En ce milieu d’après-midi, le ciel est gris souris. Un vilain petit vent du nord souffle avec régularité. Le thermomètre affiche péniblement cinq degrés. La nature a du mal à sortir de son long sommeil hivernal. Alors, on s’habille chaudement pour ne pas tomber malade : collants en laine, manteaux longs, bonnets, écharpes, gants, chaussures à semelles épaisses. Le papa sort sa grosse veste en duvet d’oie des Pyrénées et ses bottes de trappeur canadien. La maman glisse dans son sac quelques munitions pour le goûter. Les filles ont dessiné des motifs sur leurs joues. Leur frère n’en a pas voulu. La voiture s’ébranle. La grosse boule de poils n’est pas de l’expédition. Elle est dépitée et se laisse choir sur le damier noir et blanc de la cuisine. Elle tiendra compagnie au poisson rouge. On traverse la forêt domaniale. Les arbres sont encore tristes et nus. On se gare non loin du centre aéré, des terrains de tennis, du vélodrome, de la piscine découverte et du camping municipal. Ils ne savent pas où se trouve le terrain de rugby. Les sons des cornemuses retentissent. La famille se guide à l’oreille. La rencontre va bientôt commencer. On se hâte de gagner les gradins des tribunes.
Faute de place sur les bancs en béton, on s’assied sur les marches. Les amateurs de rugby sont nombreux : trois mille deux cents. Les deux équipes font leur entrée sur la pelouse humide sous un tonnerre d’applaudissements. Les Bleuets, les jeunes espoirs de l’ovalie tricolore âgés de moins de dix-neuf ans, affrontent les « Trèflets », les jeunes espoirs de l’ovalie irlandaise. Le coup d’envoi est donné. C’est parti pour une première mi-temps. Ceux qui, dans quelques années, évolueront dans de grands clubs de l’hémisphère nord, font honneur à leur drapeau respectif. La fanfare avec ses cuivres rutilants fait monter l’ambiance dans les tribunes. On en oublie presque le froid mordant et ce satané vent. A tour de rôle, les enfants viennent s’asseoir sur les genoux maternels qui les isolent momentanément du béton glacial. Les jeunes français se sont installés dans le camp des irlandais mais aucun essai n’est marqué. A la mi-temps, les supporters quittent les tribunes pour aller se ravitailler qui en verre de bière qui en chouquettes ou encore en bonbons. Le quintette ne bouge pas. Il échange ses impressions.
Le trio est impatient de voir la partie reprendre. A la quarante-cinquième minute de jeu, un ouvreur esquive trois défenseurs verts et sert un arrière dont la passe tombe près de la ligne. Un des deux flankers se jette sur le ballon et marque le premier essai de la rencontre. Leur seconde fille se lève brutalement, réduisant en bouillie les genoux maternels. Les drapeaux tricolores dansent dans les tribunes. La fanfare reprend de plus belle. Le papa et son fils sont heureux. Leur aînée ne bronche pas. Elle n’est contente que lorsqu’un joueur est touché, qu’il reste sur le dos, les genoux repliés en montagne, que le staff médical se porte à son secours, l’examine et le soigne à grand renfort d’eau fraîche, de vessies de glace et de bandes. Cette médecine sans chichis, ces hommes qui se relèvent si facilement, cela la fascine ! Pragmatique, elle se demande qui lave les maillots couverts de boue, de jus d’herbe et, parfois, de sang.
L’équipe irlandaise n’a pas apprécié cet essai transformé, et voici qu’un arrière perce et va aplatir entre les perches. Bon joueur, le public applaudit cet essai vert. Rapidement, le camp français bénéficie d’une nouvelle pénalité et marque un autre essai. A quelques minutes de la fin du match, les irlandais marquent un essai collectif qui sera attribué au deuxième ligne. La rencontre s’achève sur une victoire des bleuets qui l’emportent par 20 contre 14. Les enfants s’étonnent que le match soit déjà fini. A la télévision, les rencontres semblent beaucoup plus longues. Sans doute, le temps passe-t-il plus vite quand on est dans l’ambiance, portée par la joie contagieuse des autres amoureux du rugby. Les gradins se vident sans bousculade. Pour se réchauffer, on trottine jusqu’à la voiture. Toute la famille est ravie.
En arrivant à la maison, les enfants entraînent leur papa dans une mêlée pleine de fous rires. Ici, il n’y aura pas de troisième mi-temps avec chansons légères et alcool à volonté, pour oublier la victoire de l’adversaire, les tentatives d’essai avortées, les muscles endoloris, les oreilles chiffonnées, les cloisons nasales déviées, la peau des genoux et des coudes offerte en sacrifice rituel à la pelouse du terrain. Non, ici, les enfants se réchauffent dans un bain et le papa démarre un feu qui devrait être réconfortant. Mais, en regardant du côté de la terrasse, la maman voit se dissiper un gros nuage gris. Elle s’en étonne et s’inquiète de savoir si la cheminée n’est pas entrain de brûler. En effet, c’est le cas. Une grande flamme s’élève au-dessus du toit. Le feu consume les dépôts de suie qui se sont accumulés sur les parois du conduit. Cela fait plus de deux ans qu’ils ont tout à fait oublié de faire appel à une société de ramonage. Vite, le papa referme la trappe pour étouffer le feu. La maman jette plusieurs litres d’eau sur les bûches. Le feu est circonscrit.
On espérait se réchauffer, c’est raté car, maintenant, il faut ouvrir toutes les fenêtres du bas et du haut de la maison, faire des courants d’air pour évacuer la fumée qui pique les yeux, donne mal à la tête et l’odeur qui ferait passer le papa ou la maman pour une saucisse ardéchoise abandonnée à sécher dans l’âtre plusieurs semaines durant ! Le visage du papa est très pâle. Il a eu peur en pensant aux enfants dans leur bain à l’étage. Bizarrement, la maman a pris les choses avec légèreté. Elle n’a pas pensé une seule seconde que le feu pourrait gagner la maison. Une chose est sûre : toute flambée est proscrite jusqu’au passage du ramoneur.
Avant de s’endormir, la maman de trois se demande comment Daniel Herrero aurait commenté le match des jeunes espoirs irlandais et français s’il avait du le faire pour le journal du dimanche. Une fois encore, elle se rappelle combien, adolescente de quinze ans, elle avait été impressionnée par la carrure des joueurs du Castres Olympique que son père avait reçu avec simplicité sous les ors d’une salle de bal de la République. Sa mère, pour l’occasion, avait fait préparer par une voisine habitant dans la rue un couscous absolument délicieux. Son père, de son côté, avait demandé au pâtissier de confectionner un gâteau au chocolat représentant un terrain de rugby aux couleurs du Castres Olympique. Le lendemain matin, un petit tour du côté de la cuisine lui avait appris que du couscous et du magnifique gâteau, il n’était presque rien resté !
A cette époque-là, le rugby ne l’intéressait pas. Elle ne cherchait pas à en comprendre les règles et l’idée d’aller voir jouer le Castres Olympique ne l’aurait pas effleuré. Vingt-six années se sont écoulées depuis leur départ de cette région, vingt-six années pendant lesquelles elle n’a jamais eu encore l’occasion de retourner dans le Tarn, vingt-six années de vent d’Autan érodant la montagne noire, giflant la surface de l’Agoût. Vingt-six années plus loin, elle a fini par prendre goût au rugby. Elle aime lire les billets signés par Daniel Herrero. Elle a adoré plonger dans la lecture du « dictionnaire amoureux du rugby » signé de l’homme à l’éternel bandeau rouge et à la barbe de vieux sage et elle n’oubliera jamais la demi-finale de la Coupe du Monde qui opposa, en 1999, le XV de France aux All Blacks que Daniel Herrero, sorte de frère spirituel de Frédéric Dard, rapporte en ces termes :
« A la reprise de la deuxième mi-temps, le titanesque Lomu vint fracasser la défense française, et en essayant de le stopper, Benazzi s’explosa à son tour dans un improbable tampon, qui annonça la révolte. Réveillés aux vestiaires et enivrés par un enthousiasme nouveau surgissant de leurs cœurs en lambeaux, les Français, prêts à s’immoler pour sauver l’honneur, allaient renaître brillamment sur le lit de braises où les All Blacks, qui menaient 24 à 10, voulaient les rôtir définitivement. La deuxième mi-temps révéla donc une équipe de France à l’énergie insoupçonnée, habitée par un esprit flamboyant, presque surnaturel. Les Bleus culbutèrent les Blacks jusqu’au dernier et débondèrent tous les talents contenus. Lamaison, le buteur français, fit chanter en allégro jusqu’au dernier de ses orteils. Des buts et des drops d’un autre monde tombèrent dans l’escarcelle française, qui déborda de points et de joyeuse écume. Lomu ne toucha plus une balle. Plus triste qu’une branche qui laisse tomber son fruit pour personne, il finit même par baisser son pavillon d’extraterrestre face à l’extravagante impertinence de Dominici, au physique de bébé comparé au Golgoth, et à la vélocité prodigieuse du furet Bernat Salles. L’emportant par 43 à 31, accédant à la finale comme au Saint Graal, nos Coqs étaient définitivement remplumés, et les All Blacks, vexés à jamais ». Après l’échec cuisant du XV de France au dernier tournoi des VI nations, et en empruntant aux commentateurs sportifs des matchs de rugby à l’accent ensoleillé, on pourra écrire que : « ça nous met du bauuuuuuume au coeur! ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner