Chronique d’un retour de classe de découverte en Haute-Savoie

 

les renes.jpgLes dix jours sont passés. La famille est à la veille du retour de l’aînée de la fratrie. C’est un mercredi, aux alentours de 6h30, que le car est attendu sur le parking si noir, si humide, le soir du départ. C’est la maman de trois qui ira la chercher. Numéro deux aurait aimé l’accompagner. Sa maman réussit à la convaincre de rester dans la douce chaleur de son lit. La veille du retour, la maman ne parvient pas à trouver le sommeil. Elle vérifie plusieurs fois que le réveil est bien réglé sur six heures. Toutes les veilles d’évènements importants, c’est la même histoire et ce, depuis qu’elle est enfant. Elle voudrait dormir, se laisser glisser dans des profondeurs inconscientes mais une partie d’elle résiste, refuse de lâcher les rênes. C’est la partie qui, brutalement, se met à avoir peur de faire confiance à son réveil, et plus précisément au téléphone portable de son mari. C’est idiot, elle le sait, mais elle n’arrive pas à se raisonner.

 

 

 

photo05.jpgElle est là, seule, dans la gare. Elle attend sur le quai. Elle sent le vent qui s’engouffre par les portes battantes. Elle a froid. Le train du sommeil entre en gare. Il freine avant de s’immobiliser. Les portes s’ouvrent sans bruit. Aucun passager n’en descend. Elle essaie de soulever sa valise mais elle n’y arrive pas. Elle ne peut pas davantage bouger ses pieds. Les portes se referment, toujours sans bruit. Le train se remet en route. Elle le voit qui s’éloigne du quai et disparaît complètement de son champ de vision. Elle regarde autour d’elle et elle réalise qu’elle se trouve dans un tableau de Delvaux. C’est l’hiver. Il y a de la neige sur les voies. Des femmes déambulent, nues, leurs cheveux relevés au-dessus de leur nuque royale en un chignon sage, indifférentes au froid. Elles croisent des scientifiques en complet gris, portant un chapeau et une petite barbiche pointue très Napoléon III. Les femmes nues et les hommes barbus restent indifférents les uns aux autres. Ils se croisent sans se voir. Ils semblent appartenir à des mondes parallèles.

 

 

 

Douanier rousseau.jpgL’alarme retentit. Elle la guettait. Elle se lève à tâtons. Elle marche jusqu’à la salle de bains. Elle enfile les vêtements qu’elle a posés sur les grilles du radiateur la veille. Il fait froid. Elle ne pousse pas la porte de la cuisine. La grosse boule de poils s’étonne de la voir là dans l’entrée. Elle ferme sa doudoune orange qui est aussi réconfortante que le sac de couchage en plumes d’oie pour le marcheur en haute montagne, les veilles d’ascension. Dehors, la nature finit de se réveiller. Tout est calme. C’est à peine si le vent fait bouger les petits doigts vert tendre du sapin. Elle monte dans sa voiture. En cet instant, elle aimerait entendre le concerto pour clarinette K 622 de Mozart mais le CD est à la maison. Elle regarde le paysage comme si elle le voyait pour la première fois : les champs de colza, les têtes de blé vert qui ondulent sous la caresse du vent, les iris et les nénuphars sauvages de la mare. Alors qu’elle arrive à proximité du chemin de terre qu’elle emprunte tous les matins pour déposer les enfants à l’école, une jeune biche traverse la route et disparaît dans les hautes herbes. Cette vision est si belle qu’elle éprouve comme une sensation de premier matin du monde.

 

 

 

munier.jpgElle se gare sur le parking. Elle a quelques minutes d’avance. D’autres voitures sont déjà là et un petit groupe de parents non frileux s’est constitué. Elle a trop froid pour se joindre à eux. Elle reste dans l’habitacle. Un quart d’heure plus loin, le car arrive et se range le long de l’école. Tous les parents se précipitent. Malgré l’heure matinale, certaines familles sont au complet. La plupart des mamans confient avoir peu et mal dormi : mélange d’impatience à l’idée de retrouver les enfants et d’inquiétude de les savoir sur la route. Les traits sont tirés. Les yeux pas maquillés. Les cheveux brossés à la va-vite. Le car est à l’arrêt. Hormis les deux institutrices et les animateurs, personne ne bouge à l’intérieur. Les rideaux sont fermés. Puis, une main tire un rideau et un visage apparaît. C’est celui d’un garçon. Rapidement, ses yeux cherchent dans la foule ses parents. Il les a trouvés. Son visage s’illumine. Sa maman a les prunelles qui brillent. Certains enfants commencent à descendre du car et la maman de trois n’a toujours pas vu sa grande fille. Enfin, elle est là, derrière une vitre avec son regard céleste, la tendresse de ses traits, sa blondeur de petit prince. La maman est très émue. Encore quelques instants et mère et fille peuvent s’embrasser. La petite fille niche son visage dans le cou de sa maman comme elle le fait depuis qu’elle est née. Elle cherche l’odeur maternelle, le parfum de la peau. La petite fille prend sa maman par la main et va chercher sa valise et son sac de fromages, coupés la veille à la fromagerie de Passy.

 

 

 

Fabrication-de-fromage-au-Moyen-age-illustrat.jpgL’institutrice des enfants a les traits tirés. Un virus intestinal a voyagé avec les enfants et il s’en est donné à cœur joie à la montagne. La maîtresse a été particulièrement touchée, et en charge des chères têtes blondes, elle n’a pas eu le loisir de passer une journée à récupérer dans sa chambre. La petite fille a eu la chance de ne pas être malade. Elle succombera ce soir et, à une heure du matin, ses parents s’activeront tels deux marins à l’œuvre sur un pont glissant. La petite fille grimpe dans la voiture. La maman hisse la grosse valise rouge dans le coffre. La petite fille se met à raconter, avec ferveur, ses dix jours en Haute-Savoie : l’équitation, l’escalade, les randonnées, les vieux chalets, la fabrication du pain et du fromage, les veillées, les chiens du centre, les surnoms du directeur et des animateurs, les bonsoirs tendres de leur institutrice au moment du coucher.

 

 

 

sendaletter.jpgEn arrivant à la maison, elle note que le trampoline a changé de place. Elle le sait déjà. Sa maman le lui a écrit dans l’un des nombreux mails qu’elle lui a adressés tous les jours en plus des deux cartes envoyées par la poste traditionnelle, celle dont elle a la nostalgie. Elle pousse délicatement la porte de la chambre parentale et va se glisser contre son papa. La maman ne la suit pas. Ce moment est à eux. Elle imagine leur petite fille murmurant dans le creux de l’oreille paternelle des histoires de Haute-Savoie. La petite fille ressort de la chambre. Elle va observer les visages de son frère et de sa sœur endormis. Elle rejoint sa maman à la cuisine. La grosse boule de poils la fête dignement ! La petite fille, couverte de poils, a faim, très faim. Elle s’installe devant sa tasse de chocolat chaud et y plonge avec un plaisir non feint des biscottes sans beurre ni confiture. Elle explique à sa maman qu’au centre, le matin, on leur donnait à boire un chocolat chaud qu’elle n’aimait pas car il n’avait pas un vrai goût de chocolat. Elle raconte combien ils étaient affamés quand ils revenaient de leurs activités, comme elle s’est délectée de raclette. La porte de la cuisine s’ouvre sur un petit garçon aux yeux pleins de sommeil, à la chevelure en épis et aux pieds nus sur les dalles noires et blanches. Il reste interdit devant sa grande sœur. Il ne bouge pas, ne dit rien. C’est elle qui va l’embrasser. Quand numéro deux les rejoints sur le canapé de la mezzanine, elle avoue à sa sœur combien celle-ci lui a manqué. De son sac à dos, la grande sœur sort un présent pour tous les membres de la famille. Avec son argent de poche, elle s’est aussi offert une paire de jumelles.

 

 

 

Calumet de la paix.jpgLa journée s’écoule sans anicroche entre les enfants. Ils sont trop heureux d’être réunis pour se chamailler ! Parce qu’elle sait que, dés demain, les disputes reprendront, les haches de guerre seront souvent déterrées, elle savoure la concorde qui règne entre ses enfants. Elle hume la fumée qui s’élève au-dessus de leur calumet. A la faveur de ce voyage, numéro trois semble avoir grandi encore un peu plus. En rangeant les affaires de sa fille, si la maman ne voit pas qu’une polaire violine manque à l’appel, elle se rend compte que le doudou n’est pas là. Numéro trois l’avait dans le car. Il a du y rester. En réponse à son mail le lendemain, l’institutrice lui dit que le doudou n’est pas perdu. Sa jeune élève le retrouvera à l’école. Une fois encore, la maman mesure combien elle s’est attachée aux doudous de ses enfants comme s’il s’agissait de prolongements physiques d’eux-mêmes. Pour recourir à une expression imaginée par les juristes, ils sont devenus des personnes par destination.

 

 

 

9782745924834-couverture_tailleNormale.jpgDepuis que ses enfants sont nés, elle a, jour après jour, déposé les doudous sur les oreillers après avoir fait les lits. Elle les a lavés. Elle les a cherchés inlassablement quand ils avaient disparu. Numéro trois avait la mauvaise habitude, quand il était encore à la crèche, de ranger ses deux doudous jumeaux dans les tiroirs et de ne plus savoir ce qu’il en avait fait. C’est le doudou de numéro deux qui a vécu les aventures les plus incroyables car faisant fi des exhortations parentales à le laisser sur son lit, elle l’enmenait partout avec elle. Perdu dans les allées humides d’un marché du Morbihan, il était retrouvé planté, en évidence, dans une haie de buis. Enfin, après plus de deux jours de recherches archéologiques, il était récupéré, par une nuit d’orage, dans la partie cachée sous des caillebotis du rideau de la piscine où il avait dérivé après que numéro deux, ayant mal négocié un virage, ait plongé avec son vélo tête la première dans l’eau. C’est le papa de trois qui, vers minuit et alors que le tonnerre grondait au-dessus des plaines de la Dombe, avait eu l’idée géniale de le chercher à cet endroit. Se rappelant la chute de sa fille, il s’était dit que le doudou avait du plonger en même temps qu’elle! N’écoutant plus que son instinct paternel, mû par son amour pour sa fille, alors que la pluie commençait à tomber, il avait soulevé les caillebotis, enfilé un masque et muni d’une lampe torche s’était glissé dans une eau assez peu engageante. Il avait du plonger à plusieurs reprises, faire fuir quelques grenouilles avant de remonter le doudou. Le lendemain matin, le bonheur qu’il avait lu dans les yeux de sa petite fille âgée alors de quatre ans avait été la récompense à cette plongée nocturne! Quand, voici quelques semaines, numéro deux qui ne suçe plus du tout son pouce, lui a demandé de jeter le bout de doudou restant qu’elle avait cousu à la patte d’un ours blanc, elle n’a pas pu s’y résoudre. Elle l’a lavé une fois encore et rangé dans un tiroir.

 

 

 

Weyden,_Rogier_van_der_-_Descent_from_the_Cross_-_Detail_women_(left).jpgMaintenant la nuit est tombée. Les enfants ont dîné. Ils ont eu une histoire, sauf numéro deux qui ne veut plus qu’on lui en raconte depuis qu’elle sait lire. Numéro un se glisse dans son lit. Sa maman s’allonge à ses côtés pour un long, un très long câlin. C’est l’heure tendre, celle des confidences. La maman ne dit rien. C’est la petite fille qui parle. La maman écoute. La petite fille raconte qu’un soir, peut-être le troisième, l’une de ses amies s’est mis à pleurer car sa maman lui manquait. Son chagrin a fait venir les larmes de numéro un qui, elle, aurait voulu voir toute sa famille. Et leurs pleurs ont alourdi le cœur d’une troisième qui a été rattrapée par la peine de ses camarades de chambrée. Enfin, la quatrième, devant ce spectacle humide, leur a dit : « allez, arrêtez ! Si vous continuez, moi aussi, je vais me mettre à pleurer ! »  Cette phrase a eu pour effet de faire rire le trio et il a pu sécher ses larmes. La petite fille raconte que, tous les soirs, sa famille lui manquait et qu’elle lisait et relisait tous les messages envoyés par sa maman. Plusieurs fois, elle dit que c’est bon d’être à la maison et, au moment où sa maman va quitter sa chambre, elle lui glisse : « tu sais, maman, c’était bizarre de ne pas prononcer le mot « maman » pendant dix jours ! »

 

 

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner