Dans un monde de l’éducation idéale, tous les élèves et les étudiants iraient en classe ou à l’université en chantant et en sautillant, l’esprit et le cœur ouverts, le cartable léger, le corps détendu. Ils seraient heureux de déclamer leur poésie, de répondre aux questions en maths, en français, en histoire et en anglais. Dans un monde de l’éducation idéale, tous les professeurs seraient épris follement de leur métier, dotés d’une énergie et d’une imagination supérieures à la moyenne, d’un vrai sens de la mise en scène, tous, un peu, comédiens, prestidigitateurs, chanteurs et conteurs. La plupart auraient été ce que les autres qualifiaient de « mauvais élèves ». Ils se seraient souvent ennuyés sur les bancs de l’école. Leur esprit aurait été attiré par le rossignol chantant sur une branche de marronnier dans la cour, la forme d’un nuage, la feuille d’automne se détachant de la branche et volant jusqu’au sol.
Dans un monde de l’éducation idéale, les lieux d’apprentissage seraient des espaces lumineux et chaleureux. Les enfants, les adolescents et les jeunes adultes pourraient y évoluer librement par petits groupes. Le professeur serait au milieu d’eux et non retranché derrière son bureau tel un CRS derrière une haie de boucliers. Pas de pendule sur les murs des salles. Pas de montre au poignet du professeur. Dans les amphithéâtres, à la fin du cours magistral, le professeur laisserait un temps de discussion ouvert. Comme un profond respect mutuel règnerait entre les élèves et les professeurs, entre les élèves et leurs parents, les parents et les professeurs, on n’aurait pas à redouter de débordements. Les temps d’apprentissage seraient courts et, toujours, entrecoupés de moments de détente. On saurait rire, s’exprimer sans peur. Les élèves seraient encouragés. Ils pourraient déployer leurs ailes. Quand l’esprit d’un élève semblerait résister à un apprentissage, le professeur ne jetterait pas l’éponge mais se dirait qu’il n’a pas encore trouvé la clé. Et, il se donnerait les moyens de la trouver. Les professeurs ne se sentiraient pas angoissés par des programmes à respecter coûte que coûte et par les visites des inspecteurs. Inspecteurs, quel nom terrible ! Viendraient-ils dans les classes pour enquêter ? Les professeurs seraient-ils des « présumés coupables » ?
Dans un monde de l’éducation idéale, il n’y aurait pas de « bons » et de « mauvais » élèves mais seulement des élèves dotés de capacités différentes mais tous reconnus pour ce qu’ils sont. Il n’y aurait pas des professeurs que seuls stimulent les bons éléments, leur vivacité intellectuelle et leur soif de savoir venant nourrir chez l’enseignant une image positive de lui-même. Il n’y aurait pas, à l’inverse, des professeurs que seuls motivent les élèves en grande difficulté, ces élèves devenant pour eux autant de défis personnels à relever. Les professeurs ne seraient pas bousculés par un élève les renvoyant à leur passé d’enfant. Dans un monde de l’éducation idéale, pas de projection, pas de jeu de miroir mais la même ambition pour tous.
Ce monde de l’éducation idéale n’existe pas ou, plutôt, ce n’est pas encore un monde idéal. Il a le visage de quelques îlots dispersés à la surface de la planète. Je ne suis pas une spécialiste des sciences de l’éducation. D’ailleurs, pour être honnête, je suis très réservée s’agissant de cette discipline. Je ne doute pas un seul instant que l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul nécessitent chez ceux qui seront les passeurs un vrai temps de formation. Il n’y a rien de plus précieux que ces premiers temps des apprentissages fondamentaux. Ils sont le socle sur lequel tout viendra reposer plus tard par strates progressives. Il n’y a pas si longtemps, le Maître était l’homme (plus que la femme) qui marquerait à jamais la vie d’un être. Le Maître avait un statut, une autorité, un devoir essentiel s’agissant de l’avenir des enfants qui se sont largement émoussés avec les années et les réformes. Je ne pleurerai pas ce que je n’ai pas connu : le maître en blouse noire, les écoles pour filles et les écoles pour garçons, les remises de prix, le bonnet d’âne. Ce que je pleure, c’est ce rôle déterminant qu’avaient les maîtres dans l’orientation professionnelle d’enfants qui, pour la plupart, n’iraient pas au-delà du certificat d’études. Le maître, le bon maître, cernait ses élèves avec une grande perspicacité et, pourtant, il n’avait lu ni Dolto ni Mérieux !
Je ne suis pas davantage une spécialiste de la pédagogie dite moderne avec des méthodes comme celle de Célestin Freinet ou de Maria Montessori dont les « outils » font un retour en force depuis quelques mois et se trouvent, notamment, à la vente dans tous les « nature et découverte » de France. Avant de devenir sophrologue, j’ai enseigné le droit privé à l’université. Je ne me suis jamais demandée comment j’allais transmettre des connaissances. Je m’assurais au préalable de maîtriser mon sujet, de le maîtriser si bien que tout était transparent, qu’il ne subsistait plus aucune zone d’ombre et que je pouvais expliquer, décortiquer sans regarder mes notes. J’ai toujours enseigné débout et, le plus souvent en marchant. A intervalles réguliers, je donnais des exemples qui faisaient rire mes étudiants. J’ai su, de manière instinctive, que la répétition était la clé de la connaissance. Si je voulais que mes étudiants aient, à la fin de l’année, retenu la substantifique moelle d’une matière, aussi ardue soit-elle, je devais avoir répété inlassablement les mêmes principes généraux assortis des mêmes exceptions. La mémoire ressemble à un disque. Il s’agit d’y graver des sillons. C’est le même procédé en sophrologie : inscrire dans la conscience, largement ouverte, de nouvelles perceptions et effacer ce qui empêche d’avancer, d’agir dans une vraie liberté. Si j’avais enseigné l’histoire, je serais venue déguisée en fonction de la période à étudier.
Quand, pour la vingtième fois, je répétais la même chose, je demandais à mes étudiants de ne pas me croire atteinte d’une forme très précoce de la maladie d’Alzheimer. J’avais 23 ans quand je me retrouvais pour la toute première fois devant des groupes d’étudiants en deuxième année de droit. Je démarrais avec la matière « pivot » du droit privé : le droit des obligations. Bien que je n’aie pas été faite pour cette matière trop éloignée de ma nature profonde, j’ai su la transmettre. Il n’y a pas de secret : je travaillais énormément. Je corrigeais un nombre incalculable de copies, en dehors des copies d’examens. Je ne gardais que la meilleure des notes pour le calcul des moyennes des travaux dirigés. C’est ainsi que des étudiants fragiles en début d’année finissaient par obtenir de bons résultats car j’avais corrigé des dizaines de copies et que ce travail les avait aidés et encouragés. J’ai le souvenir très précis d’un étudiant originaire des Comores. A l’époque, je faisais presque l’intégralité de mon service d’attachée temporaire d’enseignement et de recherche non plus en droit mais en administration, économie et social. Cet étudiant avait énormément de mal à ordonner ses pensées autour d’un plan clair. Il manquait de précision. Le droit a le flou en horreur ! Toutes les semaines, il me rendait un devoir que je corrigeais. A la fin de l’année, il a réussi dans « notre » matière. Il était si heureux ! Et moi donc !
Quand je corrigeais les copies, les devoirs rendus et faits à la maison, j’étais très attentive aux annotations. Je ne me laissais pas gagner par la mauvaise humeur, la lassitude, l’agacement devant des écritures illisibles. J’ai, finalement, toujours été sophrologue sans le savoir. J’expliquais ce qui n’allait pas mais je mettais toujours en avant les bonnes choses, les améliorations. Quand j’entends que des professeurs, fatigués, exaspérés, déchirent les feuilles des élèves en classe, cela me rend malade. Déchirer une feuille, c’est comme déchirer un bout de l’enfant. C’est très humiliant. Si un de mes élèves avait, en recopiant un texte, très peu soigné son écriture ou commis trop de fautes, je n’aurais pas déchiré la feuille. Je lui en aurais donné une autre, lui aurais demandé de recommencer en s’appliquant et lui aurais dit qu’il serait heureux de constater la différence entre les deux copies.
Je ne pense pas qu’il ait été judicieux en 1989 de vouloir placer l’enfant au cœur de l’école. Je crois qu’il revient aux professeurs d’occuper cette place, dans le sens, où ce sont eux les soleils qui vont rayonner sur leurs élèves. En matière de pédagogie, j’ai été littéralement fascinée par un homme, un anglais, que la reine a anobli : sir Ken Robinson. Je l’ai découvert grâce à Internet. Je l’ai entendu s’exprimer en qualité d’orateur dans des conférences TED. Ce spécialiste du développement de la créativité et de l’innovation m’a bouleversée par sa vision de la transmission des savoirs, son incroyable respect porté à l’autre et son humanisme. J’ai aimé son humour, son charisme et cette capacité remarquable à tendre des ponts entre les disciplines : les arts, l’éducation, l’économie, le commerce. De la même façon que l’homme est un tout non dissociable constitué par un corps et esprit placé dans un temps qui enveloppe le passé, le présent et l’avenir, aucune matière ne devrait être séparé des autres car tout se répond, entre en résonnance. Les meilleurs professeurs sont ceux qui, justement, permettent aux élèves, à leurs étudiants, d’apprendre à faire le lien entre les disciplines.
Vendredi dernier se tenaient les élections des représentants des parents d’élève. En qualité de représentante sortante et future, je tenais le bureau de vote. Entre 14h00 et 15h00, je savais qu’aucun parent ne se déplacerait. Je glissais donc mon bulletin de vote dans l’urne et signais en face de mon nom. Quand je suis arrivée, les enfants étaient déjà rentrés en classe. Le bureau de vote était installé dans la partie ancienne de l’école, dans la bibliothèque et salle informatique qu’on nomme « BCD ». Comme j’avais oublié de prendre un livre, je faisais le tour des rayonnages et m’arrêtais devant les recueils de poésie. J’en prenais deux et commençais à lire les poèmes. Grâce à Maurice Carême, Robert Desnos, Paul Fort, Paul Verlaine, Jean Dubellay, Charles d’Orléans, Arthur Baudelaire, Alphonse de Lamartine, Stéphane Mallarmé, Charles Leconte de Lisle, Victor Hugo et, mon favori, Jacques Prévert, je me replongeais dans mes souvenirs d’écolière et de collégienne. Je me revoyais apprenant mes poèmes, les récitant à mon père qui ne trouvait jamais le ton, les pauses, le rythme assez justes et me renvoyais trois fois, quatre fois, cinq fois dans ma chambre jusqu’à ce que la récitation soit parfaite ! Contrairement à notre fils, aujourd’hui, je ne me rappelle pas m ‘être énervée parce que j’avais du mal à retenir une strophe, que je buttais sur un mot. Je ne jetais pas mon cahier par terre. Je ne disais pas que j’étais nulle. Je ne m’emportais pas contre mon père. Je voulais juste faire bien et passer à autre chose !
Ma lecture du poème des escargots se rendant à l’enterrement d’une feuille morte était interrompue par les cris montant de la salle de classe attenante à la bibliothèque. Dans cette salle se trouvaient notre fils et tous ses camarades. Je pensais à Ewen, Nathan, Dany, Raphaël, Cerise, Lise, Moïra et tous les autres. L’institutrice qui s’en prenait aux enfants n’était pas la maîtresse habituelle mais l’enseignante la remplaçant tous les vendredis. Je n’aimais pas les propos qu’elle employait. Je ne sentais pas chez elle le désir d’aider les élèves à s’améliorer, à se sentir en confiance. Le ton de sa voix était dur et cassant. Pourtant, la classe ne semblait pas si bruyante pour un vendredi ! De ma gauche, ne provenait aucun bruit. Dans la classe des élèves de CM1, les enfants travaillaient calmement et leur maîtresse, sereine, assise à son bureau, semblait occupée à corriger des cahiers. Je songeais à la maîtresse de notre deuxième enfant, une jeune femme pleine d’entrain, comédienne dans l’âme et ancien professeur des sciences de la vie et de la terre. Céleste, déjà, l’avait énormément aimée comme elle avait aimé son institutrice de CE1 et de CE2. Victoire m’avait dit que lorsqu’ils avaient un peu de temps, leur maîtresse leur lisait des histoires. J’avais trouvé cela génial !
Une maîtresse qui lit des histoires (hormis les années de maternelle) à ses élèves, ça n’existe pas ! Ca n’existe pas ! Eh! pourquoi pas !
Je dédie cette chronique à tous les enseignants qui aiment leur métier, ont les yeux qui pétillent, savent se renouveler, se remettre en question, que, parfois, les doutes font vaciller mais qui repartent car, en eux, jamais, la flamme ne s’éteindra !
Je laisse le mot de la fin à sir Ken Robinson: « If you’re not prepared to be wrong, you’ll never come up with anything original. »
Anne-Lorraine Guillou-Brunner