Chronique depuis le phare d’Ar-Men (retour du Finistère sud)

 

Une semaine ce soir que nous sommes rentrés de l’île-Tudy, petit village de l’autre côté de l’Odet dont la plage s’étire jusqu’aux premiers rochers de Sainte-Marine. Le Finstère sud s’éloigne. Cette terre est à la fois une fin et un commencement. Je ne vois plus l’Atlantique dont l’horizon n’est qu’une limite chimérique. Je n’entends plus la voix de l’océan, le chant des sirènes. Je ne vois plus les pêcheurs à l’arrêt sur leurs bateaux venus relever les filets au point du jour. Je ne cours plus, avec Fantôme, sur la plage, sentant, à chaque foulée, mes pieds s’enfoncer dans le sable humide et fixant le point d’où sortira le soleil. Je ne cherche plus, dans le lointain, la silhouette de l’île aux moutons, partie de l’archipel des Glénans. Je ne guette plus les nuances que l’aube jette dans le ciel et sur la mer. Je n’assiste plus aux ballets des mouettes, aux plongeons des cormorans. Je n’ai plus envie de pleurer tant le spectacle du lever du soleil me bouleverse à chaque fois, comme sont bouleversantes toutes les premières fois. Je ne devine plus dans mon dos l’église du village qui se dessine sur le fond du ciel en ombre chinoise, les cliquetis des mâts au bout de la jetée, le calme des cafés, les combinaisons du club nautique qui sèchent au vent, les boules d’hortensias le long des maisons. Je ne cours plus sans songer que je cours tant on est porté par les éléments le long d’une plage du Finistère.

Je me sens à nouveau éloignée de la terre de mon père. J’ai quitté le « Finistpère ». Pour la première fois, les enfants sont venus avec moi au cimetière. Comme l’année dernière, déjà, j’ai eu un peu de mal à retrouver la tombe de mon père et de sa mère, une grand-mère qui n’a pas eu le temps de voir naître et grandir les enfants de ses enfants. C’est que ce n’était que la troisième fois que je venais en quinze ans. L’an prochain, c’est certain : je n’aurai plus d’hésitation ! Comme toujours, en cette période de l’année, on s’activait au-dessus des tombes. En groupe, on grattait, replantait, astiquait tout en échangeant des anecdotes relatives aux défunts. Les enfants m’ont rapporté qu’ils avaient vu des gens déposer sur une tombe des bottes, une bombe et une cravache, certainement, la dernière demeure d’un cavalier. De tous les Français qui quittent leur terre, les Bretons sont ceux qui reviennent le plus, à la Toussaint, fleurir leurs tombes, entretenir le souvenir de leurs morts tout en sachant qu’ils ne sont pas là mais dans l’écume qui s’envole sur la plage les jours de tempête, les feuilles du chêne qui roussissent, la belette qui traverse le chemin creux, le soleil qui, tous les soirs, fait semblant de disparaître pour mieux ressortir ailleurs !

La tombe était belle. Elle était sobre. Les bras du lierre l’enserraient commençant à menacer les inscriptions en cuivre. Nous y avons mis un chrysanthème violet s’unissant harmonieusement aux fleurs mauves d’une véronique. Pour la photo, nous avons tous souri et ce sourire n’avait rien de factice. En Bretagne, la mort, ce n’est pas triste ! Comme dans le poème de Charles Péguy, ici, on sent bien que les morts ne sont pas loin, juste de l’autre côté de la porte. Leur présence est très forte. La mort a longtemps imprégné le quotidien des Bretons comme l’humidité et le sel les vareuses des gens de mer ou la foi, chaque page des romans îliens d’Henri Queffélec.

Le lendemain de notre retour, j’ai renoué avec mon océan végétal, mes vagues céréalières. J’ai retrouvé, au lever du jour, les chevreuils immobiles et les rires des piverts. Fantôme était heureux. Quoiqu’on fasse, où qu’on aille, il est content tant qu’il est avec son troupeau ! Chemin faisant, j’ai repensé à la vie des gardiens de phares avant l’automatisation. J’ai surtout pensé aux gardiens des enfers, les phares en mer et plus précisément à  « l’enfer des enfers » : le phare d’A-Men, le rocher en breton. Il se trouve dans la chaussée de Sein. Les conditions de navigation en mer dans cet endroit sont si dures qu’il a fallu trente ans pour l’édifier au rythme de dix jours de travail par an, après le naufrage, en 1859, de la frégate impériale Sané.

Expérimenter pendant un mois la vie d’un gardien de phare en mer, de maître d’un enfer, c’était un de mes rêves ! J’aurais voulu ressentir dans ma chair et dans mon esprit la vie de ces hommes car si les femmes montaient dans les phares ce n’était que de manière tout à fait exceptionnelle, pour un temps court, histoire d’améliorer l’ordinaire à la faveur d’une relève. J’aurais voulu vivre ces quarts, rester entre neuf et dix heures, la nuit, à veiller au bon fonctionnement du feu dans la lanterne, à observer l’horizon maritime, y repérer d’éventuels navires en détresse et vérifier que les autres phares et signaux marchaient. Bien sûr, je n’aurais pas aimé faire l’expérience de la brume enveloppant le phare et obligeant les gardiens à mettre en marche le moteur du signal sonore qui résonnait dans tout le phare et menaçait leur équilibre mental !

