Le temps doit faire son œuvre, les témoins doivent être morts, les inscriptions sur les tombes avoir commencé à verdir pour que les mémoires soient libérées, que les historiens puissent revenir sur les évènements passés sans a priori sans charge affective. Pas un jour ne se passe, depuis le 28 juin 2014, centième anniversaire de l’assassinat de l’archiduc héritier de l’empire austro-hongrois et de sa femme par un jeune nationaliste serbe de Bosnie, sans que ne nous soit rappelé la Grande guerre. On voit des articles dans toute la presse. Des photos magnifiques s’affichent sur les grilles du jardin du Luxembourg. Les chaînes de télévision et les radios diffusent des émissions consacrées au premier conflit armé mondial de notre histoire moderne. Première étape de la globalisation !
Lazare Ponticelli, le dernier poilu, est mort le 12 mars 2008, à l’âge de 110 ans, au Kremlin-Bicêtre. Il a emporté avec lui le souvenir vivant des atrocités d’une guerre de tranchée où l’ennemi, celui qui est désigné comme tel, vivait à quelques mètres, de l’autre côté des barbelés. Il était l’autre mais il était soi. Il avait froid. Il avait faim. Il avait peur. Il avait mal au ventre. Il avait de la fièvre. Il aurait tant aimé dormir au chaud, enlever ses vêtements qui sentaient la mort autant qu’ils étaient humides et sales, retrouver un bain, des draps, la chaleur d’un corps qui, parfois, n’avait pas de visage était seulement un concept de femme. Il avait glissé dans la poche de sa vareuse les lettres de ses proches. Il les avait tellement lues qu’il les connaissait par cœur : lettres d’une mère, d’une sœur, d’une amie de cœur, d’une épouse, plus rarement d’un père. Il attendait l’assaut autant qu’il le redoutait. Il l’attendait car il le libèrerait un moment de l’angoisse liée à l’immobilité. Il le redoutait car il savait pouvoir ne pas en revenir, tomber sous une balle, un coup de baïonnette, être empoisonné avec l’un des ces gaz modernes que les chimistes allemands avaient concocté dans le secret de leurs laboratoires. Les Allemands, toujours à la pointe dans le domaine de l’utilisation du gaz. Lazare Ponticelli est mort emportant avec lui le souvenir vivant des rescapés, des gueules cassées, des orphelins, des pupilles de la Nation, des veuves, des villes et des villages en ruines, des visages du paysage retravaillés à grands coups d’obus.
A l’arrière du front, pendant quatre longues années, la vie s’était organisée sans hommes jeunes. Ils manquaient partout : aux champs, dans les usines, à la tête des trains et, bien sûr, à la table familiale ! Le 2 août 1914, le Président du Conseil, René Viviani, lançait l’appel aux femmes françaises. Dans un de ses articles, Colette qui a été à Verdun en qualité de journaliste de guerre et dont le second mari, Henri de Jouvenel, rédacteur en chef au quotidien, « Le Matin », a été mobilisé, écrivait : « vous n’aviez pas encore vu (…) dans son sarrau raidi d’huile et le ringard entre ses mains brûlées, la femme des usines de guerre, ni la contrôleuse anémiée qui vit sous la terre ; ni même, à la gare de Lyon, cette gringalette d’équipe, cette porteresse mince à la taille, brune et appliquée, qui disparaît derrière son camion chargée comme une fourmi sous l’œuf énorme qu’elle traîne ! »
Colette, encore, célébrait le courage des femmes : « il faut dire, il faut chanter leur courage, leurs mérites inattendus, leurs vertus toutes neuves qui fleurissent nombreuses et sans effort. Il faut les louer toutes, et celles qui « font quelque chose », et celles qui ne font rien, rien qu’attendre quelqu’un, espérer, croire, qui ne font rien, sinon se taire, manquer de presque tout et ne pas le dire ; rien, que se cacher pour donner pudiquement la moitié de leur stricte nécessaire ». Colette se montrait assez dure pour ces grandes bourgeoises, ces mondaines, qui se jetaient désormais dans les bonnes œuvres quand, quelques années avant, elles s’étaient jetées dans le tourbillon des années folles. Le regard qu’elle porte sur ces femmes est sans doute faussé par le fait que Colette a toujours du travailler. Sa liberté, elle l’a chèrement acquise en palissant des jours et des nuits au-dessus de feuilles à noircir. Etait-ce vrai ? Elle disait détester écrire. Elle aurait voulu ne plus rien écrire. J’imagine que ce qu’elle détestait c’était d’avoir besoin d’écrire pour vivre. Elle aurait peut-être raisonné différemment si elle avait eu la liberté d’écrire pour son propre plaisir sans la contrainte d’un premier mari, d’un rédacteur en chef, d’un éditeur.
Ma famille a été particulièrement marquée par cette Grande guerre et le sera à nouveau vingt ans plus tard. En écrivant, je réalise, une fois de plus, combien je manque de matière pour nourrir les chapitres de notre histoire paternelle et combien je suis noyée de documents s’agissant de l’histoire maternelle. Ne souhaitant pas inventer sur ce sujet, je me borne donc à évoquer les branches maternelles de mon chêne généalogique. Quand la Grande guerre éclate, la famille de notre mère vit dans le Gard, à Paris et dans l’Est de la France. Du côté des Vosgiens, il y a eu déjà une coupure terrible. Une partie a quitté la Lorraine occupée par la Prusse en 1870 et l’autre y est restée. Ceux qui sont partis ne voulaient pas que leurs enfants grandissent dans la langue allemande. Je tiens de notre mère que sa grand-mère maternelle vosgienne ne parlait jamais de la Grande guerre. Le sujet était tabou ! Les conflits qui vont faire souffrir la France et l’Allemagne sont vécus d’autant plus violemment que tout le monde parle allemand, sauf les Provençaux. Notre arrière grand-mère vosgienne a vécu à Postdam. Elle y a été répétitrice dans une famille juive, les Jacobi, et y a rencontré son futur mari, assistant d’allemand à l’université.
