Chronique très culinaire mais pas moléculaire

Mon mari a appris la peinture en partageant la vie d’atelier de son père. De mon côté, j’ai appris la cuisine en regardant mon père la faire. Cette transmission s’est opérée dans le silence. Les ateliers et les cuisines sont des lieux saints, des endroits où on pénètre avec  respect et humilité. Je ne me rappelle pas avoir jamais pensé que j’étais entrain d’apprendre quelque chose, que, d’une certaine manière, le jour venu, je deviendrais l’héritière de cet amour culinaire, que je trouverais peu de choses aussi merveilleuses que celle qui consiste à arpenter les allées d’un marché, goûter les produits, s’enivrer d’odeurs, se griser de couleurs, discuter le bout de gras avec le poissonnier, le fromager ou le primeur, s’enfermer des heures durant dans une cuisine, s’approprier des recettes, inventer, s’évader dans des magasines de cuisine ou j’y oublierais mon angoisse du temps qui passe et me fait redouter que chaque jour soit le dernier. Tout cela, je l’ignorais quand, enfant, je suivais mon père au marché et que ce dernier prenait des allures de campagne électorale tant étaient nombreuses les mains serrées, les joues embrassées et les conversations aux étals. Je l’ignorais toujours quand je me mettais dans un coin de la cuisine, oubliais presque de respirer tandis qu’il épluchait, éminçait, ciselait, concassait, exprimait, blanchissait, étuvait, touillait, faisait rissoler, émulsionnait, battait, assaisonnait, rectifiait, déglaçait, dorait, découpait et enfin servait, à sa sainte trinité au féminin, mille et un bonheurs gourmands.

Les seuls sons qui étaient autorisés à troubler le silence religieux de la cuisine provenaient d’un petit transistor portatif et étaient les voix de « l’oreille en coin » ou du « masque et de la plume ». Nourritures spirituelles et nourritures terrestres s’unissaient là à la perfection. Pendant longtemps, j’étais trop jeune pour comprendre les bons mots des chansonniers, mais si mon père souriait plus qu’il ne riait, je souriais aussi car la complicité se devait d’être totale. Je ne me doutais pas que cet amour de la cuisine tournerait à la passion avec la disparition prématurée de mon maître qui aurait, d’un revers de ce grand tablier d’un blanc virginal qui ne ceignait jamais sa taille, écarté cette appellation. Comme il se considérait au mieux comme un cuisinier des samedis et des dimanches, il ne pouvait prétendre à ce titre honorifique. Je n’étais donc pas son disciple ni même cette petite main réduite aux tâches subalternes. Il n’était pas du genre à vouloir faire école. Je vous l’ai dit, cuisine rime avec respect et humilité. Quant à moi, j’étais tolérée dans cet antre, par tradition familiale, réservé aux hommes Guillou et qui empruntait plus à l’atelier qu’au laboratoire.

Le monde 2[1] m’apprend que la cuisine moléculaire est dans la tourmente après que le « fat duck », le restaurant anglais de Heston Blumenthal, sorte de petit frère nordique de l’ibérique Ferran Adria et grand frère de notre Thierry Marx, ait été fermé le temps d’une enquête des services de l’hygiène. Je ne suis pas surprise que les amoureux de la nouveauté, les curieux de la vie et les snobs passent, rétroactivement, à table et avouent, un brin gêné tout de même, les désordres biliaires et autres débâcles intestinales qui suivirent LE dîner chimique attendu et fantasmé depuis des mois. Si les aventures culinaires en tout genre me tentent, cette approche très intellectuelle de la gastronomie n’a jamais excité mon appétit. Pour dire vrai, elle me fait même peur comme me font peur ce qui ont eu, un jour, l’admirable idée de donner à manger aux animaux d’élevage leurs propres congénères réduits en poudre. A force de parler de laboratoires, de présenter des saveurs dans des tubes à essai, de recourir à l’azote liquide et à des produits de synthèse dont tous les E de la création, les grands chefs, pris dans la course effrénée aux étoiles et autres macarons se sont mutés en apprentis sorciers et ont perdu de vue le principal : des produits frais et sains préparés et révélés selon des méthodes dont la simplicité fait justement le génie.

Mon premier souvenir de réalisation culinaire personnelle remonte à mes sept ans et n’avait rien de moléculaire. Il s’agissait d’un gâteau roulé au chocolat. Comme nous habitions la Martinique, le chocolat ne pouvait être que du Hayot, les œufs venaient peut-être de nos poules stressées par la présence des mangoustes pour pondre en grande quantité et les citrons verts avaient été achetés à la dame qui remontait la route de Didier, avec son large panier tenant en équilibre sur un torchon de cuisine, roulé comme un serpent et posé sur le crâne. Son panier allait et venait au rythme de ses hanches qu’elle avait larges. Larges comme ses sourires et les paumes de ses mains. Les Antilles derrière nous et l’âge venant, je confectionnais pour ma petite sœur, quand on nous laissait seules le soir, un mélange de purée et jambon haché que je réchauffais avec du lait entier. Je devais, c’est sûr, ajouter, au moment de remplir nos assiettes, du gruyère râpé. C’était roboratif à souhait mais cela avait le goût de l’authentique cher à Jean de Florette et à certains enfants de la pub. Du haut de mes 9 ans, j’étais déjà sensible au « fait maison ».

En Charente-Maritime, je décidais de laisser parler en moi le sang breton et devenais le maître incontesté des crêpes au beurre salé et au Nesquik car nous n’étions pas
une famille Nutella. Après une surcharge pondérale liée aux mutations adolescentes et, quand même un peu, disons-le, à des goûters dignes d’un Pantagruel, j’optais pour une anorexie stricto sensu, c’est-à-dire sans épisode boulimique qui préfigurait une période de 15 ans durant laquelle je ne réussissais pas à redécouvrir les plaisirs sains d’une alimentation normale et zigzaguais entre la taille 38 et la taille 42, restais majoritairement fidèle aux régimes protéinés, m’aventurais par deux fois dans la semaine « soupe exclusive » mais résistais aux substituts de repas, aux poudres de perlimpinpin, et même à la semaine de marche à jeun, sur les plateaux ardéchois, avec une sorte de coach forcement ascétique, barbu et donnant à boire à ses citadins, pressés de retrouver leur ligne bikini avant l’été, des infusions laxatives et les invitant à téter au sein de Marie-Jeanne pour nouer des liens forts avec la sérénité.

Après ces 15 années de folie alimentaire, j’ai trouvé l’équilibre entre trois manières d’aborder la cuisine qui sont autant d’héritages: l’un vient du père, l’autre de la grand-mère maternelle et le dernier de la mère. L’approche paternelle est globalement scientifique même si la touche personnelle, née de l’imagination, a droit de cité dans une recette cent fois refaite et dont les notes exotiques auraient pu, parfois, rendre son inventeur passible du délit de solidarité. Le maître se sublimait dans un navarin d’agneau, un tian spiripontain ou encore un gâteau au chocolat, dont le goût unique, perdu pour nos palais, ne rendra plus possible une expérience proustienne. La recette a disparu en même temps que ce père qui, dans le secret d’une nuit souvent blanche, préparait ce gâteau pour les anniversaires automnaux de ses enfants. Ce même père qui buttait inlassablement sur la pâte à choux souvent brûlée, les dits choux pas assez levés, la crème pâtissière aussi compacte qu’une purée mousseline pas assez diluée et la soupe au chou, toujours si poivrée que la moindre réflexion en ce sens la vouait aux profondeurs du tuyau d’évacuation de l’évier de la cuisine et nous condamnait, par la même occasion, à endurer la mauvaise humeur du cuisinier d’une susceptibilité exacerbée, commune à tous les artistes. Nous ne comptions plus les plats que le père avait rageusement flanqué à la poubelle après que sa femme y soit allée de ses critiques pas toujours forcément  très constructives. Bien sûr, après avoir claqué la porte de la salle à manger sur un « merde » retentissant, nous l’entendions dire qu’il allait raccrocher son tablier. Les 5 jours de la semaine n’étaient pas écoulés que la passion culinaire le reprenait déjà et il réinvestissait allées ou places de marché et cusine.

L’héritage de notre grand-mère maternelle tient en deux adjectifs : empirique et pratique. Il peut se résumer à un « je te mets un peu de çi et encore de ça et enfin de ce truc-là car je l’ai sous la main et qu’il faut le terminer », une incapacité à donner la moindre indication précise, à quiconque le lui demandait, sur le poids des ingrédients, les ingrédients eux-mêmes et le temps de cuisson. Héritière, elle-même, d’une mère vosgienne qui avait appris à cuisiner dans un livre de recette allemand écrit en gothique à une époque où les femmes se devaient de pratiquer les 3 K (Kinder, Kirche, Küche[2]) et où on cuisinait à l’œil, au nez et, parfois même à l’oreille et d’un père gardois né d’un homme chocolatier/pâtissier expédiant ses créations jusqu’en Belgique et dont le fils se levait la nuit pour donner des tours à sa pâte feuilletée.  C’est parce que notre grand-mère avait l’humour de trouver « tordant » de toujours tomber sur LE plomb de la bête à poils qu’elle confessait une nette prédilection pour le lapin sous toutes ses formes : en gibelotte, à la provençale, à la moutarde, à l’estragon, au citron, à la fleur d’oranger, au vin rouge, à l’aligoté, au pastis, aux abricots secs, aux pruneaux et même à la diable[3]. Les restes de lapin étaient reconvertis en pâtés. Elle avait, aussi, un don particulier pour les beignets de carnaval qui sont, pour moi, aussi définitivement perdus que le fameux gâteau au chocolat paternel de nos anniversaires.

Enfin, il reste l’héritage maternel qui est une sorte de non héritage empruntant au minimalisme poussé dans ses retranchements, c’est-à-dire une façon d’aborder la cuisine par un postulat fort « je ne sais pas cuisiner » renforcé par un « je n’aime pas cuisiner », ayant eu tout le loisir de s’exprimer grâce au « votre père cuisine admirablement bien », se trouvant de bonnes excuses « Enfin, il est 10 heures. Je viens de finir mon petit-déjeuner. Je ne vais tout de même pas songer au déjeuner ! » et s’achevant sur Le « de toute façon, je suis trop paresseuse pour passer du temps dans une cuisine. Mais, en revanche, j’apprécie les bonnes choses ! ». Comme ma chère mère lira ses lignes, je me dois de préciser que quand elle veut, elle peut et s’en sort même avec les félicitations du jury. Le tout étant donc de vouloir et, un jour, qui sait, de ne plus me dire : « tu nous as laissé ton mari, vos enfants et moi seuls pendant 5 jours. Nous avons réussi à liquider les restes. Il était temps que tu rentres car le réfrigérateur est vide et il n’y a plus rien à manger ! ».

Avec trois enfants, la cuisine demeure une passion, une source d’expression créative et un moyen magique de se détendre et de donner du plaisir à ceux que j’aime. Mais les occasions de la pratiquer en toute liberté sont moins fréquentes, surtout quand notre fils, âgé de 18 mois, m’écrase consciencieusement les deux pieds en passant entre les tiroirs du plan de travail et lmes jambes pour attirer mon attention ! Les filles sont déjà des adeptes du marché et elles font leurs premières armes en cuisine, au rayon sauce de salade avec leur père et sablés et fondant au chocolat avec leur mère. Voici quelques jours, mon aînée m’a déconcertée en me demandant sur un ton qui cachait mal une pointe d’angoisse : « maman, je ne saurai pas faire à manger à mes enfants plus tard. Comment vais-je faire ? ». J’ai fait de mon mieux pour la rassurer, lui expliquer qu’à force de me regarder cuisiner et en m’aidant, elle saurait d’instinct comment s’y prendre. Elle a réfléchi quelques instants avant de me répondre : « tu sais, je crois que j’achèterai des glaces. C’est bon les glaces. » J’ai poussé un large soupir de soulagement et ai pensé, en mon moi-même, que nos futurs petits enfants étaient sauvés !

Je terminerai ces lignes par une phrase, placée par Jacques Faizant, dans la bouche de l’une de ses vieilles dames attablée, avec une autre, devant une assiette de pâtisseries et que je trouve merveilleuse : « Ce ne sont pas les gâteaux qui font grossir mais les remords que l’on a de les avoir mangés ! ». Alors, haro sur l’intellectualisme du sain-manger solitaire et vive le plaisir naturel du bon-manger communautaire.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

NB : Si vous aimez les blogs culinaires, je vous invite à aller lécher les photos et à rire des textes d’une amie de la rue Bréa, auteur des « culinotest ». Vous vous amuserez autant que vous apprendrez car au rayon pédagogie et humour Caroline est très forte !

Si vous aller à l’île de Ré ne manquez pas le nouveau défi de Gilles, « A côté de chez Fred » à Saint Martin de Ré. Pour ceux qui ont aimé « les Montparnos » de la rue Bréa (décidément toute une époque !), le restaurateur n’a pas changé d’un pouce et vous retrouverez le même esprit de liberté et de folie douce mais dans un décor tout à fait différent.

Si vous aimez aborder la cuisine sous un angle original, je vous recommande vivement deux ouvrages : « les miscellanées culinaires de Mr. Schott » de Ben Schott, publié en 2007 et la « cuisine inspirée » d’Ingrid Astier, paru également en 2007 aux éditions Agnès Viénot.

Si vous êtes lassés des recettes de « Elle », n’hésitez pas à arracher chez votre médecin traitant ou votre dentiste favori celles de « Gala » car, bien sûr, tout comme moi, vous ne l’achetez jamais… Elles sont aussi belles que bonnes.

Pour finir et parce que la lecture de cette chronique mérite une récompense, je vous confie « ma » recette de cheese cake, issue de la synthèse de mes expériences passées et de mes lectures récentes.

Ecraser 150 grammes de gâteaux secs du genre des Petit Brun et 150 grammes de Spéculos ou de sablés mais alors uniquement des sablés confectionnés par une amie suédoise, au moment des fêtes de la Nativité. Quand les gâteaux sont concassés les mettre à dorer au four. Attention, cela va vite ! Vous pouvez me croire sur parole quand je vous dis que séparer le bon grain (les gâteaux bien dorés) de l’ivraie (les gâteaux brûlés) est une tâche débilitante à souhait. Ensuite, ajouter 150 grammes de beurre fondu. Tapisser à l’aide d’une spatule ou avec les paumes de vos mains un moule à manquer. Ne pas oublier de monter des bords. Réserver au frais. Mélanger 250 grammes de faisselle très bien égouttée, 250 grammes de Saint Moret et aussi un petit suisse. Ajouter un peu d’essence de vanille, le jus de un ou deux citrons, 150 grammes de sucre et deux œufs battus. Placer le mélange dans le moule. Faire cuire à thermostat 6 pendant 40 minutes et quand le cheese cake est prêt le laisser dans le four éteint pendant la même période.

Le cheese cake ne peut être servi qu’après une période de 12 heures de réfrigération. On peut le déguster avec une salade de fraises et de mangue ou un coulis de n’importe quel fruit. Ce gâteau permet de satisfaire 6 gourmands. Les enfants auraient pu le goûter mais j’ai décrété qu’il était réservé aux grands !



[1] N°272, supplément au Monde du samedi 2 mai 2009, p 17 et s.

[2] Pour les non germanophones : enfants, église, cuisine.

[3] Cf le livre de recettes offert à notre grand-mère et s’intitulant « petite anthologie culinaire du lapin » de Anne Vernon aux éditions Equinoxe et paru en 1997.