« Souvent je me demande si je m’entendrais avec ma soeur ou mon frère si on n’était pas nés dans la même famille ». Cette phrase est prononcée par notre fille cadette. Elle a 17 ans. Je ne me suis jamais posée cette question à son âge. Je pense en fait n’avoir jamais questionné mon lien à ma soeur avant que Victoire ne s’interroge sur celui qui l’unit à sa grande soeur et à son petit frère. Si je ne me suis jamais posée cette question, la vie a placé sur ma route des personnes que j’ai pu aimer comme d’autres soeurs et les frères que nos parents ne m’avaient pas donnés. Je l’ai déjà écrit mais quand ma soeur s’est mariée et quand je suis entrée dans ma belle-famille, j’ai espéré que le mari de ma soeur devienne un vrai frère et que la soeur de mon mari soit une vraie soeur. Pour des raisons que je ne développerai pas ici, cela n’a pas fonctionné entre nous et si je sais avoir une personnalité difficile à appréhender je pense pouvoir écrire en toute honnêteté que je ne suis pas responsable si nos relations n’ont pas évolué dans le sens que j’espérais. Il faut être deux à désirer construire un lien identique. J’étais sans doute la seule à le souhaiter. C’est l’une des explications à la non création de ce lien.
Depuis l’enfance, j’avais envié (je n’aime pas ce verbe) mes amis qui avaient plusieurs oncles et tantes et donc de nombreux cousins. Ils connaissaient les grandes tablées, la joie des retrouvailles, les étés en bande élargie, les bêtises partagées. Ils avaient pu se forger des bouts de mémoire commune et en devenant adultes, leur complicité demeurait par-delà leurs différences et les problèmes familiaux pouvant gangréner la génération du dessus. Les héritages peuvent faire craquer le vernis de familles qu’on pensait unies et favoriser l’expression de jalousies et de frustrations. Notre maman avait su ce qu’était une grande famille tant du côté de sa mère que du côté de son père. Si elle n’avait pas eu le bonheur d’avoir des frères et des soeurs, elle avait eu trois oncles et une tante lesquels avaient mis au monde treize enfants. Son oncle paternel avait eu cinq enfants. Ses deux oncles et sa tante maternels en avaient eu huit. Pendant la guerre, notre maman avait été élevée avec l’un de ses cousins, le fils du frère ainé de sa maman. Leurs grands-parents avaient sous leur toit, au début de l’Occupation (le lycée Carnot) leur fille et leur belle-fille ayant toutes deux un bébé. Les enfants avaient grandi comme un frère et une soeur. Ils riaient beaucoup. Le père de notre maman ne reviendrait jamais mais, à cette époque, il était un officier prisonnier dans des camps avec des officiers appartenant à toutes les armées engagées contre Hitler. Le père de son cousin était aussi un officier prisonnier mais qui, souffrant d’une pleurésie, avait été renvoyé chez lui par les Allemands.
Je n’ai qu’une soeur plus jeune de cinq ans que j’ai vraiment détestée à sa naissance. J’appartiens à une génération qu’on ne préparait pas du tout à la naissance d’un petit frère ou d’une petite soeur. Quand ma soeur est venue au monde, je doute qu’on ait su quel serait son sexe. Je devais bien voir que le ventre de notre mère grossissait mais je me rappelle pas avoir posé de questions. Cinq ans n’est pas le meilleur âge pour se sentir exclu du paradis ou contraint à le partager. Très jalouse au début, je suis devenue une grande soeur protectrice sans être étouffante. Ma soeur et moi avions des caractères très différents. Elle était calme et rêveuse quand j’étais toujours dans le mouvement et pas attentive. La vie de ma soeur était très intérieure quand la mienne fut très vite projetée vers l’extérieur. Ma soeur ne parlait pas. Elle ne racontait presque rien. Je partageais tout et racontais beaucoup de choses. Notre relation a changé quand elle s’est mariée un an après moi et a eu un enfant trois avant moi. Très différentes, nous vivons les évènements chacune à notre manière. Serions-nous devenues des amies si nous nous étions rencontrées à l’âge adulte? Je n’ai pas la réponse. Une chose est certaine: il aurait fallu que nous nous rencontrions avant que je quitte Paris. Dés septembre 1999, nous n’aurions plus eu l’occasion de faire connaissance tant nos vies allaient prendre des voies différentes.
Quand on a des frères et des soeurs, enfants, on ne se demande pas si on les aurait choisis si on avait pu le faire. On apprend à vivre ensemble partageant les mêmes parents et vivant sous le même toit. On peut s’aimer ou pas. Parfois les différences de caractère ou de perceptions des êtres ou du monde sont si divergentes qu’on ne parvient pas à se comprendre et à s’entendre. L’amour n’est pas systématiquement au rendez-vous dans la fratrie. On peut même arriver à détester un frère ou une soeur qui nous étouffe, nous vole notre place, nous bouscule, ne nous respecte pas, nous écrase avec sa réussite ou nous jalouse notre vie. Les parents peuvent aussi jouer un rôle visant à diviser la fratrie pour mieux régner. Quand on est trop différent, il est inutile de sauver les apparences. Il est préférable de se dire les choses et de les expliquer aux parents qui, parfois, se sentent coupables ou défaillants de ne pas avoir des enfants unis. La fratrie est une société en miniature mais on n’est pas condamné à l’âge adulte à entretenir le lien né dans l’enfance. La famille a tout prix n’a pas de sens! On doit se voir car cela nous procure de la joie. On ne doit pas se voir au nom d’une obligation morale contractée dés le berceau. Ce sont les parents qui décident de fonder une famille et pas les enfants qui choisissent. Certains thérapeutes pensent que l’âme décide de s’incarner dans tel ou tel corps auquel s’attache la vie que l’âme veut expérimenter. Je ne partage pas cette analyse. Quand des patients, eux, y croient car cela permet d’accepter un chemin de vie difficile, je me garde bien de partager avec eux mon point de vue.
Même quand on prend le temps de se choisir des tensions et des ruptures peuvent apparaitre alors pourquoi des êtres qui ne se sont pas choisis devraient-ils forcément s’entendre? Nous ne sommes pas programmés pour nous entendre et l’amour n’est pas un sentiment qui va forcément de soi entre deux êtres. Abel et Caïn en offrent un exemple tristement célèbre. La fratrie est aussi cette société ultra resserée dans laquelle les liens ne sont jamais gravés dans le marbre. Dans une fratrie, en fonction de l’âge, des étapes franchies, des chemins de vie choisis les sentiments évoluent. On peut être très proches dans l’enfance, moins voire carrément en guerre dans l’adolescence et à nouveau proche à l’âge adulte. Des conjoints peuvent ne pas être appréciés par leur belle-famille ou chercher à casser les liens qui unissaient leur compagne ou compagnon à sa fratrie.
C’est seulement un exemple mais, dans une fratrie, certains membres peuvent être attachés à un Noël très ritualisé avec veillée de Noël, chants, jolies tables, vaisselle délicate, plats préparés avec amour quand d’autres ont envie de prendre un avion à destination d’un pays chaud pour rompre avec la monotonie hivernale. Cela peut être compliqué si, dans la fratrie, l’un des membres rallie à un Noël traditionnel celles et ceux qui avaient d’autres désirs. Que risque-t-il alors de se passer? L’esprit de Noël sera-t-il au rendez-vous? La famille pourra-t-elle communier dans le partage, la joie et la lumière ou alors celles et ceux qui venaient à reculons provoqueront des tensions brisant l’harmonie? Nous avons eu des Noëls souvent tristes. Notre père avait eu un père qui, chaque année, faisait des fêtes de Noël un enfer pour les siens. Notre père préparait cette grande fête dans son coeur et ses pensées plusieurs semaines en amont. Il avait le chic pour dénicher le cadeau qui nous ferait plaisir. Il réfléchissait à ses menus. Quand nous arrivions dans le Gard, la maison était très froide. Elle n’avait pas été ouverte depuis de longs mois. Elle n’avait pas encore le niveau de confort qui est le sien aujourd’hui. Les draps étaient humides comme dans le Finistère où j’ai détesté aller à Noël voir un océan gris se détachant à peine sur un ciel du même gris. Notre père rapportait de chez la fleuriste un sapin toujours trop grand. Notre mère descendait du grenier des cartons pleins de poussière contenant des sujets et des guirlandes dont certains avaient presque son âge. Avec notre père, ma soeur et moi décorions le sapin. On écoutait des chants de Noël. Toujours avec la même émotion, notre mère installait la crèche, sortait les santons et le petit ange envoyé par son papa depuis un camp de prisonniers. Je sentais tout ce que ce petit ange représentait pour elle.
Tout allait bien. On voulait tous croire que ce Noël serait joyeux. On allait prendre un apéritif dans le petit salon. Quand on redescendait les marches de l’escalier à vis, les cadeaux étaient dans le grand salon. Le diner du réveillon était simple. Nous partions bras dessus bras dessous à la messe de minuit qui était à minuit. La nuit était piquée d’étoiles. Le mistral soufflait au-dessus du Rhône. L’église Saint Saturnin était si pleine que nous nous réchauffions vite. Nous chantions à tue-tête et suivions la crèche vivante. Un agneau était déposé par un berger au pied de l’autel. C’était beau! Souvent, c’est le lendemain matin que les choses dérapaient. La bûche chocolat/marron préparée la veille nous restait sur le coeur. Les jours qui restaient avant le jour de l’an étaient sombres. Un gros nuage planait au-dessus de nous. L’orage éclatait souvent le jour de l’anniversaire de notre père. Pendant de très longues années, ma soeur et moi avons dû lutter (et luttons encore!) contre ce vague à l’âme qui nous prend le jour de notre anniversaire et nous donne envie à la fois d’être fêtée comme des reines et oubliée. Entre notre père qui détestait vieillir et notre mère qui n’attache pas tellement d’importance à sa date de naissance, nous devons trouver notre chemin.
Cette année, mon anniversaire tombera un jour de semaine et, le matin, je recevrais l’une de mes plus anciennes et fidèles patientes, une femme adorable glissant une boite de chocolats sous le sapin pour nous tous les ans, me rapportant de la Chartreuse pour notre mère de la montagne et m’offrant de la lavande et des amours en cage de son jardin. En sophrologie, pas de place pour le transfert et le contre-transfert. Mais le lien que nous avons tissé dépasse de très loin ce qu’on place dans un accompagnement. Cette dame que Fantôme et les enfants aiment beaucoup m’a fait promettre d’assister à son enterrement. Si elle part avant son mari, ce dernier doit me prévenir. Elle souhaitait même que je prononce un discours. Je lui ai expliqué que je ne pourrais pas le faire car je n’ai pas à occuper une place qui n’est pas la mienne en un jour aussi particulier. Elle sait que je déteste les enterrements et que je préfère de loin aller me recueillir seule plus tard au-dessus d’une tombe si la personne a fait ce choix.
Je me suis laissée emporter par cette phrase sur les liens dans une fratrie mais, maintenant, je vais vous raconter notre évasion capitale. Paris fut une authentique fête! Le temps était radieux et les quais de la Seine largement empruntés par les Parisiens et les touristes. Les Américains ont retrouvé le chemin de la ville lumière. Devant les toiles de Gérard Garouste, j’ai senti qu’il me manquait des clés pour en ouvrir les portes. Je ne sais rien de la Kabbale. Je ne connais pas le tarot. Les couleurs sont très lumineuses. La lecture que j’avais faite de la vie du peintre m’a permis de saisir combien il avait cherché à expier les péchés de son père. C’est terrible de se sentir coupable de crimes qu’on n’a pas commis ou alors on cherche à obtenir pour le coupable le pardon par ses propres actions. Ma soeur ne se lasse pas de la beauté de Paris s’offrant depuis le dernier étage de Beaubourg. Elle nous a emmenées déjeuner au café Livre. Le chat de la maison dormait dans une caisse à savon. Elle est partie rejoindre le théâtre où sa pièce se jouait. Victoire et moi avons marché jusqu’au musée de l’Orangerie et avons été impressionnées par l’oeuvre de Sam Zsafran. Le peintre a surtout représenté des ateliers, des escaliers et des jardins. Il a beaucoup peint le philodendron ou monstera deliciosa, une plante ornementale d’origine tropicale à la croissance rapide. Elle se développait dans son atelier. Il employait beaucoup le pastel et le fusain. Dans toutes ces toiles, on trouve sa femme, Lisette, assise sur un banc vêtue d’un manteau en ikat de soie d’Ouzbékistan ou d’un yukata japonais à motifs carrés bleus et blancs. J’ai été fascinée par sa collection de pastels exposée dans une vitrine. La maison Roché offre une gamme de 375 verts. Szafran avait développé une passion pour le philodendron alors qu’il occupait l’atelier que le peintre chinois Zao Wou-Ki lui avait prêté pour des vacances. Je pensais que Stéphane serait sensible à la peinture de Szafran mais il a trouvé ses compositions anxiogènes car souvent saturés d’objets sans espace libre.
Le dimanche après un petit déjeuner partagé avec ma soeur qui partait travailler au Louvre, nous avons pris le métro jusqu’à la station George V et avons marché jusqu’u musée du quai Branly. L’avenue George V regorge d’hôtels de luxe devant lesquels des chauffeurs en livrée attendent leurs riches clients. Plus que le Four Seasons, c’est le jardin de l’American church qui m’a attiré. Je n’avais jamais fait attention à cette église. Il faut dire que ce quartier n’a jamais été celui que j’affectionne le plus à Paris! La veille, j’avais été choquée rue Saint Honoré de voir des files d’attente devant des boutiques de luxe et des gens en ressortir avec des paquets sans un regard pour les malheureux assis sur le trottoir! Place Colette, nous avions assisté à un bal improvisé. Des couples dansaient sur des airs de charleston. C’était plein de joie et de bienveillance. Après, nous avions été boire un verre de Chenin rue Tiquetonne, non loin de la rue Montorgueil. Le long des quais se courait la 44ème édition des 20 kilomètres de Paris. C’était amusant de voir des gens massés le long du parcours encourageant les sportifs. Ce sont Yann Schrub (58 minutes et 3 secondes) et Cynthia Cherchirchir Kosgei (1h07) qui se sont imposés. Il faisait un temps parfait pour courir. Victoire aimerai disputer des courses. D’ailleurs, cette après-midi, avec l’une de ses amies de la crèche, Candice, elle participe à un cross. J’ai beaucoup aimé courir pour le sentiment de liberté et de bien-être que cela procurait mais, maintenant, j’ai très vite de la tendinite dans les genoux.
L’exposition Black Indians au quai Branly est passionnante! Elle rappelle l’histoire de la découverte des Amériques et la manière dont les Français, à partir de Jacques Cartier et de François 1er ont colonisé tout un pan de l’Amérique du nord. Les récits sur l’esclavage sont effrayants comme tout ce qui s’est joué dans les Antilles françaises et en Amérique avant et après la guerre de Sécession. Au passage, on apprend que Lincoln se souciait plus de l’Union que du sort des esclaves et que l’esclavage aboli, on s’est empressé d’intenter des procès ridicules aux Afro-américains pour les envoyer en prison et en faire à nouveau une main d’oeuvre gratuite! L’exposition s’attache à monter l’importance du défilé organisé pour Mardi-Gras à la Nouvelle-Orléans. On comprend comment les Amérindiens et les Afro-américains se sont unis face au même oppresseur et ont pensé le blues et le jazz. Dans leur culture, un point commun: l’animisme! L’anthropologie dépoussiérée et vulgarisée par Philippe Descola et une femme comme Nastassja Martin intéresse de plus en plus celles et ceux qui interrogent le monde dans lequel ils vivent et cherchent des pistes pour demain.
C’était la fête des vendanges sur la butte Montmartre. Virginie nous a fait découvrir un lieu dont l’esprit est très proche de la Recyclerie ou du Pavillon des Canaux: le bar à Bulles niché dans la Cité Véron. Je me suis rappelée avoir été dans une autre vie rendre visite à un peintre russe rencontré chez des amis qui m’avait préparé du pain perdu. Il aurait voulu que je sois son modèle mais cela ne m’avait pas tentée. C’était dangereux. Je l’ai tout de suite senti. On était bien dans cet endroit en dehors du temps, loin de la rumeur de la ville et dont la terrasse donne sur les ailes du Moulin Rouge.
Dans le train du retour, cette peine, toujours que je ressens en quittant Paris et qui est proche de celle qu’on éprouve quand on quitte un amoureux dont on ne sait pas quand on le reverra!
A bientôt!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner