Depuis le lundi 22 février, nous sommes des dizaines de millions d’individus de part le monde à avoir vu les images de Virginia McLaurin, toute jeune fille de cent-six ans, reçue à la Maison Blanche, dans le cadre des commémorations du « Black History Month ». Nous avons souri de la voir exécuter quelques pas de danse avec Barak et Michelle Obama la tenant par la main. Sa joie de vivre était contagieuse. Son élégance m’a rappelé celle de toutes les femmes noires que je connais. L’ambiance était à la fête, légère et pétillante comme une bulle de champagne et, soudainement, son regard est devenu grave quand elle s’est adressée au Président des Etats-Unis pour exprimer ces mots : « et je voulais vous dire, je suis tellement contente d’avoir un président noir ». En l’entendant, en plongeant dans ses yeux, j’ai fait un immense voyage dans le passé. J’ai vu et ressenti tant de choses : les débuts de l’esclavage remontant à l’antiquité, les chefs de tribus africaines revendant aux Blancs les prisonniers faits chez leurs rivaux, la traversée de l’Atlantique à fond de cale, le statut de « marchandises », donc de « choses » donné aux esclaves, les corps enchaînés, les coups reçus, les enfants arrachés à leurs mères, les femmes violées, les cases brûlées, les larmes se transformant en chants montant des champs de coton vers le ciel, la guerre de Sécession, l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis en 1865 et l’immense marche pour arriver à une véritable égalité des droits civiques en 1974.
Virginia McLaurin est née le 12 mars 1909. Ses grands-parents et ses parents ont vécu la fin de l’esclavage. La liberté n’est pas si ancienne que cela pour le peuple noir d’Amérique. Virginia certainement y pense quand elle se retrouve devant le couple Obama. Un Noir à la Maison Blanche, c’est tout de même piquant ! Les désormais fervents supporters de Donald Trump doivent en faire des cauchemars depuis bientôt huit ans. J’ai voulu savoir qui était cette femme à laquelle j’aimerais ressembler quand je serai entrée dans le grand âge. En menant ma petite enquête sur Internet, j’ai appris que Virginia avait grandi avec sa famille en Caroline du Sud, un des anciens états esclavagistes, état frontalier de la Géorgie qui sert de toile de fond au roman de Margaret Mitchell « Autant en emporte le vent ». Elle vit dans le même appartement depuis 1939, année de sortie du film réalisé par Victor Fleming et qui m’a fait détester Vivien Leigh et succomber au charme de Clark Gable. Depuis plus de vingt ans, elle s’est engagée comme bénévole dans une association pour venir en aide à des jeunes handicapés mentaux et physiques.
Dans The Guardian, j’ai lu un article très intéressant écrit par la journaliste Syreeta McFaden intitulé « 10 milestones in black history that Virginia McLaurin lived through ». Après avoir rappelé l’émotion qui l’a saisie en 2008, alors qu’elle se trouvait à New York et a appris que Barack Obama venait d’être élu quarante-quatrième président des Etats-Unis, émotion qu’elle s’est empressée de vouloir partager avec sa grand-mère vivant à Milwaukee, dans le Wiskonsin, une grand-mère née pendant la grande dépression et dont les parents devaient payer des taxes pour être autorisés à voter, la journaliste du Guardian s’attache à montrer à quel point les femmes noires ont œuvré, se sont battues sans relâche pour que la communauté afro-américaine accède à une citoyenneté équivalente à celle des Blancs. Ces femmes étaient des mères. Elles avaient peur pour le devenir de leurs enfants. Je pense que c’est cet instinct puissant qui les a guidées dans la longue marche vers la reconnaissance des droits civiques des Afro-Américains.
L’année de la naissance de Virginia est fondée la NAACP, l’organisation nationale pour les droits civiques. Parmi les membres fondateurs, on compte Ida B Wells-Barnett, journaliste et fervente activiste contre les actes de lynchage et Mary Church Terrell, éducatrice et également activiste. En 1913, Virginia est une enfant. Elle entrera dans une école réservée aux Noirs. Ses parents ne votent pas. Ils ne sont pas autorisés à pénétrer dans un restaurant fréquenté par des Blancs. Mary Church Terrell entame une campagne pour lutter contre la politique de ségrégation dans les emplois fédéraux menée par le Président Wilson. En 1925, même si Virginia était follement tombée amoureuse d’un Blanc, leur mariage n’aurait pas été possible. Les mariages mixtes sont interdits. Le scuplteur Augusta Savage, membre du mouvement artistique « The Harlem Renaissance », milite pendant la Grande dépression pour que les artistes afro-américains soient reconnus. Elle va fonder the « Harlem Arts Guild ».
En 1939, Virginia a un peu plus de quarante ans. Comment pourrait-elle savoir qu’elle n’est même pas encore arrivée au milieu du fleuve. C’est l’année où Billie Holiday accepte de mettre en musique et d’interpréter « strange fruit », un poème qu’Abel Meeropol, jeune professeur de lycée a composé et proposé à Lady Day.
En 1957, Virginia aborde les rives de sa cinquième décade. Ne pouvant pas s’inscrire sur les listes électorales, elle subit les lois de son pays. C’est toujours avec horreur que Virginia se rappelle la photo du visage supplicié du petit Emmet Till, mort à l’âge de 14 ans, deux ans plus tôt. Quel contraste entre les états du Nord et les Etats du Sud ! Quand la ville de New-York organise un défilé pour célébrer sa grande joueuse de tennis, Althea Gibson qui vient de remporter le tournoi de Wimbledon en simple et en double, dans le Sud, les membres du Ku-Klux-Klan continuent, dans les bayous, de tuer des Noirs ! 1963, le temps passe. Des fils argentés commencent à strier la chevelure de Virginia qui est sans doute déjà une grand-mère à la fois tendre et ferme. Gloria Richardson est l’une des six femmes noires à faire partie du programme pour la marche à Washington pour l’emploi et la liberté. C’est le jour du vibrant discours du Docteur Martin Luther King et, aujourd’hui encore, son « i have a dream » résonne dans toutes les mémoires.
En 1993, Virginia a plus de quatre-vingt ans. Le soir, dans son fauteuil, alors que la nuit est tombée, que ses yeux et ses doigts fatigués ont renoncé au tricot, elle songe à tout ce chemin parcouru pour que la communauté afro-américaine se voie reconnaître les mêmes droits que les Blancs. A partir de 1954, elle a su que les enfants de ses enfants pourraient être scolarisés dans les mêmes écoles que les Blancs. Ses petits-enfants pourront faire leur entrée dans toutes les universités américaines. Mais, en 1962, il aura fallu une intervention fédérale pour que James Meredith puisse suivre ses études à Ole Miss, l’université du Mississipi. Durant tout son cursus, il sera protégé par des agents fédéraux. Depuis l’arrêt de la Cour Suprême Loving v. Virginia, l’interdiction des mariages entre les Noirs et les Blancs est déclarée anticonstitutionnelle. A chaque fois, les états du Sud des Etats-Unis qui se sont appauvris lors de l’abolition de l’esclavage quand les états du Nord s’industrialisaient à toute vitesse, ont bloqué le processus d’égalité des droits civiques. Ainsi, Virginia se rappelle qu’il faudra attendre l’adoption du Voting Rights Act de 1965 pour que le gouvernement fédéral soit autorisé à s’assurer que les Noirs puissent s’inscrire sur les listes électorales. Les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants de Virginia peuvent tous accéder au droit au logement depuis le Fair Founding Act de 1968. Virginia qui aime lire est si heureuse que Toni Morrison soit devenue la première femme afro-américaine à recevoir le prix Nobel de littérature des mains du roi de Suède.
En étant reçu par Michelle et Barack Obama à la Maison Blanche, Virginia McLaurin a accompli un rêve. Elle dit désormais vouloir continuer à faire du bien autour d’elle et se préparer au jour que le Seigneur aura choisi pour la rappeler à lui. Aux jeunes, Virginia conseille de traiter les autres comme soi-même, d’être bienveillant, d’aimer tout le monde car c’est ainsi qu’une personne vous aimera. On sent bien que chez Virginia, il n’y a plus de place pour la colère ou la haine. En revanche, à la lecture de l’essai de Ta-Nehisi Coates, j’ai eu mal.
C’est lors de mon dernier séjour à Paris, dans une librairie, que mon regard a été attiré par un livre à la couverture rouge ayant reçu le National Book Award en 2015. Son titre était « une colère noire. Lettre à mon fils ». Je n’en avais encore jamais entendu parler et le nom de son auteur, Ta-Nehisi Coates m’était également inconnu. Je l’ai acheté. Cette lecture m’a littéralement sonnée. Sans ce livre, je pense que je n’aurais jamais vraiment compris ce qu’être un Afro-Américain pouvait vouloir dire. Bien sûr, j’avais lu « La case de l’oncle Tom » et « Racines », vu l’admirable « Amistad » et « la couleur pourpre » et compris l’horreur du quotidien des esclaves, mais, naïvement, je pensais que depuis les années 60, tous ces combats menés pour les droits civiques, les Noirs pouvaient vivre vraiment en paix dans le pays du « Rêve ». Je le pensais d’autant plus naïvement qu’ayant passé mon enfance dans le pays d’Aimé Césaire, à la Martinique, de 1974 à 1978 où je n’avais jamais ressenti de malaises profonds, je me disais qu’il devait en être de même aux Etats-Unis. Mais, on ne peut pas comparer la vie d’un afro-américain à celle d’un Noir martiniquais.