J’aurais aimé préparer de bons petits plats pour mon binôme, voir les fous de bassan tournoyer autour de la lumière, essayer de pêcher, repeindre, astiquer les cuivres et les glaces et, bien sûr, faire l’expérience d’une vie contemplative au plus près de la nature, toucher du doigt la fragilité de ma condition d’être humain au regard de la puissance de l’océan et écrire en plongeant en moi aussi profondément que le cormoran dans les flots à la recherche de sa proie. J’aurais voulu être celle qui veille la nuit sur la sécurité des gens de mer. J’aurais voulu qu’ils sentent qu’avec moi, dans le phare, ils ne pourraient rien leur arriver. C’est d’ailleurs l’expérience que j’ai souvent faite dans notre maison qui, la nuit, les jours de très grand vent, prend des allures de phare du plateau. Elle gémit, tressaille. Les poutres craquent. Les volets tremblent. Tout le monde dort. La seule lumière est celle de mon bureau qu’on doit voir d’assez loin. Je me dis que je veille sur le sommeil des miens et, au-delà, sur celui des êtres qui me sont chers. Dans mon bureau qui ressemble à un ventre, une antre, je me sens protégée et je protège.

 

C’est dans cette maison-phare que j’ai fait l’expérience de la solitude la plus terrible, celle qu’on subit qui est violente comme l’est la solitude à deux. Dans un enfer, on n’est pas seul. On est toujours deux et on s’aide. On se repose entièrement l’un sur l’autre à tour de rôle. J’ai été très triste quand j’ai appris que, progressivement, les phares allaient être automatisés, que les hommes allaient être remplacés par des machines. Mon rêve s’envolait et avec lui allait disparaître les gardiens. J’ai écouté récemment un documentaire réalisé en 1962 sur la relève au phare d’Ar-Men. On y découvrait un tout jeune homme, Jean-Pierre Abraham, ayant renoncé après des études de lettres et de philosophie à un métier plus classique d’homme à terre pour choisir celui de gardien d’un enfer. Il y avait chez ce jeune homme un-je-ne-sais-quoi qui m’a fait penser à mon père tel que je me le figure au même âge. Jean-Pierre Abraham qui est mort l’an dernier rapportait une anecdote très touchante. Quand il a fait le choix de cette vie en mer, il a redouté la réaction de ses parents, tous deux chirurgiens-dentistes à Nantes. Ne se sentant pas le courage de leur expliquer de vive voix son désir de devenir gardien d’un phare en mer, il s’est résolu à le leur écrire. La réponse n’a pas tardé et son père, qui comprenait son fils, a eu cette très belle phrase : « ce qui compte ce n’est pas de réussir dans la vie mais de réussir sa vie ».

Depuis mon océan végétal, mes vagues céréalières, je songe à ces phares en mer, à ces hautes silhouettes courageuses qui continuent à résister aux assauts des tempêtes en mer d’Iroise, à la violence du courant du Fromveur. Les phares en perdant leurs gardiens ont perdu leur âme et, les gens de mer, une partie de leur histoire et de leur mémoire. Faute de vie à leur bord, les phares s’abiment. Ar-Men, la Jument, les Pierres Noires, la Vieille, tous, ils se sentent abandonnés et, je me dis que si j’étais un pêcheur, un navigateur, je serais infiniment plus rassurée de songer que, la nuit, ce sont des hommes et non pas des machines qui veillent sur moi ! Des gens se mobilisent, en Bretagne et ailleurs sur le littoral pour sauver les phares.

J’ai lu que dans la maison-phare (un purgatoire par opposition aux phares en mer appelés des enfers et les phares sur terre dénommés « paradis ») de Tévennec située au nord du raz de Sein, on avait pensé installer un artiste en résidence. La légende raconte que Tévennec serait hanté par l’âme d’un malheureux naufragé ayant péri de faim, de soif et de froid après avoir appelé en vain les bateaux passant au large de l’îlot. C’est en 1874 que l’administration des phares et des balises décide l’édification de la maison-feu dans un lieu semé d’écueils redoutables à fleur d’eau. L’endroit est si inhospitalier qu’en l’espace de 35 ans se sont vingt-trois gardiens qui vont se succéder à Tévennec. Malgré les permissions, les promotions, l’administration des Phares et Balises n’arrivera jamais à installer dans la durée un gardien et se résoudra à l’automatiser en 1901, une première en France. La légende a eu raison du feu gardé par l’homme  mais l’enfer n’effraie pas les artistes, bien au contraire,  et il était question que le phare en accueille deux à la fois en résidence.

Avec cette chronique, je voudrais rendre hommage à tous les gardiens de phare qui ont veillé sur les gens de mer de jour comme de nuit et, en particulier, à Jean-Pierre Abraham dont le hasard a décidé que je découvrirai son travail au retour de l’île-Tudy par la magie d’un documentaire tourné en 1962. Après avoir exercé le métier de gardien de phare sur Ar-Men, il a écrit son premier roman « Ar-Men », la bible de la navigation à la voile « cours de navigation des Glénans » et d’autres romans comme « Le guet ». Grâce à la lecture de son « Ar-Men », je pourrai, malgré tout, vivre mon rêve !

« Patience. Choisir d’habiter près d’une lampe, c’est tout de même choisir la couleur de sa vie. Une lumière violente fait écran. Ici, entre les lueurs et les ombres on doit pouvoir avancer lentement. Peut-être vaudrait-il mieux flamber d’un coup, vivre en torche, se consumer dans un éclair de folie ?
Mais la folie est dehors qui hurle. Il faut résister. Faire le poids. J’allume ma lampe. La lumière coule sur la table et d’objet en objet gagne ses positions. Des ombres se prennent à vivre intensément, comme un regard. La limite du cercle est imprécise. Il faudra y aller voir. Avancer les mains.
Je n’en finirai pas d’errer entre l’ombre et la nuit. C’est de la complaisance. » Jean-Pierre Abraham.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

 

 

 

 

2 commentaires sur “Chronique depuis le phare d’Ar-Men (retour du Finistère sud)

  1. Entre réussir dans la vie et réussir sa vie, tu as choisi et cette chronique en est un nouvel exemple. Bravo!

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