Chronique d’une épicerie fermée

« Après avoir été
chercher le pain, tu voudras bien passer à la supérette acheter une salade et
des petits-suisses ? ». « Non, je ne pourrai pas. Elle est
fermée depuis quelque temps ». Nous sommes dimanche et mon mari vient de
m’apprendre, qu’après un énième changement de propriétaire, la petite épicerie
de notre village ne fonctionne plus. Cette nouvelle me chagrine et, maintenant,
je regrette de ne pas avoir contribué davantage à la maintenir à flot.

 

On y trouvait de tout, en
petites quantités et dans un choix limité. On pouvait se ravitailler en
bouteilles de gaz et en pain, le lundi matin, quand le boulanger et sa famille
s’octroyaient une journée de repos. Le vendredi, sur un étal dressé à
l’extérieur,  étaient proposés poissons et crustacés. Les fruits et les légumes
n’étaient pas toujours d’une grande fraîcheur mais l’épicerie remplissait une
fonction sociale auprès des personnes âgées ne conduisant pas ou plus. Elle
était bien utile, aussi, le dimanche matin quand on avait besoin de se
ravitailler sans parcourir dix kilomètres. Les enfants en ressortaient souvent
avec un sac de pièces en chocolat dont l’extrême blancheur laissait deviner la
faible teneur en vrai cacao et le pourcentage élevé de lécithine de soja.

 

Bien sûr, les produits
étaient vendus plus chers que dans la grande distribution mais l’épicière
prenait le temps. Le client n’était pas bousculé, pressé de remplir son caddy
et de céder sa place, aux articles du suivant, sur le tapis roulant. La
caissière, détentrice au minimum d’un master en lettres ou en droit, n’était
pas transformée en ordinateur, redoutant, pour la fluidité du passage en caisse,
de tomber sur un client bavard ou une cliente, ayant tenté une percée dans la
file prioritaire, sans pouvoir justifier de sa grossesse ou présenter une carte
d’invalidité. Dans cette épicerie, pas de carte de fidélité, pas de promotion
hurlée dans des micros géants, pas de rayon de produits long comme la muraille
de Chine, pas de foire aux vins et pas de démonstratrice s’approchant de vous,
avec son plus joli sourire, pour vous inviter à déguster, à dix heures du
matin, une lichette de munster parsemé de grains de cumin aux vertus digestives.

 

Maintenant, le rideau de
fer de l’épicerie est baissé sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Des feuilles d’automne s’accumulent au pied de la devanture. Dans le village,
les commerces de proximité se réduisent à leur plus simple expression : sur
la place du marché,  le boulanger, le café avec bureau de tabac et point presse
et dans la rue principale, un salon de coiffure, une pharmacie et un
grainetier.

 

Le camion du fromager et
celui du boucher charcutier s’arrêtent encore une fois par semaine sur la place
de l’église. Le boulanger, lui, organise une tournée. Le klaxon de la fourgonnette
signale l’arrivée du pain frais et des croissants.

 

Quand on est jeune et
mobile, on ne mesure pas l’importance presque vitale de ces commerçants ancrés
dans la ruralité. Bien
sûr, les services d’aide à domicile se sont largement développés et on voit
beaucoup de personnes âgées aidées par de plus jeunes dans les allées des hyper
marchés mais rien, je crois, ne saurait remplacer le plaisir de sortir de chez
soi, même si c’est pour faire quelques mètres et d’acheter son pain ou son
fromage en bavardant avec le vendeur et les voisins.

 

Le mardi soir, quand je
rentre à la maison avec les enfants dans la voiture, je peste toujours contre
le camion du fromager garé dans un virage de la côte, précisément à un endroit
où il ôte aux conducteurs, montant et descendant, toute visibilité. Je peste
tout en adressant un sourire à une vieille dame, toujours la même, qui bavarde
avec le monsieur des fromages en prenant appui sur la tablette en verre. La
plupart du temps, elle est seule mais parfois ils sont tout un petit groupe à
échanger là comme s’ils se trouvaient au comptoir d’un café. Voici deux jours,
à la faveur d’une de ces chaudes journées d’automne qui sentent encore si bon
l’été, l’ambiance semblait à la fête autour de la fourgonnette, de son
propriétaire, de ses fromages, de son beurre, de son lait, de ses yaourts et de
sa crème. Pour tout dire, cela m’a fait penser à une publicité Saint Moret, le
facteur aux airs de gentil monsieur Hulot, en moins.

 

Ma nostalgie des petits
commerces qui ferment est, peut-être, à rechercher du côté de mes souvenirs
d’enfance. Comme toutes les petites filles, j’ai aimé jouer à la marchande avec
mes faux fruits et légumes que je pesais sur une balance à poids. Je rendais
l’argent avec des francs en plastic argenté. Le jeu, c’était bien mais quel
bonheur quand notre grand-mère bretonne me laissait la remplacer derrière le
comptoir. Sa sœur et elle tenaient l’incontournable petit café d’un village du
Sud Finistère. Elles y vendaient des cigarettes, du tabac à priser, des bonbons
et des allumettes. Le café était juste en face de l’église. Il était sombre,
bas de plafond et humide. Devant la porte d’entrée, gardée par une clochette en
cuivre, de magnifiques hortensias bleus, mauves et blancs s’épanouissaient sans jamais se plaindre de la pluie. Les dimanches matins, tandis
que les femmes priaient Dieu, son fils, la vierge Marie, l’Esprit
Saint et  tous les saints d’esprit, des hommes s’attablaient dans le café. Le
silence n’avait rien à envier à celui de la messe, avant ou après l’eucharistie.
Les hommes mettaient beaucoup de recueillement à ne pas aller à l’office. Ma
grand-mère me laissait apporter les verres aux habitués. J’étais aussi
autorisée à vendre les cigarettes et à peser le tabac à priser. Quand elles ont
renoncé à leur activité, la salle a été transformée en salon. L’odeur du café
n’a jamais disparu.

 

J’espère que l’épicerie
de notre village trouvera un couple assez dynamique, motivé et généreux pour
lui redonner vie et rapporter du lien social. Si vous en avez l’occasion, je
vous recommande un très joli film sorti en 2007 : « le fils de l’épicier »
d’Eric Guirado. L’histoire est celle d’un jeune citadin dont le père est
hospitalisé et qui, à la demande de sa mère, retourne à la campagne pour
sillonner les routes au volant d’une épicerie ambulante.

 

Anne-Lorraine
Guillou-Brunner

 

 


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