Pourquoi un jeune provençal, né dans le Gard rhodanien, dans une famille de commerçants politiquement ancrés à gauche, farouchement laïcs et dreyfusards a choisi la langue de Goethe et a jeté son dévolu sur une fille de l’Est dont le père était un officier des douanes dont on imagine facilement qu’il exprimait une pensée politique conservatrice ? Le cœur a ses raisons que la raison ignore ! En tout cas, notre arrière grand-mère, une femme dotée d’un tempérament aussi incandescent que le blond vénitien de sa chevelure, avait fait interdiction à son mari de voir son frère de lait qu’il aimait profondément, Adrien Bonnefoy-Sibour, fils de Georges Bonnefoy-Sibour, maire de Pont-Saint-Esprit, député, sénateur jusqu’à sa mort et siégeant au groupe de la gauche démocratique.
Les Vosges et le Gard s’unissent en 1910. Notre arrière grand-père enseigne l’allemand au lycée de Montélimar avant de demander un poste à Mirecourt. Son beau-père étant décédé, il pense que sa belle-mère, seule, sera heureuse de les avoir à ses côtés. Cela doit lui coûter de quitter sa Provence, son Mistral et ses parents mais il aime sa femme par-dessus tout et c’est dicté par ce même amour que, bientôt, il renoncera à l’enseignement pour devenir proviseur. En 1914, il est enrôlé en tant que soldat voltigeur. Comme il est jugé de constitution fragile, il est envoyé non pas au front mais à Nevers où il devient interprète d’allemand. En 1917, son petit frère, Auguste, celui qui devait reprendre la confiserie de leur père s’embarque depuis Marseille pour les Dardanelles. On ne le reverra plus. Sa mort est une tragédie pour ses parents. L’esprit de leur père vacille. Auguste ne devait pas partir. Il avait été réformé. Voyant tant d’hommes s’inventer des maladies pour être exemptés, il a supplié le médecin militaire de l’autoriser à porter l’uniforme. Dans la maison de Pont, nous avons une plaque qui le représente. Comme beaucoup de Provençaux, son regard est bleu et il émane de ses traits une grande douceur.
Du côté paternel de notre mère, la grande guerre saisit, à Rocroi, dans les Ardennes un arrière grand-père, juge d’instruction et une arrière grand-mère pleine d’originalité. Leur mariage, célébré en 1912, a été repoussé à plusieurs reprises en raison de la montée en puissance de la guerre. Il part. Il est blessé deux fois, évacué depuis Verdun. Il restera en captivité pendant toute la durée de la guerre. Les parents de notre arrière grand-mère habitent Paris, avenue Emile Zola. Ils pressent leur fille de rejoindre, avec son petit garçon, né le 29 décembre 1913, ses beaux-parents qui, eux, ont quitté précipitamment Verdun où ils résident pour aller s’établir aux Sables d’Olonne. Pendant toute la période de captivité de son mari, elle lui envoie plus de 350 lettres. Elles ont toutes été conservées. Elle y raconte les petits évènements qui ponctuent leur vie. Elle lui décrit dans le détail ses toilettes. Cela peut sembler futile mais les femmes avaient à cœur d’apporter légèreté et fantaisie à leur mari. Elle ne se plaint jamais. Elle n’est pas seule. Elle a son petit homme, son fils aîné, Raymond, le père de notre mère. Un cousin de son père, un X, va tomber aux champs d’honneur. Il devient un héros dans la famille comme le sont tous ces morts que la Nation récupère et auquel elle tresse des lauriers à titre posthume pour donner du sens à ce qui, sur le fond, n’en a pas !
Hier soir, j’ai suivi un documentaire sur France 3 consacré aux femmes pendant la Grande guerre et cela m’a bouleversée. Il a amené à sa gestation définitive cette chronique alimentée depuis si longtemps par des récits familiaux, l’étude passionnante qu’un de mes anciens professeurs d’histoire et de géographie au lycée, André Minet, avait consacré à la correspondance des poilus « la plume au fusil », l’admirable « chambre des officiers » ou encore le terrible « capitaine Conan », plus récemment, la lecture du « collier rouge » de Jean-Christophe Ruffin et l’exposition au musée Colette de Saint Sauveur sur « Colette une femme dans la guerre ».
Sous l’arc de triomphe repose le corps d’un soldat inconnu. Ce corps a été choisi par Auguste Thin, un jeune soldat de 21 ans le 8 novembre 1920. Il lui a été demandé d’en désigner un parmi les huit corps de soldats non identifiés ayant servi sous l’uniforme français et qui avaient été exhumés des huit régions de France où s’étaient déroulés les combats les plus meurtriers. Chacun peut lui donner le visage qu’il veut, lui imaginer une histoire, une famille. En ce qui me concerne, quand je songe à lui, je vois apparaître le beau regard bleu de l’oncle Auguste et mon cœur se serre en pensant à tous ceux qui sont morts et mourront encore loin de chez eux, dans la peur et sans que, jamais, leurs proches n’aient véritablement un lieu sur lequel se recueillir.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Une très belle évocation de la Grande Guerre et de tes ancêtres. Profitons tous de la paix.
Un excellent article, merci pour ce voyage dans le temps.