’à la longue, cela doit être usant pour l’ego d’avoir le sentiment de vivre dans l’ombre de son réalisateur de mari et de son partenaire ami. Cela doit être éprouvant d’être prise, depuis le festival de Cannes, dans cette folie de promotion Outre-Atlantique, dans cette course folle aux Oscars, tout en sachant que, personnellement, on ne gagnera rien. Alors, ce soir, ce César vient un peu comme un dédommagement, une récompense pour des mois d’abnégation. Même s’ils ne rient pas toujours des facéties d’Omar et Fred dans « SAV », ils sont ravis qu’Omar Sy ait décroché ce prix ! Dans « Intouchables », il est vraiment incroyable et sa bonne humeur est aussi contagieuse qu’une grippe saisonnière arrivée à son pic.
Puis vient ce moment toujours très émouvant où sont honorés les chers disparus du septième art. Des visages et des noms défilent. Elle ne les connaît pas tous, loin s’en faut. Un hommage particulièrement appuyé est finalement rendu à une très grande dame du cinéma français, Annie Girardot. Des photos de sa longue et riche carrière défilent sur l’écran géant. Elle pouvait tout jouer, tout exprimer, tout sublimer. Elle avait ce don unique, comme Romy Schneider, de devenir toutes les femmes, de toucher tous les cœurs féminins. La maman de trois se rappelle la tristesse qui s’est saisie d’elle quand elle a vu ce monstre sacré n’ayant jamais aspiré au statut de « star » dire son manque cruel du cinéma français après qu’elle se soit vue décerner, en 1995, après une très longue traversée du désert, un César en qualité de second rôle dans le film de Claude Lelouch « Les misérables ». Elle se rappelle encore combien l’annonce de sa mort a pu la bouleverser. Elle était aussi triste que si elle avait perdu un être proche.
La trente septième cérémonie des Césars est finie. Lentement, le théâtre va se vider. Les lumières vont s’éteindre. La fête va continuer sous les plafonds du Fouquet’s. Déjà, dans les têtes de certains, de nouveaux scénarios s’élaborent avec, à la clef, des centaines de « ça tourne », « silence », « moteur », « clap », « action » et « coupez ». Avant de s’endormir, elle repense à l’intervention de Nicole Garcia qui, à sa manière, a parlé au nom de tous ces intermittents qui se débattent pour exister, a rendu hommage à tous ces artistes qui souffrent tant, parfois, de ne pas réussir à exprimer leurs talents et qui, de guerre lasse, se détournent de leur passion dévorante pour une activité plus équilibrante.
Le mot de la fin revient à Louis Jouvet qui passait facilement des tréteaux aux plateaux: « le cinéma, c’est du théâtre en conserve ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner