Chronique à l’Est

Comme j’aurais aimé avoir tort et que la plupart de mes proches pourtant très fins observateurs du monde et toujours si pertinents dans leur approche géo-politique des conflits aient raison mais j’ai toujours su que Poutine ferait marcher son armée sur l’Ukraine. Tout au long des négociations diplomatiques, il s’est employé à déployer ses troupes autour de l’Ukraine. L’Europe était tenue par la force de dissuasion nucléaire russe. Impossible d’accéder au voeu de l’Ukraine d’entrer au sein de l’OTAN.

Depuis jeudi dernier, les 27, pour la toute première fois de leur histoire, parlent d’une seule voix et prennent des décisions visant à isoler la Russie et à soutenir l’effort de guerre ukrainien. La Pologne, la Hongrie, tout un pan de l’Allemagne, la République tchèque et la Slovénie n’ont pas oublié ce qu’était la vie derrière le rideau de fer. L’Allemagne rompt avec une politique pacifique liée aux horreurs de la seconde guerre mondiale. La Suisse est sortie de sa réserve pour condamner la guerre en Ukraine. Même pendant la seconde guerre mondiale, elle avait tenu sa ligne neutre allant jusqu’à blanchir l’argent nazi, un argent volé aux familles juives déportées ou exilées. L’argent n’a pas d’odeur: seuls comptes les intérêts des banques.

Depuis jeudi dernier, comment penser à autre chose qu’à ce qui se joue à 26 heures de route de la France? Comment ne pas souffrir à la vue d’un pays martyrisé et de sa population civile condamnée à la fuite en direction des pays frontaliers ou à se terrer dans les entrailles de la terre?

Poutine était coincé: il devait mater la progression de la démocratie en Ukraine qui ferait tache d’huile conduisant le peuple russe à vouloir, lui aussi, vivre plus librement. Maintenant, presque tout le peuple russe exprime son refus de cette guerre atroce, une guerre fratricide tant les liens entre la Russie et l’Ukraine sont forts. Imaginons que nous nous mettions à faire marcher notre armée sur la Belgique? Toutes les mesures de rétorsion prises contre la Russie vont faire souffrir un peuple déjà mis à mal par un gouvernement et une administration gangrenés par la corruption. La Russie est un pays très riche mais, comme dans tant d’autres pays à la surface du globe, la population n’en tire pas de bénéfices. Poutine est l’un des hommes les plus riches de la planète.

On sait de quelle manière Poutine traite ses opposants: il les fait assassiner ou arrêter. La guerre a provoqué des manifestations de soutien à l’Ukraine en Russie et des milliers de Russes ont été arrêtés. Je m’attends à ce que le peuple russe, en dépit de la peur, se soulève contre Poutine et le renverse. L’histoire nous montre que malheureusement la liberté jaillit du sang de ceux et de celles qui sont morts en son nom. Rien qu’en France, nous avons eu la Révolution de 1789, la Révolution des Trois Glorieuses, la Révolution de février 1848 et la Commune de Paris. La marche vers la démocratie est longue et semé d’embûches.

Ancien membre du KGB, chargé à Berlin Est de recruter des espions, Poutine a toujours refusé le démantèlement de l’URSS. Il aimerait pouvoir repousser les frontières de la Russie. Poutine ne voit pas que la jeunesse du XXIème siècle n’a pas envie de se battre. Elle s’est déjà battue pour résister aux deux ans de pandémie. Ce virus lui a volé des années d’insouciance qui ne reviendront plus car comme le chantait si justement Barbara: « Que tout le temps qui passe, Ne se rattrape guère, Que tout le temps perdu, Ne se rattrape plus ».

Je pense à l’Ukraine du matin au soir et, certainement aussi, quand je dors. J’avais ressenti la même chose lors des pires affrontements en Syrie. Déclenché en 2011 par la répression meurtrière de manifestations pro-démocratie pacifiques, ce conflit s’est progressivement transformé en une guerre complexe impliquant factions rebelles, groupes djihadistes et puissances étrangères. La guerre a dévasté le pays et fait plus au moins 384 000 morts, dont plus de 116 000 civils, selon un bilan publié en 2020 par l’Observatoire syrien des droits de l’Homme.Le régime de Bachar El-Assad contrôle aujourd’hui plus de 70 % d’un territoire morcelé, grâce à l’appui militaire de ses alliés indéfectibles : la Russie, l’Iran, ou encore le Hezbollah libanais.

Récemment, j’ai lu que des familles syriennes ayant fui leur pays et vivant dans des conditions très dures au Liban cherchaient à rentrer chez elle mais, alors, les soldats syriens les accusent de traitrise à l’égard du régime de Bachir El-Assad et leur font vivre des choses monstrueuses. Il en va de même de tous les migrants obligés de passer par la Libye transformée en enfer sur terre.