Avec l’essai de ce journaliste à « the Altantic » né à Baltimore en 1976, j’ai vécu sur 194 pages la peur viscérale d’un Noir à tous les âges de sa vie face aux violences morales ou physiques potentielles émanant d’un Blanc. Cet homme s’adresse à son unique enfant, un fils désormais âgé de quinze ans. Il lui parle comme un homme parle à un autre homme. Il ne veut rien lui cacher de ce qu’il a pu vivre et ressentir quand il était enfant, adolescent et un jeune étudiant à l’université d’Howard à Washington qu’il appelle « la Mecque, carrefour de la diaspora noire ». Il parle de l’esclavage, de ce que les Blancs ont transformé les corps des Noirs pour en faire du sucre, du coton et de l’or. Il parle de la violence des rues avec les couteaux et les armes à feu, des arrestations, des fouilles et de toutes ces vexations racistes. Il parle des coups que leurs parents et leurs grands-parents administraient quand ils avaient eu peur que la vie de leurs enfants et de leurs petits-enfants ne leur soit arrachée par un policier blanc en mission.
Depuis que l’Amérique est gouvernée par un président noir, elle a connu une recrudescence de violences perpétrées par des officiers de police souvent acquittés. Ces violences ont été le point de départ des émeutes de Ferguson et de Baltimore. Pour l’auteur, les policiers blancs disposeraient d’une sorte d’impunité lors qu’ils s’en prennent aux corps des noirs. Ta-Nehisi Coates souffre pour son enfant si heurté quand il apprend que ceux qui ont abattu Mickael Brown ne seront pas punis. Le père n’avait jamais pensé que l’auteur de ce crime serait condamné. La résignation l’envahit. C’est pourquoi il souffre devant la détresse de son fils qui, lui, n’a pas douté un seul instant que la justice américaine, la justice de son pays punirait lourdement les assassins de Mickael Brown. En entendant son fils pleurer dans sa chambre, le père se refuse à céder à la tentation de l’y rejoindre pour le consoler, pour lui dire que tout ira bien, que les choses finiront par changer. La peur de la perte de son corps revient tel un leitmotiv tout au long de l’essai. Cette peur, il dit l’avoir lu dans les yeux de son père dont le père et deux frères étaient morts dans des conditions anormales. Il écrit : « cette peur, je la ressentais dans ma chair, sous la brûlure de sa ceinture en cuir noir, avec laquelle il me donnait des coups chargés d’anxiété plus que de colère, mon père qui me battait comme si quelqu’un pouvait m’arracher à lui –car c’était exactement ce qui se passait tout autour de nous. Tout le monde avait perdu un enfant, d’une manière ou d’une autre : dans la rue, en prison, à cause de la drogue ou des armes à feu ». En américain, le titre de l’essai est « Between the world and me ». Il traduit plus justement cette lutte que l’auteur mène au quotidien pour exister, protéger son intégrité physique plus pour son enfant que pour lui-même.
Pendant que je lisais cet essai, j’avais en tête la dernière bande-dessinée d’Arnaud Floc’h « Emmet Till, derniers jours d’une courte vie ». Il nous a expliqué lors d’un dîner d’été sur la terrasse éclairée par les bougies des photophores pourquoi il avait eu envie de raconter cet événement tragique, l’un de ceux qui sera à l’origine de la création du mouvement afro-américain des droits civiques. Avant qu’Emmet Till, âgé de 14 ans, ne parte en vacances chez son grand-oncle vivant dans le Mississipi, sa mère qui l’élève seule depuis qu’elle est divorcée, le met en garde contre les personnes blanches et lui demande de faire très attention à ses faits et à ses propos. Après qu’une femme lui ait reproché son attitude déplacée, le mari de cette dernière et son frère viendront, nuitamment, arracher Emmet à la maison de son grand-oncle et la soi-disant correction qu’ils voulaient lui donner aboutira à sa noyade après qu’il ait été supplicié de manière effrayante. Je choisis une belle photo d’Emmet et non celle du visage du pauvre garçon rendu méconnaissable par les actes de cruauté physique.
De la même manière que chez les Martiniquais, la haine des chiens s’est inscrite dans les gènes depuis l’époque où les planteurs les lançaient sur la trace des esclaves qui s’étaient enfuis, la peur des policiers blancs restera-t-elle ancrée dans les corps des afro-américains pendant plusieurs générations à venir ? Quand Barak et Michelle Obama auront quitté la Maison Blanche lutteront-ils pour que sur le sol américain la justice s’applique de manière identique « qu’on soit, ma foi, noir ou blanc de peau », car « au-delà de nos oripeaux, Noir et Blanc sont ressemblants comme deux gouttes d’eau ».
Pour conclure, j’aurais pu choisir un poème d’Aimé Césaire mais je préfère cette chanson de Nina Simone qui a milité pendant dix ans pour les droits civiques.
To be young, gifted and black,
Oh what a lovely precious dream
To be young, gifted and black,
Open your heart to what I mean
In the whole world you know
There are billion boys and girls
Who are young, gifted and black,
And that’s a fact!
Young, gifted and black
We must begin to tell our young
There’s a world waiting for you
This is a quest that’s just begun
When you feel really low
Yeah, there’s a great truth you should know
When you’re young, gifted and black
Your soul’s intact
Young, gifted and black
How I long to know the truth
There are times when I look back
And I am haunted by my youth
Oh but my joy of today
Is that we can all be proud to say
To be young, gifted and black
Is where it’s at
Anne-Lorraine Guillou-Brunner