Chronique martiniquaise (1)

« Bon
Dieu ! Des grèves, dans un si petit pays ? N’est-ce pas
ridicule en même temps qu’inquiétant ? Pourquoi donc ? Pour
faire comme font les autres, là-bas, par-delà les flots de l’Atlantique,
pour marcher sur les pas égarés d’autres grévistes de France. Pour
s’associer à leurs funestes progrès, pour affirmer comme eux et aussi
ridiculement qu’eux ces droits de l’homme, du citoyen, du
travailleur, du prolétaire ».

 

Avant
le lever de rideau sur la pièce économique, sociale, politique et humaine qui
se joue sur les planches antillaises, ces quelques phrases tirées de
l’article rédigé en 1948, par le journaliste imaginaire du non moins
imaginaire « Les Antilles », organe de presse des blancs créoles
sorti tout droit de l’imagination de l’écrivain Raphaël Confiant[1]
auquel ont doit le premier dictionnaire créole martiniquais/français, paru en
2007 aux éditions de l’ibis rouge.

 

Les
conflits sociaux qui agitent les Antilles françaises depuis décembre 2008 , avec
barrages routiers, magasins pillés, commerçants obligés de baisser le rideau,
envoi en renfort de 3000 agents de la force publique, création d’un
conseil interministériel de l’outre-mer, coups de fusil à pompe sur des
gendarmes, mort, par balle, d’un syndicaliste guadeloupéen, associés à la
manière souvent tendancieuse dont les médias[2]
tant locaux que métropolitains couvrent les évènements récents, sans omettre les
phrases sulfureuses du vieux roi des produits laitiers de la Martinique dont
l’esprit vacille, ajoutés aux conversations de fond que j’ai eues avec
des représentants des différentes familles locales et d’Antillais
« de France » sont venus réveiller une tranche d’enfance de
quatre années passée en Martinique et nourrir ma pensée sur ce que vivent les
Antillais et sur le fait que les départements d’outre-mer devraient,
toujours, être observés avec attention par les membres des gouvernements
métropolitains oublieux, trop souvent, de ce que l’histoire et la
sociologie sont des disciplines incontournables pour qui ambitionne de mener
une politique de longue vue et non juste une politique politicienne, à visée
strictement électorale.

 

Je
m’empresse de préciser que chaque île vit les conflits au rythme et à la
lumière de son histoire humaine. S’il m’arrivera de me permettre
quelques généralités antillaises, je parlerai plus précisément de la Martinique
que je connais pour l’avoir vécue enfant et adulte avec le ventre, le
coeur et l’esprit. Les autres départements et territoires
d’outre-mer ont chacun leur spécificité et si les conflits sont toujours
aussi violents du côté de Point à Pitre, c’est pour des raisons que je
laisse à d’autres le soin d’expliquer. Mais sans doute
n’est-ce pas un hasard si la guillotine y a travaillé dur et n’a
jamais accosté sur les rives martiniquaises.

 

Une
chose est sûre : l’incendie s’étend. Il va d’une île à
une autre, d’un département à un territoire, porté par les alizés.
L’incendie pourrait bien faire tâche d’huile et s’étendre à
toute la
métropole. Un
homme politique français ne lançait-il pas,
très récemment : « les Antilles nous montre la voie ! ».
C’est peut-être un nouveau mai 68 qui se forme. Il en va des mouvements
sociaux comme des phénomènes climatiques observés en mer des Caraïbes : le
vent fort vire à l’avis de tempête et la tempête tropicale se transforme
en cyclone dont l’œil emporte tout…

 

Je
vous propose de mêler le présent au passé pour mieux anticiper le futur. Il
faut des clefs pour décoder les Antilles et la Martinique. Ces
clefs s’appellent histoire, lettres, politique, économie et femmes.

 

Mai
1974 : le quadra Giscard d’Estaing accède, en battant Chaban-Delmas,
poignardé par Chirac et, Mitterrand, aux ors élyséens. Juin de la même année,
en conseil des Ministres est signé le décret portant nomination, en Martinique,
d’un haut fonctionnaire, en charge de l’économie. Ce serviteur de
l’Etat français arrive en éclaireur. Il pose un pied sur le tarmac de
l’aéroport international du Lamentin, sur la troisième île du chapelet
que constituent les petites Antilles. Sa femme, enceinte de leur deuxième
enfant qui restera le second, est censée le rejoindre avec leur première fille
qui va avoir 5 ans. Cette première rencontre avec les Antilles est comme une
gifle, une gifle humide. Et puis, il y a cette impression d’un corps
lourd, comme celui d’un éléphant peinant à traverser un mur invisible.
Sociologue curieux, il se laisse emporter par « la charmeuse de serpents »
d’André Breton pour se donner une chance d’en comprendre toutes les
complexes vérités. Tandis qu’il apprivoise ce bout de terre perdue dans
la mer des caraïbes, sorte de confetti de carnaval, lui-même noyé dans
l’Atlantique, il s’active à trouver le meilleur obstétricien pour
sa femme et le prêtre le plus charismatique pour la célébration du baptême.

 

Peine
perdue : la compagnie nationale Air France interdit l’accès de ses
avions aux gros ventres. Ce refus absolu, opposé aux femmes entrées dans le
dernier trimestre de la grossesse, arrange sa femme qui, soyons honnêtes, doute
de la qualité des normes sanitaires locales. Elle accouche à Paris, deux jours
après la fin de l’été. Elle pleure beaucoup comme souvent les jeunes
accouchées. A 8000
kilomètres
de là, le mari, aussi, est malheureux. Il se
sent si loin. Il ne peut ni embrasser sa femme ni tenir dans ses bras son
enfant, son aurore. Par chance, il s’est vite fait de vrais amis dont le
fils d’une grande figure de la politique locale et un architecte, pilote
à ses heures perdues et avec lesquels il va découvrir les grandes et les
petites Antilles. L’immersion totale commande une initiation au rhum
agricole martiniquais qui se vante d’être le meilleur au monde ! Et
du rhum, il en faudra pour supporter que sa belle-mère s’offre un grand
plaisir, celui de l’appeler pour lui faire part de la bonne nouvelle car
Elle était là. Tandis que sa fille unique est seule en salle de travail et met
au monde sa fille, elle renonce à réduire en bouillis ce cafard qui se promène,
tranquillement, dans les couloirs blancs et longs comme un accouchement de
cette maternité parisienne. Ce n’est qu’à Noël que le haut
fonctionnaire sera de retour en métropole, fera enfin la connaissance de sa
fille et repartira avec toute sa famille.

 

Quelles
images, cet homme sang pour sang breton et cette femme parisienne moitié
lorraine et moitié provençale ont-ils des Antilles en général et de la
Martinique en particulier ? Cultivés, ils portent, à n’en pas
douter, sur elles le regard propre aux historiens et aux amoureux des belles
lettres. Comme leur mémoire est bonne, ils se rappellent que la Martinique a
été découverte en 1502 par Christophe Colomb et que la colonisation a commencé
en 1635. Au dix-septième siècle, elle est le fruit d’aristocrates
désargentés, attirés par ce Nouveau monde, puis, plus tard, de petits bourgeois
ne parvenant pas à se hisser socialement dans une société qui, si elle a connu
les rugissements révolutionnaires, a compté les têtes bleues tombées dans les
paniers, a accouché de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen,
a montré, en se donnant un premier consul puis un empereur corse qu’elle
n’avait été, finalement, que légèrement bousculée.  Au 17ième
siècle, les nouveaux arrivants s’empressent de faire place nette en
exterminant les Indiens qui ne peuvent pas être des hommes car seul est homme
celui qui est blanc et chrétien. Darwin n’est pas encore passé par-là.
Prenant exemple sur le modèle américain, les blancs vont contribuer à la
prospérité de la ville de Nantes en faisant venir des Côtes du Bénin, du
Biafra, du Nigeria, d’Afrique centrale, de Senne Gambie, de Sierra Leone,
de Côte d’Ivoire, du Liberia et du Ghana des esclaves par milliers. A
l’issue de guerres inter ethniques ou après des razzias, des Africains
sont vendus par leurs frères ennemis et condamnés à la déportation. Ils
« voyagent » dans des conditions épouvantables et ces conditions sont
invariables que l’on soit condamné à travailler dans les champs de coton
américain ou dans les plantations antillaises de canne à sucre. Arrivés sur la
terre ferme, ils sont vendus, une seconde fois, sur le marché aux esclaves par
les négriers, aux nouveaux maîtres de l’île.

 

Quand
en 1848, Victor Schoelcher rédige le décret d’application qui met fin à
l’esclavage, commence alors une nouvelle vague migratoire, celle des
Indiens de la région tamoule. Car, comme l’écrit Maurice Maindron, dans
« L’Inde du Sud[3] » :
« Mieux vaut émigrer aux Antilles ou aux Mascareignes avec femmes et
enfants, sous la garantie d’un contrat officiel, que de mourir
d’inanition au tournant d’un chemin et d’avoir pour
sépulture, la panse du chacal ». Ces Indiens seront appelés Coolies et Chapé
coolies. Ostracisés par les Noirs, ils batailleront pour préserver leur
panthéon hindou. Les noirs, eux, se livrent, en cachette, à des rites hérités
de la religion vaudoue. Michel Leiris se penchera sur ces rites de la
possession pendant laquelle l’homme danse et, brutalement, n’est
plus celui qui dansait mais un autre qui le possède et lui permet, ainsi, de
passer à autre chose. A la Martinique comme dans les campagnes métropolitaines
du Berry ou de la Mayenne, on en appelle à la magie noire ou blanche. En métropole,
on a des sorciers, en Martinique, on a des quimboiseurs. Sous toutes les
latitudes, le cœur de l’homme peut virer du rouge sang au noir, noir
comme la ville de Saint-Pierre, emportée en 1902 par l’éruption de la montagne Pelée et
dont le seul et unique rescapé sera un homme noir qui avait été emprisonné.

 

La
Martinique a pour le haut fonctionnaire et sa femme, les yeux d’une belle
créole, la fille d’un riche planteur : Joséphine Tascher de la
Pagerie, née à Trois-ilets et immortalisée par les peintres David et Gérard.
Joséphine, comme toutes les jeunes filles de son époque et de son rang, se
garde des rayons du soleil qui gâtent un teint qu’on veut de lait et de
rose. Un jour, nous raconte[4]
Michel de Grèce, Joséphine entraîne sa cousine et meilleure amie Aimée Dubuc de
Rivery dans la case où habite Euphémia qui a la réputation de dire
l’aventure qu’on voudrait toujours bonne. A Joséphine, elle annonce
qu’elle sera plus que reine. Quand Napoléon rencontre Joséphine, celle-ci
a perdu son mari, le vicomte de Beauharnais, guillotiné, et elle est mère de
deux enfants. Le Général victorieux succombe très vite aux charmes lascifs de
cette belle créole. Après s’être couronné lui-même, il posera sur sa tête
la couronne impériale. Comme Joséphine ne parvient pas à donner un aiglon à
l’empereur, ce dernier oriente la rédaction du Code civil de manière à
pouvoir adopter les enfants que Joséphine a eus de sa précédente union.
Aveuglés par la passion, et pour complaire à sa femme, il rétablira
l’esclavage. Si le lobbying est un mot entré récemment dans notre
dictionnaire, les femmes, depuis la nuit des temps, ont tiré, dans
l’ombre à laquelle les condamnait leur appartenance au sexe si faussement
faible, les ficelles.

 

C’est
grâce à ses souvenirs de la Martinique où il avait séjourné que Bernardin de
Saint-Pierre imagine, depuis la France de la fin de l’Ancien Régime, les
aventures exotiques de Paul et de Virginie. La Martinique est une terre littéraire
riche car nourrie aux seins de trois continents. L’amour des lettres
s’y mêle souvent à celui de la cité. De 1974 à 1978, le haut fonctionnaire et sa
femme auront plus d’une fois l’occasion de s’entretenir avec
Aimé Césaire, une des figures les plus marquantes de l’histoire moderne
martiniquaise. Il leur racontera que son grand-père pouvait
s’enorgueillir d’avoir été le premier instituteur noir de
l’île et que sa grand-mère était instruite à une époque où les femmes
noires étaient tenues dans l’esclavage de l’ignorance, que son bac
en poche, il s’était liée, au lycée Louis le Grand, d’une amitié
éternelle avec le futur président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor,
qu’il avait, avec d’autres, fondé «l’étudiant noir »
dans les colonnes duquel apparaîtrait pour la toute première fois le concept de
négritude.

 

Suite à venir…



[1]
La panse du chacal, Ed. Folio, p. 77, 2004.

[2]
Voir les phrases extraites des 57 minutes du documentaire « Les derniers
maîtres de la Martinique », réalisé par Romain Bolzinger pour le compte de
Canal+.

[3]
Cité par Raphaël Confiant, « La panse du chacal », p.12.

[4]
« La nuit du sérail », Folio, 1982.


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