Ma page FaceBook me rappelle cette chronique postée l’année dernière. Elle tombe à pic! Notre aînée, ce matin, a rendez-vous avec le Proviseur de son lycée pour lui expliquer pourquoi elle refuse le choix du dernier conseil de classe. Son papa l’accompagne mais il la laissera défendre sa cause seule. J’avais espéré que l’effort qu’elle avait fourni au troisième trimestre serait suffisant pour que son passage en première générale soit assurée. Je me suis trompée. Mardi soir quand Paul, très gentiment, lui a envoyé un message pour lui faire part de la décision des professeurs, j’ai eu le coeur si lourd. Céleste ne voulant pas redoubler, un passage en première STL était offert. Cette filière ne correspond en rien aux capacités de notre fille.
Notre fille a de nombreux dons artistiques mais, jusqu’alors, elle s’est refusée à les développer. Mardi soir, retranchée dans mon bureau avec ma mère qui lisait l’analyse graphologique que ma soeur a faite de sa nièce, je pensais que ce qui a changé entre la génération de nos enfants et la nôtre, c’est qu’à la nôtre, dans la plupart des familles, les enfants n’existaient dans le regard de leurs parents qu’au-travers de leurs résultats scolaires, voire aussi, de leurs aptitudes en musique ou en sport. Nous n’avions pas le choix: nous devions atteindre des résultats corrects pour sentir que nos parents nous aimaient. Nous avions si peur de les décevoir, de ne pas être à la hauteur de leurs attentes… Depuis mardi, Céleste a passé beaucoup de temps avec son papa, dans son bureau au fond du jardin. Céleste aime sortir les appareils-photos des sacs paternels. Si son père, le bac en poche, avait ressenti plus de liberté, il serait parti sillonner la planète et serait (c’est une évidence!) devenu un photographe reconnu et admiré pour la sensibilité et l’humanité se dégageant de son travail. Céleste s’est dit qu’elle pourrait devenir photographe…culinaire! La cuisine, c’est plutôt ma partie. Depuis que les filles sont très jeunes, elles m’accompagnent au marché comme j’accompagnais mon père.
Je ne sais pas comment va se passer ce rendez-vous que Stéphane a obtenu ce matin à 8h30. J’espère que tout ira bien et que notre fille va enfin dépasser la somme de ses peurs et se révéler à elle-même. Je pense aussi à toute cette jeunesse sacrifiée sur les grandes plages normandes, aux peurs qui les habitaient en voyant, tout autour d’eux, tomber leurs amis et voir la mer devenir rouge. Maintenant, la chronique postée le 6 juin 2018.
Je pense souvent aux enfants qui, dès l’école primaire, mettent leur réveil le soir avant de s’endormir, se lèvent seuls, préparent leur petit déjeuner seuls, partent en classe sans un mot, sans un baiser. Les parents dorment. Après une longue période de recherche d’emploi infructueuse, ils sont à la dérive. En perdant leur travail, en n’ayant plus d’utilité sociale, leur vie est privée de sens. L’argent manque. Les enfants donnent le change. Le soir, quand ils rentrent, ils se mettent seuls à leurs devoirs. Personne ne leur propose une aide pour les faire réciter. Quand ils ont du mal dans une matière, ils n’ont pas de soutien. Ces enfants-là sont malheureusement de plus en plus nombreux dans nos sociétés dites riches et modernes. Dans le Sud de l’Italie, on voit des enfants déscolarisés qui travaillent comme des adultes pour assurer la survie de leur famille.
Je pense souvent à ces parents qui ont des enfants malades et dont la vie sera un long chapelet d’hospitalisations, de peurs, de souffrances ponctuée parfois de moments de répit. Je pense à ces parents dont les enfants sont condamnés à une vie courte, condamnés à les voir s’étioler sans pouvoir les retenir. Si saint Paul a raison quand il écrit que l’amour peut tout, l’amour ne peut malheureusement pas remporter certains combats.
Je pense à ces enfants qui ne sont nés ni dans la bonne famille ni dans le bon pays et qui se battent jour après jour pour obtenir de bons résultats, décrocher des bourses et se construire un avenir. Je pense à ces parents qui ne verront pas leurs enfants se réaliser dans leur vie d’adulte et pour lesquels chaque jour gagné sur la maladie est une victoire.
Je pense à ces enfants qui, eux, sont nés en bonne santé avec une tête bien faite, une excellente mémoire, de grandes possibilités et se gâchent en ne faisant rien. Je pense à leurs parents qui, tous les jours, doivent les harceler pour obtenir qu’ils se mettent au travail, qu’ils lisent les oeuvres données par les professeurs de français. Je pense à ces enfants qui ont la chance d’avoir des parents qui peuvent leur consacrer du temps, les aider dans un devoir, reprendre un point dans une leçon qui n’a pas été compris et qui ne la saisissent pas. Je pense à ces enfants qui ont des parents qui peuvent leur apprendre beaucoup de choses, venir compléter de nouvelles connaissances, cherchent à développer leur curiosité en leur faisant découvrir des artistes, des régions, des pays, d’autres cultures. Je pense à ces enfants qui font tout ou presque en traînant les pieds. Une pièce de théâtre? Mais cela finira à quelle heure? Une expo d’art moderne? Mais on a déjà vu les photos prises par Papa! Un pays lointain? Mais on y mangera quoi?
Devant de telles différences entre les enfants, devant de telles injustices, je sens la colère monter en moi. Colère contre nos sociétés débordées qui laissent de plus en plus de jeunes sur le bas-côté. Colère contre ce modèle d’hyper-consommation. Colère devant ces écrans qui nous volent nos enfants. Colère devant notre impuissance à les ramener dans la vraie vie. Colère terrible depuis hier à l’égard de notre aînée, Céleste qui s’est laissée traverser par son année de troisième sans rien faire ou alors de manière très marginale. Céleste que j’ai due littéralement harceler tous les jours pour qu’elle lise quatre malheureux ouvrages sur une année, pour qu’elle lise ses leçons, pour que son père puisse l’aider en mathématiques, en physique ou en SVT, pour qu’elle consente à apprendre ses verbes irréguliers et du vocabulaire en anglais. Une année écoulée à lutter pour qu’elle travaille, comprenne l’importance de cette année de troisième, la nécessité (enfin!) de se mettre au travail pour ne pas être complètement dépassée en seconde. Peine perdue! Energie dilapidée pour rien…
Hier, quand je suis revenue passablement anéantie de ce dernier conseil de classe, je me suis emportée très fortement contre notre aînée qui sait très bien adopter une posture de toile cirée comme sa grand-mère maternelle. C’est l’une des raisons qui explique leur si grande complicité. Je lui ai redit combien j’étais triste et fâchée qu’elle gâche son intelligence, son haut potentiel, sa mémoire d’éléphant, que je préfèrerais qu’elle n’ai pas tant de facilités, qu’elle ait du mal mais qu’elle s’accroche, persévère et finisse par avoir des notes correctes qui deviendraient de vraies bonnes notes. Quand j’étais à l’Université, j’avais, comme presque tous les professeurs, beaucoup de tendresse et d’admiration pour ces étudiants qui peinaient mais dont la volonté et le sens du labeur finissaient par porter leurs fruits. Nous les voyions progresser toute l’année. Quelle satisfaction pour eux! Quelle joie pour nous qui nous laissions aller à penser que s’ils y arrivaient c’était aussi un peu grâce à nous! En revanche, quel manque de patience à l’égard de ceux qui avaient tout pour réussir brillamment et cédaient sans cesse à la facilité ou déposaient les armes avant même d’être entrés dans l’arène.
Certains jeunes développent une névrose d’échec laquelle, parce qu’ils n’ont pas confiance en eux, les conduit à ne pas se donner les moyens de réussir par crainte de se décevoir eux-mêmes ou de décevoir une famille souvent très exigeante. Cette névrose d’échec peut les conduire au sabordage. Souvent, ces jeunes se mettent au travail à la dernière minute car le travail les angoisse. Ils ont peur de ne pas y arriver. Cette névrose est terrible! Chez notre aînée, il y a un mélange de paresse et d’angoisse. L’angoisse est apparue voici de longues années. Elle est si ancrée qu’elle ne peut pas la conscientiser. Mais sans savoir qu’elle est habitée par une angoisse profonde, elle a organisé sa vie de manière à ne pas rencontrer l’angoisse et c’est la raison pour laquelle les choses glissent sur elle et qu’elle a très jeune développé beaucoup d’humour.
Ma colère n’était pas seulement liée aux résultats si décevants de notre aînée. Elle était alimentée par l’atmosphère générale des conseils de classe. Cela fait huit ans que je suis parent d’élève. J’ai commencé à l’école primaire et ai continué au collège. Il me semblait important de savoir ce qui se passait dans la vie des élèves, de pouvoir suivre d’un peu plus près le projet pédagogique, les sorties scolaires, les voyages et d’apprendre à connaître les professeurs. Malheureusement, j’ai toujours éprouvé la même impression: les parents élus sont des otages d’un système qui n’entend pas leur laisser vraiment voix au chapitre. Ils ne peuvent pas relayer des problèmes constatés dans certaines classes du fait de l’attitude d’un professeur car, alors, la sanction est automatique: l’élève dont le parent a osé exprimer une critique sera mis à l’index par le professeur et le professeur pourra cesser de noter l’élève de manière juste. En punissant l’élève, en le notant plus durement, le professeur se vengera de l’opinion émise par le parent. Notre fils Louis en a malheureusement fait la triste expérience une fois. Cela m’a servi de leçon!
Hier, le conseil de classe m’a vraiment fait songer à une pièce de théâtre antique dans laquelle tous les personnages portaient un masque: le Principal, les professeurs, la psychologue scolaire et les deux jeunes filles déléguées. Il me semble que seules l’autre maman et moi, représentantes des parents d’élèves, ne jouions pas un rôle, ne possédions pas de personae. Le matin, les élèves avaient demandé à leurs deux déléguées de prendre la parole pour relayer la dégradation brutale de l’ambiance de classe, dégradation liée à l’attitude très insolente de quatre éléments perturbateurs. Ne voyant pas le Principal prendre les sanctions qui s’imposaient, certains professeurs, excédés, avaient mis en place leur propre code de conduite qui, malheureusement, se retournait contre toute la classe. Les élèves finissaient par souffrir de cette impression donnée par certains professeurs que ces derniers ne les intéressaient plus quand cette classe avait été une très bonne classe dans laquelle régnait un esprit sain et une bonne camaraderie entre les élèves. Mais, au début du conseil, les deux jeunes filles n’ont rien dit. Certainement, elles n’ont pas osé avoir l’air de porter un regard critique sur la manière de procéder de certains de leurs professeurs. Alors, je me suis fait le porte-parole d’un ressenti collectif et non du seul ressenti de notre fille. Comme j’avais fini de m’exprimer un des professeurs s’est adressé aux deux déléguées pour leur demander si elles partageaient cette impression et, bien sûr, ce qui devait arriver arriva, elles ne se prononcèrent pas…J’étais ainsi publiquement désavouée!
La jeune garde des professeurs se tenait, comme souvent, en retrait, laissant l’ancienne garde aux commandes. Il y en aurait eu des choses à dire mais la parole était muselée. Mais, le plus triste allait arriver. Le Principal annonça qu’Issouf, un garçon remarquable, un jeune migrant arrivé de Côte d’Ivoire, ayant survécu au naufrage du bateau quand son père et son frère aîné s’étaient noyés, avait été retiré en urgence de la famille d’accueil qui s’occupait de lui pour le compte de l’ASE depuis septembre. Quel choc! Issouf avait été placé dans un foyer. Il n’avait pas pu dire au revoir à ses amis, à ses professeurs. Encore une peine profonde et de la colère! Que s’était-il donc passé dans cette famille pour qu’Issouf soit si violemment arraché à sa vie de collégien, à ses camarades, à ses professeurs qui l’aimaient tant, à son équipe de football, à ses repères?
Céleste était très proche d’Issouf. Elle accusait le choc. Je me rappelais son émotion quand, un soir, au retour du collège, elle nous avait raconté comment Issouf avait en cours d’anglais commencé à faire le récit de son exil. L’émotion l’avait submergée et c’était leur professeur d’anglais qui avait pris le relais. Pour elle aussi, il avait été difficile d’aller au bout. Tous les élèves étaient en larmes. Plus tard, dans l’année quand leur professeur d’anglais avait été tenue de leur montrer des documentaires sur les violences perpétrées contre le peuple afro-américain par les blancs, Issouf et une autre jeune fille, également d’origine africaine, avaient quitté la salle. C’était trop violent!
Hier, à la maison, l’ambiance était aussi orageuse que le ciel au-dessus du plateau. Nous avons dîné sans parler. J’avais le coeur si lourd! Je ressentais une telle colère en moi et aussi de la peur pour notre aînée. Adolescente, je n’avais pas travaillé jusqu’à la fin de ma cinquième. Ma nullité crasse en maths (mon cerveau s’était verrouillé après des humiliations subies à la Martinique) associée à ma forte dyslexie non diagnostiquée faisaient de moi une élève en grand danger. C’est notre père qui était venu plaider ma cause. A cette époque, il n’était pas évident de faire revenir un Principal sur la décision d’un conseil de classe. Notre père savait que si on me faisait redoubler ma cinquième, je décrocherais tout à fait. Il a obtenu gain de cause et m’a, dans la foulée, convoquée dans son bureau dont la porte était capitonnée, un bureau dans lequel flottait une odeur de tabac froid comme dans un roman de Simenon. Il m’a fait entrer après que j’aie du frapper à la porte du bureau et m’a dit de m’asseoir. D’une voie blanche et extraordinairement cassante, il m’a dit qu’il m’avait sauvé la mise mais que désormais je devais me mettre au travail. C’est ce que j’ai fait réussissant à corriger seule ma dyslexie par la lecture. L’anorexie m’a bien aidée! Les nourritures intellectuelles avaient remplacé les nourritures terrestres. Je m’inquiète pour notre aînée qui n’a pas eu de sursaut cette année, de prise de conscience et qui, contrairement à moi, n’a pas de passion. J’adorais le français, l’histoire, l’allemand et pour le reste, matières scientifiques mises à part, je travaillais sans me poser de questions. Je n’avais pas le choix. Je devais faire oublier que je ne serais jamais une matheuse dans un univers où les mathématiques faisaient la pluie et le beau temps.
Quelle mauvaise nuit! S’endormir sans embrasser sa fille aînée; savoir qu’elle sera interne en septembre; se demander si elle va réussir à combler ses lacunes et réussir à obtenir de bons résultats dans les matières qui seront indispensables pour son passage en première ES. Bien sûr, on peut réussir sa vie, s’épanouir sans passer par une filière générale et faire le choix d’une voie plus pratique. Cela ne me dérangerait pas que Céleste opte pour une autre route que celle traditionnellement empruntée dans notre famille (ultra écrasante au registre des études supérieures!) si elle est sûre d’elle et, par dessus-tout, ne cède pas à la facilité! Je ne supporterais pas que Céleste ne se donne pas les moyens de ses ambitions.
Parents qui m’avez lue et avez pu traverser des moments identiques, les vivez encore ou les avez dépassés, je sais que vous me comprendrez. Maintenant, j’essaie de relativiser. Notre fille a la chance d’être en bonne santé, de posséder de remarquables qualités de coeur, d’avoir hérité l’empathie naturelle de son grand-père maternel, d’avoir un très bon sens pratique et un excellent contact avec les gens. Elle est vive, enjouée, joyeuse, dynamique. Elle trouvera sa voie qui ne sera pas forcément celle à laquelle j’avais songé pour elle. S’il est essentiel que nous ayons une saine ambition pour nos enfants, gardons-nous toujours de projeter sur eux nos propres désirs!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Vous savez bien que l’adolescence est une période vraiment difficile; les parents peuvent en faire les frais et ce n’est pas à eux que les enfants ado confient leurs états d’âme. Gardez votre confiance à votre fille comme le laisse penser vos dernières phrases. Et puis si l’atmosphère de la classe telle qu’elle ressort des conseils est ce que vous en dites, les élèves manifestent leur rejet par la paresse plutôt que par la révolte. Je vois cela avec un de mes petits fils (16 ans).
Bien amicalement
Catherine nL.R.
Chère Catherine, comme je suis heureuse de vous lire! Je pense bien souvent à vous. Je vous remercie pour vos mots toujours justes et bienveillants. Je n’ai pas le sentiment que Céleste traverse une crise liée à l’adolescence, contrairement à Victoire, qui, âgée de 13 ans, est depuis quelques semaines très perturbée et à fleur de peau. Céleste se confie assez librement (pas Victoire)et elle sait trouver les mots pour exprimer ce qu’elle éprouve. Céleste n’a jamais réussi à se mettre au travail depuis qu’elle est au collège. Cette année, elle était dans une très bonne troisième et toutes ses amies sont des jeunes filles qui travaillent beaucoup, obtiennent de très bons résultats et ont un bon esprit. Elle avait vraiment tout pour faire une excellente troisième. Le climat de la classe ne s’est dégradé que sur la fin. Je souhaite de tout mon coeur que Céleste ait enfin un déclic et, à l’internat, entourée de deux de ses meilleures amies-dont Valentine que vous avez rencontrée et qui se destine à la magistrature-, elle trouvera la voie qui mène à une certaine forme de plaisir dans le travail. Je vous embrasse