A chaque fois que j’apprends que des migrants ont perdu la vie en mer, je suis révoltée. Victoire a récemment lu « Eldorado » de Laurent Gaudé et l’histoire croisée du Commandant Salvatore Piracci et du jeune Soleiman l’a bouleversée. Lundi, l’une de mes patientes m’a dit combien ce que vivaient les Ukrainiens la bouleversaient, combien elle se sentait proche de ce peuple. J’ai résisté à l’envie de lui demander si elle ne ressentait pas la même chose pour tous les migrants près à entreprendre un voyage si dangereux qu’en comparaison celui d’Ulysse n’est rien pour avoir la chance de connaître une vie meilleure? Je repense à la chanson de Brel « fils de… ». Somalien, Afghan, Syrien, Ukrainien, tous les enfants sont comme les nôtres.

A une époque où avec les réseaux sociaux, toutes les informations circulent en temps réel aux quatre coins du globe, en Afrique et au Moyen-Orient, on doit vraiment se dire que pour l’Occident il y a deux poids deux mesures. L’empathie est forte et presque spontanée avec celles et ceux qui nous ressemblent, ont un mode de vie similaire, une religion identique alors qu’elle ne fonctionne pas ou si difficilement quand on vient de Somalie, de Syrie ou d’Afghanistan. On se retranche alors derrière le « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».

Ma patiente me disait qu’elle pourrait être cette femme à Kiev condamnée à vivre sous terre dans le métro. De mon côté, je me suis souvent dit que je pourrais être cette maman syrienne fuyant, avec ses enfants, la guerre dans l’espoir de redonner à sa famille un début de vie « normale ». Il est possible que le fait d’avoir sans cesse déménager et d’en avoir souffert m’ait rendu très proche de tous ceux qui subissent des départs forcés, laissent tout derrière eux et vont devoir se réinventer.

En Roumanie, notre nièce, Louise, et ses parents, sont en première position pour venir en aide aux Ukrainiens passant la frontière. Un de mes amis m’a écrit, hier, qu’à la demande de l’une de leurs deux filles qui travaille dans une association d’aide aux migrants, sa femme et lui accueillaient chez eux deux adolescents de 15 et 16 ans. L’un vient de Guinée et le second de Côte d’Ivoire. Il m’a dit combien ces deux garçons étaient adorables mettant tout en oeuvre pour aider. Ils seront hébergés le temps que l’Aide sociale à l’enfance leur ait trouvé des familles. C’est tellement important de faire « sa part » comme le petit colibri dont Pierre Rabhi aimait tant raconter l’histoire.

Aujourd’hui, le ciel est voilé. Il n’a pas gelé cette nuit. L’herbe ne crissait pas sous la semelle de mes vieilles chaussures de randonnée. Hier, quand nous arrivons avec Fantôme chez Muguette, nous les trouvons Pépette et elle sur le grand canapé noir devant la télévision éteinte. Muguette se repose. Elle ne s’allonge jamais pour faire la sieste. On la croirait qui médite. J’ai vu Dominique, la femme de Bruno, qui montait la côte poussant son second petit-fils, Marlon, âgé de 4 mois. Je le dis à Muguette qui se lève comme un seul homme (pourquoi n’écrit-on jamais comme une seule femme?) et me demande d’aller leur ouvrir. Dominique a cette mine ravie des grands-mères si heureuses de pouvoir s’occuper de leurs petits-enfants. Du bébé, on ne voit q’un joli front bombé et des sourcils délicats sortant de la couverture et du bonnet. Muguette se précipite! Muguette adore les bébés! Dominique lui propose une petite promenade. Marlon risque de se réveiller et de pleurer s’il n’est plus bercé. Muguette dit qu’elle est habillée comme l’as de pique. Quelle importance! Muguette avance tenant la poussette de la main gauche et sa canne de la main droite. Muguette rayonne! Elle me dit qu’elle est une nounou quatre étoiles. Je n’en doute pas un seul instant. Je les laisse poursuivre leur chemin à un rythme sénatorial. Je suis heureuse devant la joie de Muguette!

On s’accroche tous à ce qui annonce le printemps: les perce-neige, les violettes, les premières fleurs sur les arbres fruitiers, le passage des grues cendrées et les températures positives les après-midis ensoleillées. Je vous laisse avec cette chronique postée le 17 mars 2010 intitulée « Première vraie impression de printemps » et une chanson d’Anne Sylvestre découverte dans la bande annonce d’un autre monde, troisième opus de Stéphane Brizé sur le monde du travail que je n’ai pas encore vu.

https://www.youtube.com/watch?v=uLsjlOLNnJs

 

Sous une voûte bleu Mistral, le village d’Antraigues a dit adieu, sobrement, à Jean Ferrat. C’était hier. Aujourd’hui, sur les ondes, passe une de ses chansons. Il y est question d’une belle montagne, de viande aux hormones et de l’envol d’une hirondelle qui ne saurait annoncer l’arrivée de l’automne. Au volant de sa voiture, une maman conduit son aînée au centre aéré. La route est étroite. La neige et le verglas ont dessiné de profonds sillons sur la chaussée. Les virages sont serrés. C’est la toute première fois qu’on ressent une réelle impression de printemps. Il fait très chaud dans la voiture. La petite fille demande à la maman de descendre la vitre de sa fenêtre et de la sienne. La maman s’exécute de bonne grâce. Ce matin, encore, la température flirtait avec les zéros degrés et, maintenant, en ce tout début d’après-midi, le mercure monte déjà à dix-sept. Avant de partir, la petite fille a abandonné, dans l’entrée, une paire de bottes cavalières passablement fatiguées en cette toute fin d’hiver. Elle les a troquées contre une nouvelle paire de baskets montantes en tissu. Elle a laissé, aussi, sur un fauteuil, sa doudoune rose. Cette dernière a bien besoin d’un bain prolongé dans une eau à trente degrés !

 

Alors que la maman est prête au départ, la petite fille a disparu dans sa chambre. Elle en ressort avec une jolie veste en jean bleu foncé. Elle l’enfile sur une robe taillée dans la même toile de Nîmes. Avant que la maman ne fasse tourner la clef dans la porte, la petite fille a tout juste le temps de se regarder dans la glace. Elle est contente de l’image qui s’y reflète. Maintenant que ses cheveux ont poussé, sa maman peut les entourer en un petit chignon, retenu par un simple élastique. De profil, elle ressemble à un de ces petits rats sautillants d’une école de danse classique. Dans la voiture, la mère et la fille écoutent, fenêtres largement ouvertes, la voix de Jean Ferrat, à laquelle s’unissent les chants, de plus en plus présents, des oiseaux. Elles se laissent aller au plaisir, tout simple, de filer, sur une petite route de campagne, de sentir le vent léger souffler, sur leurs joues et dans leurs cous, des mèches de cheveux qui ont la douceur d’une caresse. Elles ne se parlent pas, ou presque pas. Elles croisent plusieurs tracteurs. Les semailles ont commencé, dans une terre à la fois riche et sèche. Dans les prés, les poulains restent près de leur mère, les agneaux sautent gaiement. Les potagers sont prêts à recevoir plants de tomates et pieds de laitue, graines de radis et d’herbes variées.

La petite fille pense à Pâques qui approche et au plaisir, tous les ans renouvelés, de chercher, avec les cousins, les œufs, poules, lapins et autres animaux en chocolat que les cloches, sur le chemin du retour, ont la bonne idée de faire pleuvoir dans les jardins, les terrasses et même à l’intérieur des appartements. La petite fille pense à l’atelier jardinage qui l’attend cette après-midi. Elle pense, encore, à cette septième dent de lait qui ne tient plus qu’à un fil, et encore plus, à jeudi, à demain, car, sa maîtresse va lui offrir un cadeau. Le cadeau reçu en récompense des dix images patiemment récoltées.

La maman, elle, imagine, déjà, les massifs odorants de lilas et de glycine, les fleurs roses du prunus, la farandole de légumes nouveaux, les hirondelles, ombres mobiles, dans des ciels changeants. Elle pense qu’il serait enfin temps d’organiser le baptême du petit troisième. Elle pense à l’anniversaire de sa seconde fille. Elle se revoit, écrivant, de sa plus belle écriture, dans une encre verte, sur des cartons jaunes, les invitations à venir fêter le retour du printemps et les cinq ans de Victoire. Sur les cartons, elle a collé des coccinelles. Elle pourrait aussi ouvrir son esprit à des pensées bien moins poétiques, telles que la question de savoir quand il conviendra de faire transhumer les vêtements d’hiver vers les cantines et les vêtements d’été vers les placards, les vêtements étiquetés « demi-saison », ne bougeant pas, de racheter des sachets d’anti mites, de monter sur une échelle de peintre en bâtiment pour arracher les toiles d’araignée aux poutres en chêne et de se renseigner sur le début des dates d’inscription du petit dernier, à l’école maternelle. Toutes ces pensées sont, aujourd’hui, interdites de cerveau!

Dans la forêt, ça sent la sève, coulant sur les troncs rugueux des résineux. Les chants des oiseaux sont encore plus présents. Comme toujours, cette première impression de printemps, la renvoie, sans qu’elle le veuille, aux nouvelles d’Alphonse Daudet. En un instant, elle imagine, avec une netteté déroutante, un pauvre sous-préfet, tout dépenaillé, étendu dans les sous-bois, pris dans les filets d’une nature ensorcelante, s’enivrant du parfum subtil des violettes et, désormais, tout à fait incapable de tracer, sur une page toujours blanche, la première lettre du premier mot d’un discours, destiné à être prononcé au concours
régional de la Combe-aux-Fées.

Les voici arrivées au centre aéré. La petite fille tend sa carte à une animatrice, dépose un baiser sur la joue de sa maman et rejoint ses amis. La maman marche dans la forêt, en direction de sa voiture. Elle respire l’air à pleins poumons. Elle fait entrer, en elle, toutes ces merveilleuses sensations de printemps et, mentalement, fait ses adieux à l’hiver.

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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