Chronique autour de la colère à la quatrième fenêtre de l’Avent

Une magnifique lumière éclaire le plateau gorgé d’eau après l’orage violent que nous avons essuyé hier après-midi. Aux alentours de quinze heures, la nuit est tombée brutalement rappelant ce qui est raconté dans les Evangiles après que Jésus, sur la croix, ayant traversé la Passion, ait rendu son dernier souffle. Le tonnerre a grondé. La grêle est venue marteler le velux de mon bureau tandis que la pluie s’abattait en gerbes folles sur les baies vitrées. Le sapin et le bouleau étaient secoués violemment. Les feuilles volaient. Fantôme, sous l’escalier, ne bronchait pas. Et puis, la nature s’est apaisée comme après une très forte poussée de colère, comme celle qui m’avait animée le matin même. Je ne suis et ne serai jamais une adepte du bouddhisme. Il me semble vital de se laisser vivre ses émotions, sous réserve qu’elles ne s’accompagnent pas de violence verbale ou physique. Longtemps, dans les maternités, on a empêché les femmes qui accouchaient de crier quand, dans leur corps, montaient ses contractions qui peuvent parfois ressembler à des lames de fond. On craignait un effet de contagion: elles allaient terroriser les autres. On craignait qu’elles ne perdent pied dans l’expression forte d’une douleur viscérale. Maintenant, on laisse les femmes exprimer ce qu’elles ressentent et c’est une excellente chose car à vouloir tout maîtriser on peut bloquer le travail et rendre la douleur encore pire.

Avec la pluie de ces derniers jours, les mares commencent à se reconstituer et les agriculteurs ont pu labourer les champs. Un trio de hérons, un blanc et deux gris, montent la garde non loin de la Bien-Assise. Leur immobilité parfaite leur donne des airs de statues. Samedi, les enfants ont installé la crèche. Chaque santon a été délicatement défait de sa feuille de papier Sopalin. Voici deux ans, Louis a construit avec son papa une grande crèche dans des planches de bois. Elle dormait dans une pièce au fond du jardin. Elle était couverte de poussière. Avant que les enfants ne sortent les santons de leur boite en carton comme dans la si délicieuse chanson interprétée par Fernandel, j’ai aspiré la crèche et l’ai déposée sur du papier crèche. Cette année, pas de lit de feuilles d’automne séchées ni de pommes de pin. C’est amusant de voir les enfants disposer les sujets.

Chaque année la crèche est à la fois la même et une autre. Magie des traditions perpétuées. Louis rebaptisait Marie en Bernadette et Joseph en Jacob. Céleste m’avait tendu le petit Jésus pour que je le dissimule derrière le sucrier dans l’armoire jaune mais Louis me l’a pris des mains en me disant : » C’est vraiment idiot de le cacher. Il est déjà né. Il est même ressuscité! On le met! ». Je n’ai pas insisté. C’est une première pour moi: le petit Jésus est déjà dans la crèche mais les rois mages et leur unique chameau se tiennent à une distance raisonnable!

Je ne devrais pas trouver ces entorses aux traditions étranges. Quand nous célébrons Noël dans la bonne et vieille maison de Pont, notre mère dépose dans la crèche pas moins de trois, voire quatre enfant Jésus. Deux d’entre eux sont exactement les mêmes. Ils sont en cire. Ils nous été offert à ma soeur et à moi par un ami de nos parents, l’abbé Bidault. Un homme merveilleux, un véritable conteur, un homme qui avait été confronté à la magie blanche au tout début de sa carrière et avait consacré un livre aux objets en étain. Jeune prêtre dans un village reculé du Berry, il avait été appelé par un homme qu’on disait sorcier. Cet homme était bon et pratiquait la magie. Sachant sa fin proche, il avait tenu à donner à l’abbé Bidault un objet dangereux qui ne pouvait pas être détruit mais seulement remis à une personne au coeur pur. Il s’agissait d’un noueux d’aiguillette: un objet placé sous le lit  empêchant que la consommation du mariage. Le plus souvent, c’était la jalousie qui poussait à recourir à ce moyen. Je me suis souvent demandée à qui l’ami de nos parents avait transmis le noueux d’aiguillette avant de mourir. L’abbé Bidault possédait une incroyable collection d’objets diaboliques dont a hérité son fils adoptif. 

Au début de cette chronique, j’évoquais la colère. Je pense qu’il est humain de se mettre en colère et sain, voire vitale, de pouvoir l’exprimer. Ce qui est redoutable, c’est quand on est confronté à des êtres souvent pathologiques qui rendent impossibles par leur violence et leur incapacité à se remettre en question l’expression légitime de la colère de ceux qu’ils ont écrasé, méprisé, humilié, soumis à des rapports de force, piétiné dans leurs aspirations. Ces êtres sont de véritables monstres d’autant que, souvent, leur grande ambivalence leur donne un « bon côté »  venant contre-balancer leur « côté obscur ». A la gifle succède le câlin. A la violence verbale succède un acte généreux. Ces êtres sont souvent de grands manipulateurs. Ils recueillent vos confidences pour mieux vous contrôler. La nouvelle série danoise « Au nom du père » écrite par Adam Price l’auteur de « Borgen » dépeint de manière magistrale un de ces êtres omnipotents et si écrasant pour ses enfants. Lars Mikkelsen qui campe le père pasteur est absolument remarquable!

Il est fondamental de ne pas demeurer prisonnier de sa colère car la colère est une véritable prison, un poison. La colère nous gangrène. La colère nous vole notre énergie. La colère finit par s’attaquer à nos cellules. La colère rend malade. La colère est souvent l’autre visage de la peine, du manque, d’un sentiment d’injustice ou encore de frustration. La résilience est ce moyen de se délivrer de la colère par la capacité à accorder son pardon à un être qui nous a meurtri mais n’a, de son côté, jamais consenti à le reconnaître. On peut aussi se sortir de la colère par l’acceptation de la pathologie de cette personne toxique avec laquelle on est conduit à cohabiter parfois. Si celui qui a pu me faire tant de mal et a toujours persisté dans son refus de se réformer est malade, je dois l’envisager comme tel. Les coups portés ne me touchent plus. Les paroles blessantes ne n’affectent plus. Pour autant, quand cette personne exprime sa bonne nature, je sais l’accueillir sans en espérer plus que ce qu’elle est en mesure de donner.

Tout ceci est difficile à mettre en oeuvre. Si je raisonne à partir de mon histoire personnelle, je peux écrire avec le recul que les années m’ont permis d’atteindre qu’enfant, déjà, j’avais compris que mon père était malade si bien que je me suis construit le père que je voulais avoir. Je n’ai presque jamais ressenti de colère contre lui quand, pourtant, trop souvent, il passait les bornes. Ma colère, je la réservais à ma mère qui, elle, pour moi, n’étant pas malade, aurait dû trouver des solutions et venir en aide à son mari. Je lui en voulais de me laisser devenir l’oreille de mon père, celle qui, du haut de ses neuf ans, devait accueillir sa détresse et le voir pleurer sans rien pouvoir faire. Je me souviens très précisément du moment où j’ai vu notre mère pleurer pour la toute première fois. J’avais sept ans et nous vivions à Fort-de-France, en Martinique. Notre mère était si belle dans une longue robe du soir mais de grosses larmes coulaient sur ses joues. C’est, je pense, le contraste entre sa tenue de soirée et ses larmes qui m’ont marquée.

Je suis toujours triste d’avoir laissé la colère m’envahir en présence de nos enfants. Je ne fais pas dans la colère froide, la colère blanche. Je m’emporte vraiment. Mes oreilles bourdonnent. Le sang afflue à toute vitesse dans mes artères. Ma tension s’élève bien au-dessus du niveau de la mer! Je ne suis jamais vulgaire. J’ai la grossièreté en horreur. Je ne casse jamais d’objet pour me défouler. Je m’efforce de ne pas claquer les portes. Je me dis que, ce faisant et aussi pénible que cela puisse être alors pour les enfants, je tiens loin de moi maux de dos, céphalée, brûlures d’estomac et cellules cancéreuses. Je m’apaise en partant sillonner la campagne sur mon vélo avec notre fidèle berger australien. Je respire profondément et je sens le calme revenir.

Depuis un certain temps déjà, on nous rabat les oreilles avec l’éducation positive ou bienveillante. Je ne crois pas qu’il soit sain pour des parents de toujours et en toute circonstance retenir leur colère. A force de s’imposer le calme, la tempérance, on finit, un jour, par exploser si fort que les enfants sont terrifiés! Comme on a le droit d’être en colère contre son compagnon ou sa compagne, son frère ou sa meilleure amie, sa collègue ou son psy, on a le droit de se fâcher contre ses enfants. Quand on a été trop loin et à condition que les dérapages ne deviennent pas la norme, on peut s’en excuser. Hier matin, après que j’aie laissé explosé ma colère et que les enfants soient partis au collège et au lycée, j’ai écrit à notre Victoire, notre numéro deux qui a la colère en horreur. Dans les mois qui ont suivi sa naissance, sa soeur aînée a traversé des épisodes d’une rare violence. La colère de notre Céleste était à la hauteur de sa détresse et elle a duré pendant presque trois ans. Quand son petit frère est venu au monde, leur papa était absent quinze jours par mois et j’étais si fatiguée que les rares fois où notre mère dont la propre mère était arrivée au bout de son chemin de vie venait en renfort, elle me reprochait de m’emporter trop souvent. Comme tous les parents de la terre qui sont épuisés, au bord du point de rupture, frustrés dans leur mode de vie, je n’avais plus de patience et me défoulais sur les enfants.

J’ai écrit un message à Victoire pour lui demander pardon pour mes éclats de voix. Si Céleste et Louis encaissent mieux les heurts, cela les rend bien sûr tristes. Ils sont sortis maintenant de cette période où on redoute à chaque dispute des parents que ces derniers se séparent. Je leur explique qu’il est sain de se heurter dans un couple, de ne pas partager les mêmes opinions. Il vaut mieux s’affronter plutôt que de pratiquer la politique de l’autruche. La fuite n’a jamais permis de trouver des solutions à des difficultés.

Bien sûr, dans un monde idéal, on saurait toujours se parler calmement, ne pas hausser le ton. On laisserait toujours l’autre aller au-bout de sa pensée. On ne lui prêterait pas des pensées qu’il n’a pas. On ne penserait pas à sa place. Dans un monde idéal, point ne saurait besoin de remettre encore et encore son ouvrage sur le métier car les attentes de l’un et de l’autre seraient entendues et comprises. Dans un monde idéal, il n’y aurait pas place pour de la frustration car, dans les couples, les concessions se feraient d’une manière très égalitaires.

Toute thérapeute que je suis et sophrologue de surcroît, je ne redoute pas d’exposer mes fragilités, de partager le dur métier de parent car ce qui est grave ce n’est pas de mal faire ou de se tromper mais c’est de ne pas avoir conscience de ses erreurs et ne pas chercher à se réformer. Toute notre vie nous sommes perfectibles et c’est cela qui m’anime en profondeur: devenir meilleure et aider ceux qui sont habités par la même volonté d’y parvenir.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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