La moisson est finie. De grands soleils montent la garde sur des champs dont il ne reste plus que quelques centimètres de tige. Des rapaces sont posés sur les meules rondes. Ils guettent les petits rongeurs qui sont privés de leur forêt céréalière et se déplacent désormais à découvert. La chaleur a grillé l’herbe. Le chat dort à l’ombre du mirabellier. Comme toujours, les quatre jours à Paris semblent déjà loin. En voici le récit.
Jeudi matin, le train s’ébranle à 8h50. Les filles sont assises côte à côte face à moi dans le sens de la marche. Elles écoutent de la musique. Les appuie-tête des fauteuils sont si raides qu’il ne faut pas imaginer reprendre sa nuit. L’intercités est bondé. Nous sommes à la veille du week-end du 14 juillet. Voici de longues années, je me rappelle avoir été accueillir à la gare de Lyon notre fils qui revenait de l’Ain où il avait passé des vacances chez sa mamie. Il avait voyagé avec d’autres enfants. J’avais plaint les animateurs qui avaient dû les canaliser pour rendre supportable le trajet des autres voyageurs. A cette époque, notre fils était encore tendre. A la descente du wagon, il s’était jeté dans mes bras avant que sa main vienne chercher la mienne, s’y blottir, s’y abandonner comme un oisillon au chaud du nid. De nombreuses stations étaient fermées à l’approche des réjouissances de la fête nationale et, aussi, car se jouait la finale de la coupe d’Afrique des nations de football. Nous avions marché longuement. La nuit enveloppait Paris s’éclairant et Louis m’avait répété à plusieurs reprises combien la ville était belle. En grandissant, il avait changé d’avis voyant surtout la misère insoutenable offerte à la vue de tous sur les trottoirs, les odeurs nauséabondes dans les couloirs du métro et la saleté. Le soir, depuis le balcon de l’appartement de ma soeur surplombant la canopée, nous avions admiré le feu d’artifice embrasant le ciel de Paris et sa reine, la tour Eiffel.
Depuis le métro Bercy, nous rejoignons ma soeur qui habite à Montmartre avec sa fille, Boucle d’Or et Miyu, la soeur de notre chat. Nous ne nous sommes pas retrouvées depuis le mois d’avril. Boucle d’Or devait venir fêter ses huit ans à la maison mais cela n’a pas pu se faire. Dans cette perspective, j’avais longuement nettoyé le trampoline. Désormais, la toile disparait à nouveau sous un duvet d’épines de sapin. Ma soeur part travailler à Chantilly. Charlotte est au centre aéré. Miyu dort en boule sous la couette d’un lit. Les filles et moi nous glissons dans le métro pour en ressortir à la station Rue du Bac. Les wagons sont remplis de touristes venus des quatre coins du globe, des touristes ravis de découvrir la ville lumière, celle qui promet d’être toujours une fête, des touristes que l’on reconnait à la joie qui est leur quand des musiciens investissent la rame et tirent de leurs instruments des chansons d’Edith Piaf. Nous marchons jusqu’au musée Maillol. Pas de fil d’attente. Nous pouvons profiter pleinement de la rétrospective des photos de Robert Doisneau. Le travail du photographe porte sur l’enfance, la vie de quartier, les ouvriers de l’usine Renault, les mineurs, la banlieue parisienne, les écrivains et les artistes. Les filles sont particulièrement sensibles à ses clichés sur l’enfance. J’ai toujours eu un faible pour la photo qu’il a prise de Jacques Prévert assis devant un verre de vin, perdu dans ses pensées, Ergé, son chien, à ses pieds. Prévert fait penser au commissaire Maigret avec sa pipe, son chapeau et son dos vouté.
Nous laissons Doisneau et ses instants donnés pour nous recueillir quelques minutes dans la chapelle Notre-Dame de la Médaille Miraculeuse où une messe est célébrée en espagnol. Sans transition, nous franchissons les grandes portes du Bon Marché où, au moment des soldes, certains articles deviennent momentanément accessibles. Victoire me parle du roman de Zola Au bonheur des dames qu’elle avait eu temps de mal à lire. Nous marchons jusqu’au pont Saint-Louis, après avoir laissé Notre-Dame et son serpent de touristes désireux de la découvrir renaissant des flammes. Le soleil tape fort. Les jambes sont lourdes. Nous nous installons sous les parasols du flore en l’île à l’angle duquel on peut commander des glaces de la maison Berthillon. Les glaces sont délicieuses, les serveurs charmants, l’ombre apaisante. Nous nous séparons. Victoire va attendre au bord de la Seine l’une de ses amies. Céleste et moi regagnons Montmartre et allons chercher Boucle d’Or à la sortie du centre aéré. Quand elle nous voit, elle se précipite vers nous. Elle me saute au cou et je la prends dans mes bras. Elle vient d’avoir huit ans. Je peux encore la porter. Nous en rions. Ses cheveux sont humides. On les a emmenés à la piscine. Elle trottine comme toujours avec son petit sac sur le dos. Nous rejoignons ma soeur chez Rita, la brasserie de la rue Lamarck, autrefois prénommée Le Refuge. Nous bavardons autour de verres de rosé. Charlotte réalise un bracelet brésilien. Dîner chez ma soeur qui a la gentillesse de nous accueillir toutes les trois.
