Au moment des grandes fêtes de nos calendriers civils et lithurgiques, les maisons se vident aussi vite qu’elles se remplissent. Des semaines à préparer Noël dans son coeur avec une belle énergie et, en quelques heures, c’est déjà fini! Notre famille, comme tant d’autres mais pas plus que d’autres, est dispersée. Mon unique soeur est rentrée en France en juin 2016 après avoir vécu trois années entre Los Angeles et Miami. Normalement, ils partaient pour ne plus revenir, sauf pour les vacances. Catherine, la soeur de Stéphane vit à Cluj, dans les Carpates, en Roumanie, depuis quatorze ans. Elle est partie après la naissance de Céleste. Elle a épousé un roumain moitié russe, Valentin, que nous appelons tous Vali et dont le père, Dorel, est le plus grand acteur et comédien de son pays. Depuis la fin du communisme, il voyage beaucoup. Il préside de nombreux festivals et a dirigé le théâtre de Cluj. Catherine et Valentin sont les parents de Louise, née dans l’Ain, quelques mois après Victoire. Catherine avait préféré revenir en France pour mettre leur petite fille au monde. Egmont, le papi, avait changé la garniture du berceau qui avait accueilli ses enfants. Pour Catherine, une boucle se bouclait. Un grand chapitre s’ouvrait. Nous étions tous réunis au pays des grenouilles et des étangs pour ce Noël 2005. Sur une photo que j’ai prise dans la cuisine, on voit Catherine allaitant Louise et Stéphane donnant le biberon à Victoire.
Louise est arrivée par le train le vendredi dans l’après-midi. Je suis venue l’attendre devant la porte du wagon numéro onze. L’Intercité était bondé. De nombreux étudiants rejoignent leur famille dans la Nièvre pour les vacances de Noël. Le ciel était gris et la pluie fine et transperçante comme dans une chanson de Prévert, comme dans le port de Brest. J’étais heureuse d’être là pour l’accueillir. Cela fait quatre ans que Louise n’est pas revenue à la maison. Les enfants se voient plus souvent en Haute-Corse ou dans l’Ain, dans les maisons de leur mamie paternelle. Je n’avais pas de patient cette après-midi-là. Louise a redécouvert la longère. Louise est une enfant très observatrice et qui exprime ce qu’elle ressent avec beaucoup de sensibilité. Après avoir fait le tour de la maison, Louise m’a dit: « j’adore cette maison! Elle est pleine de couleurs, d’objets, de photos! Je n’aime pas les maisons blanches. Elles sont tristes. La pièce que je préfère, c’est ton bureau ». Louise est une artiste en puissance. Elle étudie dans une école qui fait la part belle aux arts. J’ai remarqué que, le plus souvent, les espaces de vie des artistes, sont faits de bric et de broc: coquillages et bouts de bois flotté ramassés sur les plages, petits objets hétéroclites et souvenirs de voyage, bouts de mémoire et étincelles de rêve.
Avec son oncle, Louise est partie chercher ses cousines au collège. Le soir venu, Louis faisait un peu bande à part. Les trois cousines sont entrées dans l’adolescence. Louis navigue encore sur une mer d’enfance, une mer dont les creux, parfois, évoquent ceux qui agitent la mer d’Iroise. Les enfants étaient enchantés d’être en vacances et de n’avoir plus que deux cases à ouvrir sur leur calendrier de l’Avent. Tous les paquets étaient prêts. Il ne me restait plus qu’à choisir de jolies cartes pour adresser à chacun une pensée personnelle. Ma soeur et les siens sont arrivés le samedi dans l’après-midi. L’autoroute étant saturée, ils avaient pris un chemin buissonnier et fait une étape pour un biberon de Charlotte. Le coffre de leur voiture était rempli jusqu’à la gueule. Au moment de l’arrêt, entre champs boueux et villages à clochers pointus, les boîtes contenant les petits fours sucrés ont fait le saut de l’ange. Le chocolat des éclairs a été rencontrer le citron des tartelettes. Les framboises ont roulé entre les petits choux. Une belle pagaille! D’une main sûre, ma soeur a remis de l’ordre dans les boîtes.
Le samedi soir, nous étions quatre adultes, sept enfants, un berger australien portant des dreadlocks sous les oreilles et un chat parlant l’anglais avec une pointe d’accent américain. Il manquait le bébé tourterelle mort avant les vacances de la Toussaint. Charlotte passait de bras en bras. Ses parents étaient épuisés. Une toute petite nuit consécutive à un vaccin contre la méningite. Alors que nous dînions autour de la grande table en bois qu’on croit tout droit sortie d’un restaurant d’altitude haut-savoyard, nous avions l’impression qu’il était deux heures du matin. Une nuit noire et épaisse avait englouti le plateau que la pluie des derniers jours avait transformé en une immense tâche de boue. Je rêvais d’un Noël continental avec ciel cristallin, nature prisonnière du givre et bois crépitant dans le feu de cheminée mais il faisait dix degrés et, malgré mes efforts quotidiens, les branches basses du petit épicéa avaient perdu toutes leurs épines. Les décorations de Noël commençaient à jouer les filles de l’air. Le chat a vieilli. Il n’a pas cherché à attraper les boules.
Ma belle-mère est arrivée le dimanche pour le déjeuner le coffre chargé de cadeaux et de victuailles: foie gras, filet de boeuf, clémentines corses, fromages blancs, crème fraîche AOP, vins et champagne, le champagne Drappier que le Général de Gaulle aimait à boire en famille à Colombey-les-deux-Eglises et qui est régulièrement servi à l’Elysées. Dans l’après-midi, c’est notre mère qui est venue se garer devant la maison. Elle a remis à ses trois petits-enfants les santons qu’elle avait été acheter à la trente-septième foire aux santons de Sceaux: un pêcheur pour Louis, un couple assis sur un banc pour Céleste et une fontaine pour Victoire. Tous les ans, les enfants se voient offrir de nouveaux sujets qui vont enrichir notre crèche.
A 17h40, Stéphane, notre mère, ma soeur, Valentin, Céleste, Victoire, Louise et moi quittions la maison pour rejoindre la petite église de Montbouy située à treize kilomètres le long du Loing. J’avais choisi cette messe en raison de son horaire et parce qu’elle s’adressait aux enfants. Quand, dans une famille, certains sont croyants et d’autres athées, il est difficile d’assister à une veillée de Noël à vingt-et-une heure. J’ai été élevée aux veillées de Noël gardoises célébrées à minuit, aux crèches vivantes, à la procession des bergers jusqu’à l’autel tenant dans leurs bras des agneaux, aux chants traditionnels entonnés par une très large assemblée portée par la joie de la nativité. Je me fais toujours une joie de cette messe et, depuis de nombreuses années, je suis toujours déçue. Ce soir-là, la messe était aussi gaie qu’un enterrement. Faute de moyens financiers, l’église n’était pas chauffée. Tout était si triste qu’avant la liturgie de l’Eucharistie, je me suis penchée vers Stéphane et lui ai glissé à l’oreille de repartir avec les enfants. Victoire et Valentin ont hésité à le suivre. Victoire sait l’importance que revêt pour moi le partage de cette célébration en famille. Ma soeur bouillait intérieurement. Notre mère avait le coeur lourd que ses petits-enfants se soient volatilisés. Quand ma soeur, notre mère et moi avons rejoint la voiture, nous ne sentions plus ni nos pieds ni le bout de notre nez. J’avais promis à Louis, souvent échaudé par les messes dans le Loiret, que cette célébration serait différente. Maintenant, il me sera difficile de réussir à le convaincre de revenir, à moins qu’un jour, nous voyagions à New York et allions écouter du gospel dans une église à Harlem ou à Brooklyn.
En regagnant la maison par une route sinueuse et cabossée, nous avons trouvé Catherine et Valentin que ma belle-mère avait été chercher à la gare. Ils avaient eu le temps de déposer leurs affaires à l’hôtel de la Poste, celui où Cocteau a écrit en quelques jours et quelques nuits « les parents terribles ». Le pied du sapin avait disparu sous un amoncellement de paquets colorés. Valentin et Louis ont été choisis pour jouer les lutins du Père Noël. Le Père Noël a fait preuve d’une très grande générosité avec les petits et les grands. Parmi les très beaux cadeaux qui m’ont été faits, j’ai découvert celui que l’une de mes anciennes patientes m’avait envoyé par la Poste quelques jours avant Noël et qu’un petit mot m’invitait à glisser sous le sapin: une bande dessinée magnifique que j’ai engloutie le vingt-cinq au soir et dont la fin m’a fait pleurer: « Ar-Men l’enfer des enfers » d’Emmanuel Lepage. A la puissance des dessins s’ajoute la beauté poétique d’un récit qui croise les époques et évoque les légendes bretonnes, le courage des habitants de l’île de Sein que leur état de pauvreté faisait tout à la fois sauveurs de navires en perdition et guetteurs de fortunes de mer, la majesté de l’océan, l’édification du phare construit sur la roche de la chaussée, une ligne d’îlots pointus ou cornoc en breton, de dangers et de hauts-fonds et la nature taiseuse des gardiens de phare qui rêvent en regardant la terre dont les odeurs de blé et d’herbe coupée leur parviennent en été.
Ce cadeau m’a particulièrement touchée car la personne qui me l’a adressé sait que je donne à mon cabinet le nom d’Ar-Men, que je me sens une âme de gardienne de phare, qu’accrochée au dos d’un large plateau battu par des vents violents, la vie peut être austère, que, la nuit, j’entends par jour de tempête craquer la maison, que je me sens jetée sur la mer et luttant pour ma survie dans une frêle embarcation et que lorsque j’écris, tandis que la maisonnée sommeille, je me dis que la lumière qui parvient de mes fenêtres est comme celle du phare qui protège les bateaux des récifs dans le terrible raz de Sein. C’est d’ailleurs une carte représentant Ar-Men balayé par les vagues que j’avais choisie pour exprimer à notre mère toute ma reconnaissance devant sa force morale et son courage qui nous ont permis de traverser tant de tempêtes familiales sans jamais sombrer. J’ai souvent moqué sa nature « toile cirée » mais, qu’en j’y songe, n’est-ce pas normal pour une gardienne de phare de porter un ciré?
Les paquets déballés, les papiers rangés, nous avons pu aller dîner. A leur table ronde, les enfants s’amusaient et n’avaient besoin de personne. A la grande table en bois, les adultes échangeaient joyeusement. Nous étions tous heureux de partager ce réveillon de Noël ensemble. Dans toutes les familles, les réunions peuvent parfois déraper car chacun a sa vie, ses envies, ses idées. Il suffit d’un mot, d’une remarque pour que la machine se grippe et qu’une forme de tension gagne la belle assemblée. C’est ce que ma soeur et moi avons malheureusement connu à chaque Noël. Mais, rien de tel pour ce réveillon de Noël. Nous étions tous unis et réunis dans un même esprit de famille. Avant d’aller me coucher vers deux heures du matin, je déposais délicatement l’enfant Jésus dans la mangeoire et les paroles de l’homélie du Père résonnaient en moi. Il établissait un parallèle puissant entre le sort de Marie et de Joseph, jetés sur une route hasardeuse alors qu’ils étaient sur le point d’accueillir leur premier enfant et celui de toutes ces familles de réfugiés n’ayant pas eu d’autre choix que de tout abandonner pour échapper aux horreurs de la guerre.
Le lendemain, le Pape François, dans son homélie de Noël, se livrera à la même comparaison et il la conclura avec cette exhortation à l’ouverture, à la générosité: « Dans l’Enfant de Bethléem, Dieu vient à notre rencontre pour faire de nous des protagonistes de la vie qui nous entoure. Il s’offre afin que nous le prenions dans les bras, afin que nous le soulevions et l’embrassions. Afin qu’en Lui, nous n’ayons pas peur de prendre dans les bras, de soulever et d’embrasser celui qui a soif, l’étranger, celui qui est nu, celui qui est malade, le détenu (cf. Mt 25, 35-36). «N’ayez pas peur! Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ». En cet Enfant, Dieu nous invite à prendre en charge l’espérance. Il nous invite à être des sentinelles pour beaucoup de personnes qui ont cédé sous le poids du désespoir qui naît du fait de trouver fermées de nombreuses portes. En cet Enfant, Dieu fait de nous des protagonistes de son hospitalité.
Émus par la joie du don, petit Enfant de Bethléem, nous te demandons que tes pleurs nous réveillent de notre indifférence, ouvrent nos yeux devant celui qui souffre. Que ta tendresse réveille notre sensibilité et fasse que nous nous sentions invités à te reconnaître dans tous ceux qui arrivent dans nos villes, dans nos histoires, dans nos vies. Que ta tendresse révolutionnaire nous amène à nous sentir invités à prendre en charge l’espérance et la tendresse de nos gens. »
Le jour de Noël, nous accusions tous la fatigue. Certains avaient mal ou pas assez dormi. Il m’a fallu deux bonnes heures pour parvenir à reconnecter ensemble toutes mes petites cellules grises. Quand nous sommes nombreux, je m’organise pour préparer en amont le plus de choses. Ainsi, je n’inflige à personne la préparation des repas et me sens vraiment disponible pour mes proches. Louis était ravi car il a pu disputer des courses folles avec tous les membres de la famille grâce au magnifique circuit offert par sa famille roumaine. C’est avec sa mamie, prompte à quitter la piste avec sa voiture rouge, qu’il a le plus ri! Pour le déjeuner de Noël, les filles portaient de nouvelles paires de baskets, kaki pour Margot, notre futur médecin qui excelle en anatomie et en chimie, blanches pour Céleste et noires pour Victoire. Louise avait mis son bonnet de maman Noël. Des paillettes dorées brillaient sur la robe tutu de Charlotte. Kraspek était bien tenté par un petit bout de coquille Saint Jacques. La magie de Noël, déjà, retombait. La plupart des adultes se trouvait un endroit dans la maison où s’étendre, faire descendre sur leurs yeux leurs paupières-rideaux et sommeiller un peu.
A seize heures, mamie Claude reprenait la route pour l’Ain. Bien que très fatiguée, à son arrivée, elle ne résisterait pas à la tentation de revoir sur Arte « Autant en emporte le vent ». Avant, c’est ma soeur, son mari, leurs trois enfants et le chat qui étaient repartis pour Paris. Un autre Noël les attendait dans la famille de Mathieu. Vers dix-sept heures trente, Stéphane faisait monter dans sa grande voiture suédoise, sa soeur, son mari, Louise, Céleste, Victoire et Louis. Tous les enfants prenaient le train. Le soir, Catherine m’enverrait une photo des quatre cousins confortablement installés dans un grand lit et regardant un film sur l’ordinateur. Le lendemain, Louis rejoindrait ma soeur et les siens et les filles resteraient avec Catherine, Valentin et Louise.
Quel grand vide après que tout le monde soit parti! Quel silence monacal! Notre mère m’a aidée à finir de ranger la maison. Le soir, après une soupe de fanes de radis, nous avons suivi le troisième épisode de la saison deux de « the crown ». Fantôme avait repris ses quartiers sur le canapé rouge. J’entendais les épines du sapin tomber sur les lattes du parquet. Le grand circuit de Louis monté dans mon atelier clandestin m’obligerait à changer mes habitudes de repassage très matinales. Le vingt-huit, les enfants seront de retour. Louise, ses parents et sa mamie Claude s’envoleront pour un séjour de quinze jours aux Seychelles, un séjour qui rendra plus supportable le long hiver des Carpates et de la Bresse.
Et nous, le vingt-neuf, nous partirons pour Metz. Metz, la ville où mon beau-père et moi sommes nés. La ville où l’un de nos arrière-grands-père, le père de notre grand-mère maternelle, était proviseur du lycée Fabert et le père de notre grand-père maternel, magistrat du siège. C’est à Metz que le frère aîné de notre grand-mère maternelle s’est lié d’une merveilleuse amitié avec celui qui deviendrait un frère plus qu’un beau-frère. C’est dans le lycée Fabert qu’a été déposée une plaque en souvenir de notre grand-père, ancien élève de polytechnique, capitaine, mort en déportation à Mauthausen le 29 avril 1944. A Metz, ce sera un retour au berceau, une sorte de pèlerinage dans un lieu que j’ai quitté pour Paris alors que j’avais un peu plus de deux ans et demi. Nous pourrons découvrir l’annexe du musée Beaubourg, visiter la cathédrale, flâner entre les allées du marché de Noël et respirer l’odeur des résineux dans la forêt vosgienne. C’est à Metz que nous glisserons en douceur dans la nouvelle année.
Je vous souhaite à tous une excellente fin d’année 2017 et vous retrouverai en janvier pour vous présenter mes meilleurs voeux pour 2018. Hier, Stéphane et Fantôme sont rentrés de leur promenade quotidienne avec une grosse boule de gui. Après que Stéphane l’ait suspendue au-dessus de la porte d’entrée, il est venu me tirer de mon bureau. Sous les petites boules translucides, tels deux druides d’Armorique promenant leurs silhouettes fantomatiques sur la lande magique, nous nous sommes souhaités une excellente année avant de nous embrasser. Nous avons mis dans ces voeux que nous échangions beaucoup d’espoir.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner