Mardi dernier, numéro trois est rentré à la maison avec sa première invitation à un anniversaire et numéro un avec son premier exposé à préparer sur Claude Monet. Numéro trois n’était pas peu fier de montrer son invitation illustrée avec la voiture rouge au sourire éclatant, vedette animée du film « cars ». Numéro un était enchanté à l’idée de se plonger dans la vie du grand peintre impressionniste. On a pris soin d’accrocher l’invitation sur la porte du réfrigérateur et d’écrire un mail à la maman du petit camarade de classe de numéro trois pour la remercier et l’assurer de sa présence aux cinq ans de son fils. On s’est tout de suite mis en quête de ce très beau livre retraçant l’histoire de la peinture européenne et offrant une présentation des grands peintres impressionnistes.
Le mercredi matin, tandis que numéro deux était à son cours de danse, que numéro trois jouait avec ses pirates playmobil, la maman s’installait dans son bureau avec sa grande fille. Numéro un avait pris place sur les genoux maternels. Devant l’ordinateur ronronnant, la mère et la fille avaient commencé par regarder des toiles de Claude Monet. La grande fille avait un faible pour « la pie » travaillée en classe. La maman aimait tout particulièrement « impression soleil levant ».
La maman avait montré à sa fille des images de la maison du peintre à Giverny. Elles avaient admiré les photos du jardin d’eau, du clos normand, des pièces de la propriété. La petite fille avait beaucoup aimé la salle à manger et la cuisine. On s’était amusés à compter le nombre de fleurs à admirer, dés le printemps installé, dans les allées du jardin. La Liste en dénombrait cinquante-six variétés. La petite fille avait cliqué sur les giroflées, les glycines, les tulipes, les pivoines, les lys et les iris, ses fleurs favorites. La maman avait alors raconté à sa petite fille le plaisir qui était le sien quand elle la portait, de sillonner, à vélo, les petits sentiers gardois et d’admirer devant les maisons, à mi-parcours du printemps, de magnifiques parterres d’iris.
La maman avait suggéré qu’on aille visiter la maison de Claude Monet quand elle serait à nouveau ouverte au public et, avant, de faire un petit tour du côté des musées parisiens exposant certaines de ses oeuvres. La maman avait ensuite offert à sa fille de lui lire une courte biographie du peintre et que cette dernière, la lecture achevée, lui dise ce qu’elle estimait important et souhaitait retenir pour le corps de son exposé.
Voici ce que numéro un a voulu conserver de Monet. Claude Monet est un artiste-peintre français impressionniste. Il est né à Paris en 1840 et est mort à Giverny en 1926. Il a été baptisé Oscar-Claude. (La maman a essayé d’expliquer à sa fille que cet élément n’était qu’un tout petit détail et qu’il n’était peut-être pas indispensable d’en parler mais la petite fille a tenu bon et la maman a renoncé. C’était l’exposé de sa fille, pas le sien !). Très doué pour le dessin et pas très bon élève, à l’école, il aime réaliser des caricatures de ses professeurs. Il dessine déjà des bateaux et des paysages. A la mort de sa mère, il quitte l’école et commence à étudier l’art. Sa femme lui sert souvent de modèle. Parmi ses toiles célèbres, on peut citer « la pie », « impression soleil levant », « terrasse à Sainte-Adresse », « le déjeuner sur l’herbe », « la promenade », la série des Nymphéas. A Paris, on peut admirer ses tableaux à Orsay, à l’Orangerie et à Marmottan. La petite fille n’a pas voulu parler de ce qui a fait la spécificité des impressionnistes par rapports aux peintres antérieurs car leur institutrice le leur a déjà expliqué.
Maintenant, la petite fille est fatiguée. La liste des mots invariables sera pour une prochaine fois. Avant de laisser Monet et numéro trois en paix, la maman lui parle de cette rétrospective Monet au Grand Palais, l’an dernier, qui a connu un tel succès que les derniers jours des visites nocturnes ont été organisées. Un oncle avait trouvé le courage de sortir de son lit au beau milieu de la nuit pour admirer l’œuvre de Monet.
L’exposé à venir sur Monet a donné à numéro un l’envie d’offrir à son institutrice un livret des toiles de son père auquel elle a demandé récemment si elles étaient connues dans le monde entier. Par ailleurs, elle assure elle-même la promotion d’une exposition à venir sans que son père en sache rien.
Dimanche, il fait enfin vraiment froid. Dans la nuit, le thermomètre a plongé à moins cinq degrés. Les brins d’herbe sont prisonniers du gel. Les vitres des deux voitures sont toutes blanches. On se décide pour une petite marche et un pique-nique. Avec numéro trois, il n’est pas raisonnable d’envisager de se promener plus de deux heures et, dans tous les cas, si le soleil brille, le vent le prive de son pouvoir réchauffant. Rapidement, dans le sac à dos jaune, rescapé du vol de la chambre numéro huit à Calcutta, on glisse une bouteille d’eau, un paquet de chips à l’ancienne, des petites tomates cerise tout à fait insipide en cette saison, deux pommes, un couteau Laguiole, des sandwichs, une tablette de chocolat noir et des serviettes en papier.
On se gare au bord de la rivière. Il est déjà presque midi. Avant même qu’on commence à marcher, numéro trois demande quand on va déjeuner ! La grosse boule de poils saute du coffre. Elle caracole en tête et revient régulièrement sur ses pas pour s’assurer que son troupeau ne se perd pas ! On va longer le lit de la rivière. Les enfants sont enchantés par les flaques d’eau gelée et s’amusent à les faire craquer sous la semelle de leurs chaussures. On observe les traces que les animaux ont laissées dans la terre humide : pattes de lapin et pattes de canard. Le sol est détrempé. Les pieds soulèvent des mottes de terre à chaque pas. La maman a l’impression de progresser en pleine taïga au début du printemps. Les arbres bourgeonnent. Numéro un tend à sa maman un joli bouquet de fleurs bleues. Numéro deux observe la mousse. Numéro trois coupe des bouts de bois. Un pont étroit permet de passer de l’autre côté de la rivière.
Comme on se demande où on va faire une halte pour pique-niquer, les filles décident que ce sera au cimetière. On pousse la porte verte. On s’installe sur un banc en grès gris-rose à l’abri du vent. Numéro trois se blottit contre son papa. Les filles vont manger leurs sandwichs tout en se promenant entre les allées du cimetière. Chacune décide d’élire sa tombe préférée. La préférence de numéro deux va à une tombe entourée de couronnes de fausses roses et flanquée d’une sainte sculptée. Numéro un, de son côté, jette son dévolu sur une tombe très ancienne sur laquelle les inscriptions sont si effacées qu’on ne peut plus lire les noms des personnes qui y reposent. La maman propose à sa fille d’y déposer le joli bouquet qu’elle lui a fait. La petite fille accepte avec joie et a une pensée pour toutes les personnes qui sont enterrées ici. Numéro deux demande si les personnes mortes sont vraiment dans les tombes et numéro un si on peut ouvrir les tombes. Quand a numéro trois, il s’exclame : « Je n’aime pas les gens morts ! ».
La maman profite de cette phrase de son fils pour changer de sujet. Elle sait pour en avoir déjà fait l’expérience que la question de la mort et plus encore de l’après peut être difficile pour numéro deux. La petite fille avait été très perturbée après que sa maman lui ait expliqué que seuls les esprits des personnes continuaient à vivre. La petite fille ne pouvait pas imaginer de vivre après la mort terrestre sans son corps. Et sans doute, était-il tout à fait impossible pour un enfant de cinq ans d’envisager une vie désincarnée. Cette conversation avait rappelé à la maman que sa grand-mère était très angoissée à l’idée de retrouver dans l’au-delà son mari mort à l’âge de trente-trois ans quand elle aurait l’apparence d’une femme de quatre-vingt-dix ans.
On quitte le cimetière. Déjà, sur la tombe abandonnée, le vent a soufflé plus loin les pétales bleus du petit bouquet. On prend d’assaut une colline, puis on se laisse redescendre en direction de la rivière et de la voiture. Avant de remonter dans le quatre-quatre paternel pour y abandonner, sur les fauteuils et le sol, mille et un souvenirs de cette promenade dominicale boueuse, les enfants se laissent glisser sur un toboggan. De plus en plus réfrigérée, la maman observe, en retrait, la scène. Comme tant d’autres, elle ne se lasse pas de l’insouciance des enfants, de leurs rires cristallins, de leurs joues, du bout de leur nez et de leurs oreilles rosis par le vent froid, du soleil hivernal qui fait briller leurs cheveux, de leur ancrage absolu dans la minute présente et de leur capacité à faire et refaire dix fois, cent fois, mille fois, la même chose sans se lasser.
A la maison, on se réchauffe devant le feu de cheminée. Les santons sont encore là. Il faudrait songer à les ranger dans la boite à chaussures après les avoir enroulés avec délicatesse dans un morceau de papier. Elle attend encore un peu. Même si elle n’allume plus les bougies parfumées devant la crèche, elle aime les savoir là, installés sur un lit de feuilles, séchées entre les pages gondolées de son vieux dictionnaire après que les enfants les aient ramassées, à l’automne, en forêt.
Lundi. Il fait encore très froid. Les moineaux et les mésanges se sont disputés tout ce qu’on avait suspendu à leur attention autour de la terrasse. Alors qu’entre deux rayons d’un centre commercial dédié à la consommation de masse, elle cherche des boules de graisse pour les oiseaux, elle songe à sa grande fille et à son exposé sur Claude Monet. Tout à l’heure, en rentrant, dans un arbre sans feuilles, elle prendra le temps d’admirer le costume noir et blanc d’une pie silencieuse.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Chère Anne-Lorraine,
Quel grand plaisir de te lire, il y avait un moment que je n’étais pas venue sur ton blog…
Quand je te lis…j’entends ta voix…..
Ton texte est superbe…et je t’y retrouve…
De toute mon amitié
Catherine