Dimanche, quand elle fait son apparition dans la cuisine, elle est fêtée par ses enfants avec tant de ferveur qu’elle se demande si elle n’est pas reine et s’il ne s’agit pas, ce matin, de son jubilé. Non, elle est tout simplement une maman comme des millions d’autres et ses enfants, en ce jour de fête des mères, sont heureux de lui dire, encore et encore, combien ils l’aiment. Forcément, à leurs yeux, elle est la plus gentille, la plus jolie, la plus souriante, la plus merveilleuse des mamans. Forcément, elle ne vieillira jamais ou alors ils feront comme si le temps glissait sur elle sans la marquer. Même s’ils ont tout à fait assimilé que la vie sur terre n’était pas éternelle, ils préfèrent vivre dans l’illusion que ce départ pour un ailleurs, que personne n’a jamais décrit, sauf avec les couleurs de la Foi, ne peut pas la concerner. Quand ils lui tendent les cadeaux réalisés avec tant de soin à l’école ou à la garderie, leurs yeux brillent autant que s’ils découvraient leurs présents au pied du sapin de Noël. Quand ils récitent le poème dont ils ont imaginé les vers en classe, ce sont ses yeux à elle qui se mettent à briller et l’émotion noue sa gorge.
Un bon quart d’heure après, dans les reliefs du petit-déjeuner, accoudée à une table poisseuse et tendrement bercée par la première dispute du trio de la journée, la magie du réveil s’estompe un peu. Elle ne sent plus le poids de la couronne sur sa tête. Elle ne s’attend plus à assister à la parade de plus d’un millier de bateaux remontant la Tamise. En revanche, elle a du linge à repasser et à ranger avant de partir pour Paris. Enfin, son mari et elle s’offrent un week-end décalé sans enfants, sans grosse boule de poils et sans poisson rouge. Cette escapade est rendue possible grâce à une grand-mère maternelle. Cela fait deux ans qu’ils ne sont pas partis tous les deux plus de quelques heures. C’est que ce n’est pas facile de confier à quelqu’un la garde de trois enfants encore assez jeunes et d’un chien habitué à se défouler lors de longues sorties quotidiennes ! Deux jours, c’est court mais c’est mieux que rien et ils ont vraiment besoin de souffler !
Un peu avant midi, les pneus d’une voiture de conception hexagonale crissent sur les gravillons devant la maison. Les cris des enfants retentissent : « c’est grand-mère ! » « Grand-mère est arrivée ! » Le trio dégringole les marches de l’escalier avec la délicatesse d’une éléphante chargeant un braconnier, un cousin de la reine d’Angleterre, le roi d’Espagne, par exemple, et se rue sur la nouvelle arrivée. La maman n’a pas eu le temps de venir embrasser la sienne que, déjà, numéro deux lui tend le paquet acheté pour la fête des mères. Comme à son habitude, la grand-mère garde un long moment son imperméable après son arrivée. Elle reste en transit. En quelques minutes, elle est sommée d’absorber une liste d’informations et recommandations que ne désavouerait pas Georges Perec : « Louis dort torse nu maintenant car il a trop chaud. Il rend son livre de bibliothèque le mardi. Pense à lui mettre du sérum dans le nez. Il est souvent bouché. Nous sommes assaillis par les moustiques. Ils sont particulièrement hostiles. Tu peux désinfecter les piqûres avec de la biseptine. Il faudrait racheter des cartouches pour les appareils électriques. Je n’en ai plus beaucoup. La liste des menus de la cantine est accrochée au-dessus du plan de travail. Victoire a un médicament à prendre matin et soir. Céleste a souvent pas mal de travail le lundi soir. Tu peux aller les chercher plus tôt à la garderie. Les enfants ont le droit de regarder la télévision le mardi soir après le dîner jusqu’à vingt heures trente. Nous rentrerons mardi assez tard ».
C’est après avoir donné à la grosse boule de poils ses six kilomètres de promenade et avoir embrassé les enfants qu’ils partent. Il est un peu plus de seize heures. Le ciel est chargé comme le trafic dans la vallée de l’Essonne. Elle regarde les avions qui s’envolent depuis les pistes d’Orly. Elle pense à la chanson de Brel, à ses amoureux bien trop honnêtes pour rien se promettre et qui ne parviennent pas à se quitter car ils pressentent ne jamais se retrouver. Elle tend l’oreille jusqu’à entendre le cliquetis des panneaux d’affichage quand les horaires et les numéros des vols aux départs et aux arrivées sont réactualisés, rafraichis comme on dirait d’une page Internet. Une partie d’elle a déjà vécu, par anticipation, un possible départ d’une part d’elle même pour les Etats-Unis. Là, maintenant, elle s’interdit d’y penser.
Ils se garent à Sceaux, quelque part le long de la magnifique allée d’arbres coupées au carré qui remonte jusqu’au parc, à la place laissée vacante par une grand-mère. Ils croisent des coureurs avec écouteurs, des couples avec enfants, des célibataires avec chien. Tous se dirigent vers le parc. Eux, marchent en direction du RER B. Ils descendent cette petite rue qu’elle a empruntée des milliers de fois. Le trottoir, pavé de pierres inégales, est une vraie punition pour les piétons. Elle cherche à conserver l’équilibre sur ses six centimètres de talon. Elle a une pensée pour son arrière grand-père qui a dirigé, d’une main de maître, le lycée Lakanal avant la seconde guerre mondiale, à ses grands-parents qui s’y sont fiancés à l’abri des grands arbres du parc, à sa grand-mère qui avait perdu son alliance dans les graviers, avant de perdre son mari dans l’ombre et le brouillard, à Pierre Benoit, Charles Péguy, Jean Giraudoux, Maurice Genevoix, Alain Fournier, tous passés par les classes du grand lycée scéen. Alors, elle pense à sa sœur et, à nouveau, son cœur est lourd.
L’air est léger, saturé d’odeur de tilleul. Déjà, elle se sent mieux, quelque chose en elle se remet à s’allumer, à scintiller. Ils sortent du RER à la station Port Royal. Ils se laissent descendre le long du boulevard. Quelques gouttes de pluie s’écrasent sur les pare-brises des voitures. Le long de l’hôpital du Val de Grâce, à nouveau, cette odeur délicieuse de tilleul et cette impression de vivre en plein jour une nuit d’été avec les filles du feu de Nerval. En face, la maison de Solenn et derrière ses grandes vitres fumées, des silhouettes de presque mortes ou d’encore en vie, des êtres qui essaient de réapprendre à aimer leur corps, qui tentent l’abandon de la toute puissance de l’esprit. Encore quatre étages, soit soixante-douze marches, et ils poussent la porte de l’appartement d’une petite sœur vivant en Roumanie. Sur une table, en évidence, ils découvrent les présents laissés par les derniers occupants à l’adresse des véritables propriétaires : un cadeau pour une petite fille, un autre pour ses parents et un pot de confiture mûres/framboises. Dans les jardinières, les géraniums font grise mine.
Ils posent leurs affaires et ressortent. Il sait ce qu’elle aime, ce qu’elle veut, ce dont elle se sent tellement privée là où ils vivent : marcher, marcher encore, dans des rues pleines de gens, dans ce grand théâtre à ciel ouvert, marcher des heures, marcher jusqu’à ne plus sentir ses jambes ou plutôt marcher jusqu’à la souffrance, jusqu’aux ampoules sous la plante des pieds. Alors, ils marchent jusqu’ à un petit restaurant indien de la rue Gassendi entre rue Daguerre et rue Froidevaux, entre cimetière aux résidents artistes et cafés avec vieilles péripatéticiennes en terrasse. En souvenir de leur long séjour dans le Nord de l’Inde, ils obtiennent du serveur qu’il arrache au cuisinier la réalisation d’un cachemiri nan. Le « chef » s’exécute tout en faisant dire aux clients que ce ne sera pas un vrai cachemiri nan car il ne s’agit pas seulement de fourrer l’intérieur avec des raisins secs et des noix de cajou mais également de préparer un appareil déjà sucré.
Ils croquent dans le nan tout chaud et ils sont transportés dans la salle étroite d’un restaurant de la ville de Leh au Ladakh. C’est la fin du mois d’août. Les tours jumelles s’élèvent encore au-dessus de Manhattan. A 3500 mètres d’altitude, les soirées sont déjà fraîches. Dans le restaurant, il fait chaud. Ils ont une vue imprenable sur les rues. Ils regardent cette vieille femme qui porte des bottes noires en caoutchouc fendues et de magnifiques turquoises sur sa coiffe traditionnelle. Elle vend de l’essence. Il n’a jamais osé la prendre en photo pas plus qu’il n’a voulu saisir la beauté de cette femme qui, avec sa petite fille, mendiait, assise, au bord d’un trottoir. L’éclat de son regard mordoré le poursuit encore.
En remontant la rue Daguerre, en direction de la place Denfert-Rochereau, du lion de Belfort, elle se rappelle ces moments de joie complice avec le père de sa première filleule. Il aimait faire ses courses chez les commerçants de la rue avant de se mettre aux fourneaux pour la plus grande joie de ses proches. Maintenant, il vit sur une île, l’île de Ré. Cela fait des années qu’ils ne se sont pas vus, des années qu’ils n’ont pas ri ensemble. En longeant les murs blancs de l’hôpital Saint Vincent de Paul, elle se remémore cette visite faite à une amie qui venait de mettre au monde son second fils. Elle avait trouvé les chambres exigües. Comme toutes les femmes qui viennent de mettre au monde un enfant, son amie était à la fois heureuse et épuisée, là et ailleurs. Le papa, de son côté, faisait la navette entre la maison, la maternité et la crèche. Il prenait le relais et s’efforçait de mémoriser les informations données par sa femme. Il avait les traits tirés.
Le soir, elle a du mal à trouver le sommeil. La vieille dame du dessus est comme les bébés. Elle confond le jour et la nuit. Elle n’en finit pas de se déplacer dans son appartement et de faire craquer les lattes de bois. Le matin, elle est réveillée par la lumière du jour, le ballet soutenu des bus 21 qui vont et viennent sous les fenêtres dans des bruits de soucoupes volantes et les camions qui engloutissent des tonnes de détritus. Mais, ce n’est rien, vraiment rien, en comparaison du bonheur de se réveiller au cœur du cinquième arrondissement et de se dire qu’on a deux jours devant soi pour arpenter les rues de Paris, sentir s’ouvrir ses pétales de fleur de macadam.
Lundi, le ciel est gris clair au-dessus du dôme de l’église du Val de Grâce. Ils n’ont pas vraiment de programme. Ils vont se promener, profiter de la joie simple de ne rien faire, de n’être responsable de personne. Les voici au bord de la Seine, après une halte dans différentes boutiques dédiées aux sports. Voici plus de dix ans, ils y avaient constitué une des deux listes de mariage en vue de leur périple autour de la terre. Ici, tous les vendeurs sont blancs, tous les agents de la sécurité et toutes les femmes en charge du nettoyage sont noirs. D’ailleurs, on trouve intelligent de les faire aspirer et laver les sols à l’ouverture des magasins. Les clients se moquent pas mal de marquer de l’emprunte de leurs semelles sales les carreaux tout juste nettoyés. Flotte dans l’air un je ne sais quoi d’Algérie française, de nostalgie de vieux colons d’un empire réduit à la taille d’un confetti.
Place du marché Saint Honoré, on s’arrête pour déjeuner. Leurs voisins de table sont italiens. Derrière eux, on parle anglais avec un accent américain et japonais sans accent. Dans les boutiques des grands bijoutiers de la place Vendôme, les clients sirotent une coupe de champagne tout en faisant leur choix. Des enfants jouent sur des moquettes épaisses comme des cumulus. Galerie Vivienne, les tenues de Nathalie Garçon sont très tentantes. Le salon de thé où elle venait bavarder avec des amies autour d’une pâtisserie n’a pas changé. Le libraire est toujours là et l’escalier qui dessert le premier étage de sa boutique lui fait penser à l’atmosphère du film « Hugo Cabret ». Rue d’Aboukir, les magasins en gros sont exceptionnellement ouverts à la vente au détail. En quelques pas, on a changé de style, de population et de prix. La communauté juive du Sentier semble se faire grignoter, lentement mais inexorablement, par la diaspora chinoise. Le contraste entre les deux groupes est assez amusant. Rue Saint Denis, des hommes pakistanais attendent avec des diables prêts à s’offrir pour décharger le contenu des camions. Devant certains immeubles, des femmes publiques ayant toutes passé allègrement la barre des soixante-dix ans offrent des poitrines artificiellement rebondies et des jambes cuissardées. C’est une vision triste que celle de ces femmes qui n’ont pas d’autre choix que de continuer à vendre leur corps pour vivre. Son smart phone à l’oreille, l’une d’entre elles expose à son interlocuteur les problèmes qu’elle rencontre avec son syndic.
Après un grand détour, ils arrivent enfin devant Beaubourg. La grande place est calme. Ils entrent facilement dans les entrailles modernes voulues par Georges Pompidou. Ils se laissent porter par le grand escalator jusqu’au dernier étage. Ils visitent l’exposition consacrée au travail de Matisse. L’approche est intéressante. Les toiles sont exposées par paires. De l’une à l’autre, on assiste à la relecture par le peintre de la même composition. L’exposition s’achève sur ces quatre grands collages de papier bleu figurant des corps féminins résumés à quelques courbes essentielles. Elle ne compte plus le nombre de fois où elle a vu les reproductions de ces collages dans les salles d’attente des médecins. Il a mal aux reins. Elle a une ampoule sous le pied gauche. Ils traversent la terrasse du restaurant. De grandes roses rouges virevoltent dans de hauts solitaires scellés dans les tables. Il commande un jus d’abricot. Elle prend un chocolat. C’est un vrai chocolat. Il se mange autant qu’il se boit.
Il n’a jamais visité les salles des expositions permanentes. Elle n’y est pas retournée depuis l’adolescence. De 1905 à 1950, ils évoluent dans les contrées balisées de l’art moderne. Après 1950, ils marchent en terres inconnues. Ils font la grimace. Ils s’amusent des expressions torturées saisies sur les visages des visiteurs. On a quitté le monde des sens pour celui de l’intellect pur et dur. Ils n’ont pas les clefs. Ils ne cherchent pas à forcer les portes.
Le mardi s’écoule vite entre un déjeuner avec une petite sœur, à la croisée des chemins, des emplettes estivales pour conjurer le vilain mois de juin et une halte prolongée au musée d’Orsay. Ni l’un ni l’autre n’ont encore vu la nouvelle configuration des espaces au sein de l’ancienne gare qui, à la fin de la guerre, a accueilli tous ceux qui revenaient des camps et dont les noms figuraient, ensuite, sur des listes interminables à l’hôtel Lutétia. C’était une bonne idée de concevoir des espaces plus intimes en y regroupant les artistes par courants. C’est dommage que ces espaces ressemblent à d’énormes sarcophages mussoliniens. Ils sont déçus par l’exposition des nus de Degas. Il y a chez Degas une volonté affichée de saisir les femmes dans des postures parfois simiesques, un côté malsain qui transforme le visiteur en une sorte de voyeur malgré lui. Comme chez Balthus, on sent qu’on assiste à une scène d’intimité violée, qu’on regarde par le trou de la serrure. Plus de quarante ans plus tard, Bonnard, lui, peint des nus témoignant de la douceur, de la tendresse du peintre à l’égard de ses modèles. Ils sont heureux de redécouvrir la lumière qui éclaire les toiles de Van Gogh.
La nuit est tombée. Ils font le chemin en sens inverse. Ils sortent du RER. Ils remontent la petite rue aux pavés inégaux. La pluie exacerbe le parfum des fleurs de tilleul. Ils sont de retour chez eux avant minuit. La voiture ne s’est pas transformée en citrouille. Il va regarder le potager. Machinalement, elle pousse du bout du pied quelques gravillons égarés devant la porte d’entrée. La grosse boule de poils se jette sur eux renversant tout sur son passage. Les enfants dorment paisiblement. Chacun a, au pied de son lit, une pile de livres. Demain, mercredi, ils se feront une joie d’en choisir quinze nouveaux à la médiathèque.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner