Chronique gardoise entre Noël et le jour de l’An

les filles et mères.gifComme les filles peuvent se chercher des mères spirituelles, les mères peuvent se trouver des filles de substitution. Sans sang commun, il est plus facile de s’inscrire dans la juste distance.

Mont_Viso_vu_de_Roche_Blanche_(Ubaye)_12853.jpgComme à chaque fois, c’est le cœur gros et les larmes aux yeux qu’elle tirait derrière elle la porte en bois bleu de la maison de famille, l’un des berceaux de ses ancêtres maternels depuis huit générations. Le premier, un montagnard, originaire du village de Ceillac dans le Queyras avait été contraint de quitter ses Hautes Alpes, sa vue magique depuis le mont Viso, ses estives et ses troupeaux, pour aller chercher dans les vallées de quoi se nourrir. Il se louait sur les places des marchés à des familles pour faire répéter leurs leçons aux enfants bien nés. Il avait fini par poser son baluchon, dans le Gard, dans une petite ville exposée au souffle du Mistral galopant, tel un cheval d’orgueil, le long du couloir rhodanien. Là, il avait fait souche.

saint véran 2.jpgCelle qui, ce jour-là, ce 30 décembre 2010, s’en repartait triste comme une Colomba, en colère telle une Antigone, avait eu plaisir à découvrir le Queyras et à boire à l’eau de l’une des fontaines du petit village de Ceillac. Enfant, déjà, avec sa classe de CM1, elle avait séjourné deux semaines près de Saint-Véran, le village s’enorgueillant d’être le plus haut village habité d’Europe.

feves2.jpgSi elle gardait un souvenir plus que mitigé des matinées dédiées au ski car, au début de l’hiver, le froid mordant glaçait les pistes, que le brouillard empêchait de voir au-delà de la pointe de ses spatules, des chambres au confort spartiate, des après-midis consacrées à la classe, de ce relevé de températures sur du papier millimétré qu’elle avait réussi à faire à l’envers, de cette institutrice qui l’accusait d’insolence parce que, exposée à ses critiques, elle plantait bien profond dans ses yeux fâchés toute la colère sombre des siens à laquelle s’ajoutait une pointe d’ironie propre aux enfants frondeurs, qu’elle s’était obligée à avaler tout rond la fève de la galette pour ne surtout pas avoir à désigner un roi, elle avait adoré le village de Saint-Véran, les gros Saint-Bernard promenant leurs postérieurs arrondis avec la nonchalance assurée d’une vendeuse de fruits et légumes du marché de Bamako et, par dessus tout, la visite du musée des arts et traditions populaires permettant aux enfants de s’imaginer l’organisation de la vie quotidienne dans un chalet à la fin du dix-neuvième siècle.

heidi.jpg Elle avait été fascinée par cette poutre centrale à laquelle était suspendue une ribambelle d’instruments jugés dangereux pour les enfants. On leur avait montré la cheminée et donc l’endroit où la famille au sens large, les plus jeunes et les anciens se réunissaient au moment des longues veillées d’hiver pour se tenir chaud et se raconter des histoires. A cette époque, elle était dans sa phase « Heidi » tant en albums illustrés qu’en feuilletons télévisés. Encore aujourd’hui si vous le lui demandiez, elle serait capable, là, tout de suite et sans une once d’hésitation dans la voix de vous chanter la musique du générique.

FleurauFusil.jpgDonc, elle partait, triste et en colère. Comme toujours, la veille du réveillon de Noël, elle était arrivée la fleur au fusil, animée du désir que tout se passerait bien et puis, vite, toujours trop vite, la fleur s’était fait plomb avant de ressusciter en plume. Mitraillée à bout portant de toutes parts, elle avait été acculée à la riposte. Plus elle vieillissait et plus elle comprenait et pardonnait les évasions quotidiennes d’un père qui, dans la maison de la famille de sa femme, jamais, n’avait trouvé sa juste place. Pourtant, il avait essayé d’exister dans sa cuisine et dans sa chambre bureau que sa femme envahissait sans égards pour ses recherches généalogiques. Il souffrait de ne pas avoir un lieu à lui, rien qu’à lui, un lieu où il aurait pu vivre dans son désordre personnel, accrocher aux murs des peintures iconoclastes peintes par des Républicains espagnols, des peintures surréalistes telles cette toile figurant des masques trop vraies pour ne pas être des têtes tranchées, au milieu des restes d’un repas. Il souffrait du manque de vue dans cette maison de ville. Alors, il s’accrochait à ce figuier qui avait réussi l’exploit de pousser dans le béton de la cour intérieure. Il aimait en respirer le parfum sucré, l’été, par la fenêtre entr’ouverte de sa chambre. Il aimait le Rhône sauvage, le marché sur les allées, les bruits de couloir roulant le long des comptoirs des cafés.

hussard-sur-le-toit-1995-04-g.jpgLe grenier de la maison, une pièce immense avec une étonnante hauteur sous plafond, devait devenir son lieu, son univers, son bureau et sa bibliothèque, sa chambre et son refuge. Sur la mezzanine, il avait pris soin, au moment des travaux de restauration de la maison, de prévoir un coin cuisine. Il souhaitait ouvrir le toit et faire une terrasse à l’italienne. La vue donnait sur les tuiles des maisons. Il se voyait hussard sautant de toit en toit et fuyant un pays dévoré par une épidémie de choléra. Finalement, le manque d’argent et la maladie avaient empêché la réalisation du rêve d’un lieu idéal. Le grenier était envahi par des cartons méticuleusement étiquetés, dont le contenu avait été consigné dans autant de carnets noirs qu’il y avait eu de déménagements. Douze déménagements en plus de trente ans de nomadisation provinciale avec, parfois, des passages à Paris.

Londres.jpgNoël passé, elle avait pris l’habitude de quitter presqu’à la dérobée et surtout avant que le trio ne sorte du sommeil, la maison. Entre six heures et sept heures, elle tirait doucement la porte en bois bleu derrière elle.  La porte aurait pu être verte, comme l’espérance d’harmonie placée dans chaque début de séjour. Elle fuyait dans la nuit. Elle croisait des chats errants fouillant au milieu des poubelles éventrées, les musulmans sortant de la mosquée dont l’imam avait épousé une jeune chrétie
nne après qu’elle lui ait demandé, à genoux et le visage baigné de larmes, de la convertir à l’islam. Dans la maison de la presse, au bout de la rue à gauche, elle bavardait avec une ex londonienne, une native du département, ayant travaillé presque vingt ans outre-manche. Elle tirait le rideau de fer à 5 heures pour réceptioner toute la presse. Elle lui racontait qu’elle avait « son » habitué, un monsieur retraité venant acheter le « Midi Libre » à 5 heures passées de cinq minutes! Elle poussait la lourde porte de la boulangerie, s’enquérait de la santé d’un ancien pâtissier reconverti, la mort dans l’âme, en formateur et allait s’installer sur un des hauts tabourets du comptoir de la Bourse, l’institution locale. Denis, le serveur musicien s’affairait. On parlait des élections municipales à venir, du maire ayant remis sa démission au Préfet, avant de se dédire,  du recours du maire devant le Conseil d’Etat et de la décision des conseillers de la place du Palais Royal de confirmer l’arrêté préfectoral, du nouvel hôpital ayant coûte 35 milliards d’euros , des 44 % d’imposables, des retraités de l’ancien hôpital reconverti en maison de repos et délocalisé très loin à la sortie de la ville. Cette décision les avait privés du plaisir, aux beaux jours, de quitter l’enceinte de la maison de retraite pour aller disputer des parties de pétanque à l’ombre des platanes, s’assoir à la terrasse d’un café et déguster une suze ou un pastis en écoutant vivre la ville.

pont-saint-esprit.jpgLe jour se levait au-dessus des arches du pont. Les mémoires des splendeurs de la ville s’étaient perdues comme se perdaient les souvenirs des anciens. Parfois, une rafale d’un mistral glacial en soufflait une miette. Le Rhône était gros, agité, nerveux. Il ressemblait à un de ces taureaux camarguais élevés dans la nature sauvage du delta du Rhône. La force du fleuve était hypnotisante. Elle comprenait que des hommes et des femmes aient sauté par dessus les arches. Elle avait pu être tentée de s’y jeter, de voir, par elle-même si les silures y étaient aussi grosses que le racontaient les plongeurs archéologiques ou si, comme un héros de Tarascon, ils se perdaient en tartarinades. La blondeur de Joséphine avait toujours été plus forte. Pour elle, elle n’avait jamais été vraiment voir si, ailleurs, l’herbe était plus verte, les mères moins tristes, les pères moins torturés, les grands-mères moins possessives et les petites filles davantage libres d’être elles-mêmes.tartarin_de_tarascon_edition_collector_pathe_video.jpg

DSC_4371.JPGAvant de partir, de refermer pour plusieurs mois derrière elle, la porte en bois bleu de la maison où elle avait vécu cinq ans, où ses deux premiers enfants avaient un peu grandi, elle s’était réfugiée dans l’odeur réconfortante des vieux livres de la bibliothèque de ses arrières grands-parents. Cette lourde bibliothèque était un peu comme la base de son chêne. Les livres de quatre héritages familiaux y cohabitaient. Au coude à coude, sur les rayonnages, les Bas-Alpins et les Lorrains, les Provençaux et les Bretons auxquels étaient venus apporter un peu d’exotsime des Italiens, des Hollandais et des Allemands. Ses yeux s’étaient attardés sur les photos, les bronzes, le piano d’étude de sa grand-mère que sa mère se lamentait de ne pas arriver à restaurer. Lentement, elle avait refermé la porte du petit salon et, mentalement, dit au revoir à tous ceux qui avaient été veillés dans cette pièce et qui étaient enterrées dans le cimetière.

DSC_4373.jpgElle s’était promis, la fois prochaine, d’ouvrir la porte en bois bleue seule. Elle reviendrait seule et, ainsi, dans la maison, elle pourrait faire tout ce qu’une séjour en famille rendait impossible comme de se plonger dans les archives, les notes manuscrites, les correspondances, les albums de photos et faire vivre un monde qui, pour elle, ne devait pas mourir, qu’elle ne laisserait pas mourir, même si la société qui est la leur traite le passé avec hauteur. Ce monde ne mourait pas. La maison de leur famille continuerait à vivre et si, d’aventure, elle devait être vendue, elle ne serait plus là pour le vivre!

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Anne-Lorraine Guillou-Brunner