Vendredi, le petit garçon passe sa dernière journée de classe de mer aux Sables d’Olonne. Au programme, « land art » et bataille contre la mer. Les enfants construisent des digues avec du sable humide et, tandis qu’à la faveur de la marée montante, l’océan gagne du terrain, les enfants tentent de sauver leurs remparts éphémères. Il fait beau. Les mouettes voltigent au-dessus de leurs têtes. Les poches de leurs vêtements sont remplies de sable. Leurs bottes exhalent une forte odeur de varech. Ils ont des coquillages aux bords ébréchés dans leurs sacs à dos.
Les parents ont promis aux filles une soirée de vendredi différente des autres. Comme le petit frère n’est pas là, on peut envisager des choses impossibles en temps normal. A dix-huit heures passées de quelques minutes, la voiture paternelle se gare devant la garderie. Quelques instants plus tard, les filles grimpent à l’arrière. Elles avaient sport cet après-midi. Elles ont gardé leur pantalon de survêtement et leurs baskets. Le froid commence à tomber sur une journée ensoleillée. La voiture prend le chemin du cinéma. Les filles sont aux anges. C’est la première fois qu’elles vont voir un film le soir et, après « Astérix et Obélix au service de sa majesté », la seconde fois qu’il s’agit d’un vrai film et non d’un dessin animé. A dix-huit heures trente, dans le grand hall du cinéma, on compte peu d’amoureux du septième art. Numéro deux tend les billets à l’ouvreuse qui est un homme. La salle est immense. Numéro un s’assied à côté de son papa. Numéro deux à côté de sa maman. La maman sort de son sac à main, sac à malice, deux compotes à boire et deux sachets de chips qu’elle tend aux filles.
Dans la salle, les filles repèrent des enfants qu’elles connaissent. On échange des sourires et des petits signes de la main. Avant que le film ne commence, les spectateurs se voient infliger les publicités réalisées par les commerçants de la ville et de sa proche zone industrielle. On passe des lunettes de vue et de soleil au salon de beauté, des épilations au premier prix de 2, 75 euros à un effrayant déballage de robes de mariées meringuées, des pizzas saupoudrées de morceaux de gruyère surgelé aux produits d’une boutique estampillée « biologique ». Les filles en ont assez. Les paquets de chips sont liquidés. Numéro un a enlevé ses baskets et a glissé ses pieds sous ses fesses. Numéro deux s’est emmitouflée dans le duffle-coat paternel et a posé sa tête sur l’épaule maternelle. La salle est plongée dans l’obscurité. La maman chausse ses lunettes. Le film commence. Pendant plus de deux heures, les spectateurs vibrent au rythme des foulées de Jappeloup. Avant que le réalisateur et les acteurs ne commencent la promotion du film, elle n’avait jamais entendu parler de Jappeloup , ce petit cheval animé d’une telle générosité qu’il sautait plus haut que les autres les barres des obstacles. Le nom de son cavalier, Paul Durand, lui était également tout à fait inconnu. Elle ignorait que Jappeloup et lui avaient remporté un très grand nombre de titres et qu’ils avaient même rapporté à la France l’or aux Jeux Olympiques de Séoul en 1988.
Le film est très bien construit. Les acteurs sont d’une grande justesse. Même si on n’est pas un cavalier émérite, qu’on n’a pas un club équestre comme seconde maison, qu’on ne maîtrise pas tout le vocabulaire spécifique à l’équitation, qu’on n’a pas la narine frémissante à l’odeur du crottin, on se laisse complètement emporter dans l’histoire. Le film est fort en émotions et, à sa droite, une petite fille, à plusieurs reprises, fond en larmes. La maman sent son corps qui se contracte, sa respiration qui se suspend, lors des scènes de concours, à chaque franchissement d’obstacle. La petite fille qui réagit si fort à l’histoire avait exprimé le désir, à cinq ans, de commencer le poney. Mais, à la fin du second semestre, elle avait demandé à arrêter. Elle était tombée, avait eu peur et se sentait en difficulté car elle avait encore un peu de mal à distinguer sa droite de sa gauche. Sa soeur aînée, curieuse de tout, partante pour tout, avait eu aussi envie de découvrir l’équitation. Elle avait continué. Elle pratique depuis trois ans et passe son galop 2. Tous les samedis matins, par tous les temps, elle se réjouit d’aller au centre. C’est son papa qui l’y conduit. Avant la reprise, la cavalière en herbe effectue le pansage du poney. Elle utilise le matériel rangé dans une boîte : les étrilles, le bouchon, la brosse douce, le cure-pied. Elle adore monter Tornado, un poney à la robe noire, tout petit mais très rapide. La petite fille a appris à nommer toutes les parties du licol, du filet et de la selle.
La maman est heureuse de voir combien sa fille s’épanouit dans la pratique de l’équitation. Quand elle voit un cavalier galoper sur son cheval, elle ressent une intense impression de liberté. Elle aurait aimé pouvoir la vivre mais, à l’âge de neuf ans, elle a développé une peur des chevaux qu’elle commence tout juste à dompter. Ses parents avaient pensé qu’elle serait contente de monter et ils l’avaient inscrite dans un club dans la Sarthe. Il n’y avait pas eu d’étape poney. Elle avait tout de suite démarré sur des chevaux. Dans son souvenir d’enfant, les chevaux étaient immenses et la perspective de les sceller la terrorisait. Finalement, c’était sa mère qui le faisait à sa place. A cette époque, où, dans les clubs, régnait une ambiance militaire, on ne choisissait pas sa monture. Quand les enfants arrivaient, ils allaient consulter le grand livre dans lequel leur prénom était inscrit en face du cheval qu’ils monteraient. Certains chevaux avaient très mauvais caractère. Dans le lot, Venise, une jument, dont le passe-temps favori, pendant les reprises, consistait à mordre les fesses de celui qui était devant elle. Il s’en suivait des ruades générales. Un cheval gris, lui, ne voyait pas l’intérêt de faire tout le tour du manège. Il coupait par le milieu. Le professeur ne parlait pas, il aboyait. Il ne donnait pas des consignes ou des conseils, il les agonisait d’injures et semblait tout mettre en œuvre pour ruiner leur confiance en eux balbutiante. Invariablement, elle mordait la sciure du manège à un moment ou à un autre de la reprise. Elle se relevait sous des hurlements, la bombe de travers et le rouge aux joues. Et, bien sûr, on remontait sur le cheval qui, sous cape, riait devant le manque d’assurance de sa cavalière débutante.
Autre temps, autre approche de la pédagogie ! L’équitation reste un sport exigeant pour lequel la passion est hautement recommandée mais les enseignants ne voient plus dans les cavaliers débutants des élèves de l’école de Saint-Cyr confiés à des moniteurs spécialisés du troisième régiment étranger d’infanterie implanté en Guyane pendant leur séjour d’entrainement en milieu équatorial. Monter est un plaisir, pas une punition !
Le film s’achève sur la médaille d’or gagnée par Jappeloup et Paul Durand aux jeux olympiques de Séoul. Les parents et les filles sont les derniers à quitter la salle. On fait quelques mètres et on s’installe à la table d’un restaurant. Dans une ambiance de brasserie, animée et chaleureuse, les filles se régalent d’un steak saignant et de frites croustillantes nappées de ketchup. Numéro deux a de tous petits yeux encore rougis par les larmes qu’elle a versées pendant le film. A la fatigue de la semaine s’ajoute le poids des émotions. Encore une histoire de cheval, la maman se revoit âgée de neuf ans, assise sur le banc de la salle d’une école primaire. Une institutrice projette « Crin-Blanc » à ses élèves. A la fin du film, la maman de trois est en larmes. Elle n’a pas cru la voix off racontant que Crin-Blanc et son jeune cavalier avaient réussi à gagner une île sur laquelle chevaux et enfants vivent heureux pour l’éternité. Quand la lumière était revenue, il lui avait fallu fournir un gros effort sur elle-même pour dépasser son chagrin. Il est plus de onze heures. La famille sort du restaurant. La maman songe à leur petit garçon qui passe sa dernière nuit dans sa chambre avec quatre autres petits camarades, qui a déjà rangé ses affaires, séparé le bon grain de l’ivraie et qui voudra si bien faire qu’il ira jusqu’à mettre son manteau dans sa valise. Le lendemain matin, alors que le car sera prêt à lever l’ancre, que tous les bagages seront rangés dans la soute, le petit garçon se rappellera avoir rangé son manteau dans sa valise. Et, selon toute logique, sa valise sera la première à avoir été glissée dans la soute par le conducteur !
La soirée n’est pas encore finie. La pluie menace mais on marche en direction de la grande place de la ville que les forains ont investie pour quelques jours. Un grand nombre d’attractions ne tournent plus. On avance entre les allées dans des odeurs de beignets, de pommes d’amour et de gaufres. Les grands adolescents se pressent sur la piste dédiée aux ballets des auto-tamponneuses ou attendent au pied des manèges qui garantissent les émotions les plus fortes. La maman de trois se rappelle de son premier petit amoureux. Il se prénommait Laurent. Il avait la peau mate et les yeux verts. Ils étaient en quatrième. Dans cette ville de garnison rendue célèbre par une manufacture de Louis XIV, les ambiances orientales de Loti et deux sœurs jumelles nées sous le signe des gémeaux, il lui prenait la main et l’emmenait se promener à la fête foraine. D’un séjour à Paris, il avait eu la gentillesse de lui rapporter une tour Eiffel en faux marbre rose. Sonia Rykiel n’avait pas encore rendu à la vieille dame en fer ses lettres de noblesse et elle avait trouvé ce cadeau affreusement kitsch. La maman de trois revient sur la place. Elle regarde les filles évoluer dans les airs accrochées à un harnais, puis rire aux éclats tandis qu’elles avancent, avec leur papa, dans les différentes pièces piégées d’une maison de deux étages.
La pluie se met à tomber. Les filles sont fatiguées. Elles n’essaient pas, ou alors mollement, d’arracher à leurs parents un autre tour de manège. Si elles sont heureuses que l’absence de leur petit frère ait rendu cette soirée possible, c’est à lui qu’elles pensent au moment de fermer les yeux et de glisser dans un sommeil peuplé de chevaux sauvages évoluant librement dans les grandes étendues camarguaises.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner