Premier janvier 2020. En me levant, Fantôme m’accueille. Il attend sagement dans l’entrée, près de la marche qui conduit aux chambres, au plus près de son troupeau. C’est un chien de berger. La nuit, il veille sur notre sommeil. La maison est calme. Sur France Inter, j’entends l’avocat Bertrand Périer. Il s’est spécialisé dans les joutes oratoires. Il apprend à des étudiants à s’exprimer. Un très beau documentaire était consacré à son travail « A voix haute ». Ma mère m’a offert le petit livre de Schopenhauer « L’art d’avoir toujours raison ». Dans cet ouvrage publié en 1830, le philosophe passe en revue les 37 stratagèmes qui permettent d’emporter l’adhésion. A sa lecture, on mesure que tout est bon pour avoir raison puisque dans l’ultime stratagème, Schopenhauer invite à être « personnel, insultant, malpoli ». Avocat, je ne sais pas si j’aurais été capable de travestir la vérité pour gagner un procès.
Sur la mezzanine, l’odeur du sapin est toujours aussi délicieuse. Les épines forment un tapis. Quelques boules sont tombées. Je me plais à penser que l’âme de notre joli sapin s’est réincarnée dans un autre conifère quelque part dans cette Scandinavie que j’aimerais découvrir en hiver. Quand la plupart de mes congénères rêvent plages de sable fin, chaleur avoisinant les 30 degrés, eau aussi chaude qu’un bain, j’aspire à aller m’installer dans une cabane en lisière de forêt, une cabane comme celle que Sylvain Tesson avait habitée pendant quelques mois au bord du lac Baïkal. J’aimerais entendre le lac chanter, craquer, gémir, psalmodier. J’aimerais m’imaginer que les âmes des chamans font bruisser les branches des arbres, protègent cerfs, ours et loups. J’aimerais chausser des skis de rando et partir écouter le silence de la forêt. J’aimerais entrer dans un banya et, qui sait, être capable de me rouler nue dans la neige. Ensuite, le corps chaud et rouge, sentant mon sang galoper dans mes veines, je m’installerais sous un gros édredon et me plongerais dans la lecture de « Murène » de Valentine Goby en écoutant le bois se consumer dans le poêle. Je pense que nous avons tous un équilibre interne qui nous pousse à préférer le chaud ou le froid et, ensuite, à avoir un faible pour les atmosphères sèches ou humides.
En novembre, cela fera vingt ans que nous partions voyager pour une durée de 13 mois, entrecoupée de deux retours en France. Le premier pour laisser nos vélos et prendre le matériel de marche et de haute montagne et le second, l’été, car nous étions à fond de cale et devions à nouveau faire des changements d’équipement. Nous avions pris l’avion au petit jour à l’aéroport Saint Exupéry à Lyon. Nous embarquions nos vélos et tout notre matériel de camping à destination de la Nouvelle-Zélande. Je me rappelle qu’un soleil pale montait dans un ciel limpide seulement zébré par des bandes roses. Je n’ai jamais été aussi heureuse que lorsque nous marchions en haute montagne dans le nord de l’Inde, au Ladakh ou dans le Rolwaling au Népal ou encore, sur la côte ouest de l’île du sud de la Nouvelle-Zélande quand, sur nos vélos, chargés à quarante kilos, nous luttions pour avancer face à un vent violent tout en essuyant un déluge digne de celui qui précipita Noë et toutes les bêtes de la création sur son arche. Les jours d’ascension, j’ai aimé ouvrir les yeux à minuit dans une tente scintillante de givre, sentir mes chaussures au fond de mon sac à dos et partir dans la nuit pour douze heures de marche. Rien de plus puissants que ces moments hormis la naissance de nos trois enfants, des moments où je ne me suis jamais sentie aussi vivante, galvanisée par l’effort, fière de repousser mes limites tant morales que physiques et heureuse de sentir que mon corps était capable d’endurer cela, mieux, qu’en lui tout semblait fait pour vivre de telles expériences.
La marche dans la durée est ce que je préfère le plus. Dans le Rolwaling, nous avions marché trois semaines en autonomie complète. C’est à Namche bazar que j’avais fêté mes trente-deux ans. Notre cuisinier avait réalisé un gâteau sur son réchaud. Ben, Stéph et moi avions adoré cette douche prise dans le lodge. Depuis la cuisine de l’eau était mise à chauffer dans une immense bassine. Nous tirions sur une chaine et l’eau fumante se déversait sur nous. Quel bonheur après plus de quinze jours de douches prises dans des rivières ou sous des cascades! Nous vivons dans un tel confort que nous perdons tout à fait de vue les joies les plus simples du quotidien. Après notre tour du monde, je n’ai jamais plus pris de longues douches. Après avoir vu en Inde toutes ces jeunes filles porter les quelques litres d’eau qui serviraient à la cuisine, à la lessive et au lavage des corps, je trouvais indécent de la dilapider.
Premier janvier, Stéphane est parti promener Fantôme. Fantôme et moi sommes déjà sortis ce matin et avons été embrasser Muguette qui prenait le café avec son voisin Eugène qui, tous les jours, me gratifie d’une nouveau chapitre sur les violences policières à l’encontre des manifestants. Je sais bien qu’il y a toujours eu dans les rangs des forces de l’ordre des brebis galeuses et que jusqu’au 36, Quai des Orfèvres, certains inspecteurs sont plus pourris que les criminels qu’ils arrêtent. Mais, certainement, le métier exercé par notre père m’a conduite à porter un regard différent sur les policiers et les gendarmes. Une majorité écrasante d’entre eux a fait le choix du port de l’uniforme pour se mettre au service de leurs concitoyens et veiller à leur sécurité. Est-ce normal que des voitures de police soient brûlées, que des fonctionnaires soient assassinés chez eux sous les yeux de leurs enfants, que des CRS soient pris pour cible par des manifestants? Sait-on que depuis que la France est menacée par le terrorisme, les forces de l’ordre ne prennent presque plus de vacances et n’ont plus de week-ends? Il en va de même de notre corps de soignants et de nos pompiers.
Premier janvier, notre père aurait eu 77 ans. Cela fait maintenant dix-neuf ans que je calcule l’âge qu’il aurait eu. Il ne voulait pas connaître le grand âge. Il ne souffrait pas de jeunisme mais son angoisse chronique l’avait conduit à brûler son existence. Comme son père avant lui, il a saboté presque tous nos Noëls et fait de nos 31 décembre et de nos premiers janvier des tragédies antiques. S’il avait été suivi par un vrai bon psychiatre doublé d’un analyste, il aurait pu réussir à rompre avec la fidélité aux héritages familiaux. Avant de fonder une famille, j’ai passé des réveillons très joyeux avec mes amis: des dîners en petit comité ou des grandes soirées dansantes parfois déguisées. Je n’étais que joie et légèreté. Puis, après la mort de notre père qui avait choisi non pas la nuit mais la lumière, la naissance des enfants, j’ai ressenti une lourdeur en lien non pas avec Noël mais avec la dernier et le premier jour de l’année. Le 31 décembre, je me sentais rattrapée par une ombre, envahie par une mauvaise énergie me donnant envie de gâcher la fête, de me replier sur moi-même, de gagner une tanière loin, très loin, et de ne plus être en contact avec les autres. Les échanges traditionnels de voeux de bonne et heureuse nouvelle année étaient devenus très compliqués. Une partie de moi se sentait tenue de demeurer fidèle à son père quand l’autre bataillait pour rester dans la lumière surtout pour les siens. Je ressens également cette noirceur le jour de mon anniversaire mais, cette année, j’ai franchi un cap.
Hier, j’étais fière de moi. Mieux que les années passées, j’avais pu rester dans la joie et partager une soirée très agréable avec mon mari, nos trois enfants et Fantôme. Nous avons dîné de bonne heure et écouté, grâce au cadeau que Stéphane m’a fait pour Noël, un tourne-disque portatif, tous nos vieux 45 tours. Ensuite, nous nous sommes collés les uns contre les autres sur le canapé de la mezzanine et avons regardé un film que Victoire, en français, et Céleste, en philo, avaient déjà vu « La vague ». Ce film allemand absolument remarquable décortique les mécanismes qui aboutissent à l’autocratie. Sur une semaine, on voit comment un groupe de lycéens change de comportement en se fédérant au sein d’un groupe qui se met très vite à rejeter ceux qui n’adoptent pas leurs règles (chemise blanche, signe de ralliement). Il s’agit d’une expérience proposée par leur professeur pendant une semaine. Le film est librement inspiré de la « Troisième vague », une étude expérimentale d’un régime autocratique menée par Rone Jones, professeur d’histoire, avec des élèves de première de l’école Cubberley à Palo Alto, pendant la première semaine d’avril 1967. Il est évident qu’il est très dangereux d’expérimenter certaines choses avec des jeunes dont certains ont des personnalités fragiles. Durablement, un professeur ( c’est moins vrai d’un « prof ») peut avoir un ascendant très fort sur ses élèves et permettre un transfert dangereux.
Premier janvier, les filles dorment encore. Mon pantalon est maculé de taches de boue. Victoire part chez une amie après le déjeuner. Louis a un ami qui vient et reste dormir. La théorie des vases communicants. Céleste doit potasser son anglais en vue des épreuves écrites des 20 et 21 janvier. Je recommence à travailler demain. Cette coupure m’a fait du bien et notre évasion capitale était vitale. En trois jours et demi, j’ai parcouru 50 kilomètres à pied. Les enfants et Stéphane, eux, ont circulé en partie en trottinettes électriques sur les voies réservés aux vélos. Nous avons beaucoup aimé l’exposition consacrée aux 20 ans d’acquisitions du musée du quai Branly, les tableaux en playmobils représentant des scènes de l’histoire française au musée de l’armée, le temps partagé avec la galeriste Nathalie Atlan Landaburu (elle a été professeur de communication à l’ESSEC. C’est une authentique pédagogue!) rue de Beaune autour des photos réalisées par Eric Ceccarini, l’exposition sur les océans au muséum d’histoire naturelle et les reportages d’Henri Cartier-Bresson sur la Chine juste avant et dix ans après l’avènement de la République populaire. Le jour de notre départ, Louis reste à l’appartement et, après un déjeuner au Louvre, les filles vont se promener seules. Stéphane et moi en profitons pour flâner entre les jardins du Palais-Royal, la galerie Vivienne, la place des Petits-Pères, profiter de la quiétude dans l’église Notre-Dame des Victoires, à Saint Eustache inondée de soleil, entendre l’organiste répéter son concert du 31 décembre et arpenter les rues étroites du Marais, quartier que ma soeur et moi affectionnons particulièrement.
Avec les filles, nous avons aussi passé beaucoup de temps dans les boutiques! Quand je suis seule à Paris, je marche d’une expo à une librairie et d’une librairie à une expo. J’aurais aimé aller voir la rétrospective que le Grand Palais consacre à Henri de Toulouse-Lautrec et découvrir, à l’Orangerie, la collection de Félix Fénéon, bruncher dans un salon de thé et aller assister à une représentation dans le théâtre de la Contrescarpe et, bien sûr, voir les rares amis à Paris. Une prochaine fois, les filles et moi ferons découvrir à Stéphane et à Louis le pavillon des canaux situé au 39, quai de la Loire.
Midi passé. Un feu crépite dans la cheminée. Fantôme sent bon la terre humide et le lisier. Les filles, enfin, émergent. Des fourneaux ne montent aucune odeur. Virginia Woolf avait raison: la domesticité est la plaie de la femme écrivain! Il est temps pour moi de vous souhaiter le meilleur pour 2020. Surtout de la douceur et de la générosité!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Bonne année ma chérie et bonne année à tous les lecteurs de l’excellent « hors cadres »!
Merci mon chéri! A hors cadre…il n’y a pas de « s ».
Très belle année à vous et à vos proches, qu’elle vous apporte le meilleur.
Chère Angélique, je vous remercie pour vos bons voeux et vous souhaite à mon tour le meilleur pour vous et tous les vôtres. A bientôt.