Vendredi, ma soeur et sa petite fille, son compagnon et son petit garçon partent en train rejoindre des amis dans les monts du Lyonnais. Paris se vide de ses habitants. Les filles se sont couchées très tard. Céleste a un contre-temps et ne peut pas nous suivre au Grand Palais. J’ai pris des billets pour l’exposition mettant en lumière le rôle essentiel joué par Pontus Hulten dans la reconnaissance de l’oeuvre de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. Tout premier directeur du musée d’art moderne au centre Pompidou, Pontus Hulten n’a eu de cesse de soutenir le travail de ce couple mythique par l’acquisitions de pièces, des rétrospectives dédiées, des cartes blanches ou encore l’appui s’agissant de la gigantesque Nana de l’exposition Hon – en Katedral (1966) au Moderna Museet de Stockholm. L’exposition fait la part belle aux objets animés de Jean Tinguely et à certaines des oeuvres emblématiques du travail de Niki de Saint Phalle comme les mères dévorantes ou les toiles obtenues après des tirs à la carabine sur des poches remplies de peinture dissimulées derrière les supports. On assiste aussi à la naissance de ce projet complètement fou, celui du Cyclop construit en toute discrétion et illégalité dans la forêt de Milly-la-Forêt. Maintenant que je sais que Pontus Hulten suivait de très près l’édification du centre Pompidou, je comprends mieux comment Jean Tinguely et ses camarades ont réussi à voler nuitamment l’une des énormes bouches d’aération pour le Cyclop. Je découvre que Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely se sont mariés alors qu’ils ne formaient plus un couple pour que l’un ou l’autre assure la protection morale du travail de celui qui partirait en premier. Jean Tinguely est mort avant Niki de Saint Phalle et c’est donc la maman des nanas qui a oeuvré pour que le travail de son ancien compagnon continue de rayonner.
Nous quittons Niki de Saint Phalle, Jean Tinguely et Pontus Hulten pour rejoindre la nef nord et découvrir deux expositions gratuites célébrant l’année du Brésil: Ernesto Neto et Horizontes. L’installation monumentale de l’artiste a été réalisée au crochet. Elle évoque une matrice géante colorée. Les visiteurs sont invités à déambuler pieds nus sur un sol couvert d’écorces dans lesquelles se mêlent des épices. Différentes percussions sont disséminées sous le plafond-toile d’araignée. Les enfants s’en donnent à coeur joie. Rattrapée par une forme d’hygiénisme, je n’ai pas très envie de marcher sans mes sandales quand la température frôle les 35 degrés sous la nef et que nous avons tous des plantes de pied collantes!
A l’étage où il fait encore plus chaud, nous admirons certaines toiles réalisées par quatre artistes contemporains brésiliens : Agrade Camíz, Vinicius Gerheim, Antonio Obá et Marina Perez Simão. Les œuvres dévoilent des univers différents puisant dans la nature, explorant le corps, faisant appel à l’abstraction ou bien inspirés de l’architecture des favelas.
Nous tournons le dos au Grand Palais et descendons l’avenue en direction de la place de la Concorde. Les tribunes sont déjà installées. Le macadam est fléché. On s’affaire à l’approche du défilé du 14 juillet. A la surface du bassin des Tuileries, des enfants s’amusent à faire évoluer des voiliers. L’intemporalité de certains jeux a quelque chose de rassurant. A l’ombre des marronniers, nous marchons droit devant en nous en direction de la vasque créée pour les jeux olympiques de l’été dernier. C’est la nuit qu’elle est la plus belle. Dîner avec les filles et leur cousin que je n’avais pas revu depuis Noël. Pas le courage d’aller saisir les derniers rayons du soleil devant le Sacré-Coeur.
Samedi, direction le musée des arts décoratifs qui célèbre le couturier Paul Poiret, celui auquel la presse américaine avait décerné le titre de « King of fashion ». Paul Poiret ne se disait pas couturier mais artiste car son esprit créatif ne se limitait pas à la couture. Il se passionnait pour les peintres de son époque et collectionnait des toiles de Van Dongen, Dufy ou encore Derain. Il peignait également. Celui qui avait libéré la femme du corset avait fondé une école de décoration pour jeunes filles. Elle portait le nom d’atelier Martine, prénom de sa troisième fille. Il réalisait des costumes pour des ballets. Il jouait au théâtre à la demande de Colette. Il créait des parfums. Il publiait un livre de recettes et faisait décorer trois péniches dénommées Amours, Délices et Orgues. Dans son hôtel particulier, avec Denise, fille d’un industriel devenu éleveur de chiens et créateur des griffons Boulet, sa femme, sa muse, la mère de leurs cinq enfants, il organisait des fêtes somptueuses comme celle de la Mille et deuxième nuit. Le Tout-Paris se pressait dans un Orient fantasmé. Il imaginait encore des tournées commerciales en Russie ou aux Etats-Unis durant lesquelles il faisait défiler ses mannequins. Ces voyages étaient pour lui l’occasion de nourrir son inspiration. En 1910, il effectuait une croisière en Méditerranée. Comme tous les grands couturiers, il se nourrissait de tout ce qu’il voyait, sentait, touchait, goûtait.
En 1928, sa femme le quitte. Il perd alors non seulement son épouse mais aussi sa muse. A l’occasion de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, Poiret imagine de présenter tout son univers dans trois péniches amarrées non loin du Grand Palais. Malheureusement, la clientèle de luxe n’est pas au rendez-vous et l’opération est un gouffre financier. En 1929, il est contraint de fermer sa maison de couture. Celui qui avait vu se presser chez lui le Tout-Paris à l’époque de sa splendeur meurt seul et partiellement ruiné en 1944. Mes recherches ne m’ont pas permis d’avoir beaucoup d’informations sur les cinq enfants de Denise et Paul Poiret: Rosine, morte à l’âge de huit ans, Perrine, Martine, Colin et Gaspard, mort à l’âge de neuf mois.
Les filles sont fatiguées. Nous ne vivons pas sur les mêmes fuseaux horaires. Tandis qu’elles récupèrent de leur toute petite nuit, je pars à Madeleine, plus précisément rue Royale où j’ai rendez-vous avec une ophtalmologue charmante qui me fait une nouvelle prescription pour mes lunettes. ici, je n’avais pas de rendez-vous avant la fin du mois d’octobre. Je marche ensuite jusqu’à la FNAC Saint-Lazare. Je souhaite trouver des livres pour notre neveu qui fête bientôt ses 21 ans et voudrait étudier les peuples autochtones. Je reste plus d’une heure à me promener entre les rayons de la librairie. Cela me manque tellement où nous vivons un lieu où on peut vraiment tout trouver et où on n’est pas obligé de commander. Je compose un cocktail mêlant Claude Levi-Strauss, Corinne Sombrun, Nastassja Martin, René Thévenin et Paul Coze.
Dans le métro du retour, avec mon sac sur les genoux, j’observe une mamie et son petit-fils. Le petit garçon doit avoir entre quatre et cinq ans. Il porte une paire de lunettes de soleil, une casquette en toile de jean bleu, un short également bleu. Il tient dans une main un livre parlant d’une piscine et dans l’autre un lémurien en peluche. A la demande de sa mamie, il retire ses lunettes de soleil et sa casquette. Elle tient le livre. Quand le petit garçon a trouvé le personnage dissimulé sur l’image, sa mamie lui lit le texte. Beaucoup de tendresse et de complicité entre eux. Je songe à tous les parents qui ont perdu leurs parents avant qu’ils n’accèdent au statut de grands-parents et à ceux qui ont des parents qui se refusent à endosser ce rôle pourtant merveilleux estimant « avoir fait leur part ».
Après un dîner estival composé à partir d’un melon, les filles et deux amies de Victoire s’en vont au bal des pompiers de la caserne de la rue Carpeaux. J’apprends que c’est dans cette caserne que s’est tenu le tout premier bal en 1937. Tout l’argent collecté est reversé à des associations visant à aider les pompiers et leurs familles en cas de « coups durs ».
Les filles sont rentrés à cinq heures, heure à laquelle Jacques Dutronc imagine le réveil de Paris et le coucher des noctambules. Je me rappelle que lorsque j’étais étudiante et que nous allions danser, nous cherchions la première boulangerie ouverte pour acheter des pains au chocolat tout chauds dont nous nous délections.
Un brunch très sympa dans le 11ème avec les filles et leur cousin, une déambulation entre les allées bondées, colorées et odorantes du marché du boulevard Richard Lenoir, une flânerie dans le Marais où, sur la pelouse de la place des Vosges, des Parisiennes bronzent en bikini et l’heure du départ retentit. Victoire reste à Paris. Céleste reprend le train avec moi. Arrivées à la gare, l’air est lourd. Le ciel chargé de gros nuages noirs. Nous passons devant le lycée dans lequel ont été scolarisés les filles et leur frère. Cette époque est finie! Louis a décroché son bac brillamment. Il sera étudiant à Tours à la rentrée. Je ne viendrai plus le chercher à la sortie d’un cours ni ne le déposerai un matin. Je n’assisterai plus aux conseils de classe. Bientôt, la chambre de Louis se videra. Il emportera ses vêtements, son bureau, des objets d’affection. Je me demande si son grand singe orange sera du voyage. C’est son papa qui le lui avait offert dans la boutique du muséum national d’histoire naturelle. Il a un regard incroyablement expressif et des bras immenses. J’ai, plusieurs fois, réparé des petits trous. Tous les matins, je le couche dans le grand lit de Louis entre les oreillers et, je dois avouer, qu’il m’arrive de lui parler!
Cette chronique est déjà bien assez longue. Je vous retrouve bientôt pour le récit de nos aventures estivales. Un bel été à vous toutes et tous!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner