Hier soir, quand elle referme la porte d’entrée, la nuit est tombée depuis longtemps. Le grand froid sec, les mares gelées, les restes de neige accrochés sur les bas-côtés ne sont déjà plus qu’un lointain souvenir. L’air est saturé d’humidité. Les semelles des chaussures s’enfoncent dans l’herbe spongieuse. Avant de partir, elle embrasse les siens, sa sainte famille. Sur le lit de numéro un, ils sont tous rassemblés. Au milieu, adossé contre le mur de la chambre, le papa tient dans sa main l’histoire d’Epaminondas. Elle a été choisie par numéro un. Numéro trois s’est octroyé la place du roi : il est assis sur les genoux paternels. Numéro un et numéro deux encadrent leur papa. Numéro un essaie de ne pas manger ses ongles et numéro deux suce son pouce tout en triturant son reste de doudou. Depuis l’entrée, la grosse boule de poils ne perd rien des aventures du petit Africain rêveur. Elle se penche au-dessus de chacun pour déposer un baiser sur sa joue. Numéro trois fait mine de pleurer. C’est si rare qu’elle s’en aille ainsi, le soir, en milieu de semaine. Elle se fait une joie de cette soirée à venir. Elle a dans ses bras ce petit banc sculpté rapporté de Guyane par les parents de sa plus ancienne amie d’enfance. Elle a noué autour de ses épaules, ce plaid en mohair bleu ciel qui appartenait à sa grand-mère et qui tient si chaud.
A la campagne, les nuits sont vraiment noires quand les nuages empêchent les étoiles d’éclairer les champs. Quelques lapins détalent à son approche. Une vieille chanson d’Etienne Daho envahit l’habitacle et la renvoie en quelques secondes au tout début des années lycée. Elle ralentit. Elle a repéré la maison sur la gauche. Elle se gare sur le côté. Des photophores brillent devant une fenêtre telles de grosses lucioles. Devant la porte de la maison, deux fumeurs s’administrent gaiement leur dose de nicotine. Elle se dirige vers le couple qui, ce soir, les accueille. Elle connaît l’hôtesse depuis cinq ans. Elle a été la première institutrice de numéro un quand elle est entrée à l’école maternelle. Son mari et elle sont des amoureux de théâtre et, depuis qu’ils se connaissent, ils vivent cette passion commune au sein d’une troupe qui donne, tous les ans, une nouvelle pièce. Les meubles du salon ont été poussés pour recevoir assez de chaises pour une vingtaine de personnes. Dans le fond de la pièce, installée à une petite table ronde, la comédienne professionnelle qui va donner la lecture est plongée dans son livre. Tout à l’heure, quand l’assemblée sera au complet, elle va les prendre par la main, par les oreilles et les plonger dans un roman de Tatiana de Rosnay « le cœur d’une autre ».
Le maître des lieux lui offre d’installer son petit banc à côté de la cheminée. Un gros chat en terre cuite semble apprécier la place. Un peu avant neuf heures, les lumières sont tamisées. La comédienne leur rappelle rapidement le principe de ces 1000 lectures d’hiver soutenu depuis six ans par la région Centre. De décembre à Mars, plus de quatre-vingts comédiens professionnels sillonnent la région et vont faire découvrir des auteurs français ou étrangers mais vivants à des petits groupes de personnes. Il s’agit non seulement de faire découvrir un auteur et un de ses livres mais, également, de créer du lien entre les êtres. Une sorte de veillée contemporaine quand les jours sont courts, les nuits longues et le besoin de chaleur humaine fort.
La comédienne commence. Elle a une belle présence, une voix ample et profonde, typiquement une voix retravaillée par la fumée des cigarettes, une voix pour radio de jazz. Quand elle lève la tête, ses yeux bleus vont rencontrer ceux de l’une ou l’autre des personnes assise dans l’assemblée. Elle est mince avec des mains puissantes, une ossature solide. Elle porte des bottes cavalières et, parfois, noue en un chignon qui se défait rapidement ses cheveux naturellement ondulés qu’elle porte longs. Ancienne Parisienne, elle a élu domicile voici douze ans dans un petit village des environs. Comme à chaque fois qu’elle va au théâtre, elle a une pensée à la fois tendre et émue pour sa soeur, la magnifique balladine de la famille. Elle sent son coeur qui se serre et la colère qui l’enserre en songeant que le talent est, loin s’en faut, gage de réussite au pays des Arts.
Elle les emmène dans l’histoire qu’elle a choisie pour eux. A la première page du roman, un passage fait sourire l’assemblée : « J’avais les habitudes lugubres d’une vieille fille ; ces vieilles filles velues à bouillottes qui se parlent seules à voix basse, qui portent des chaussettes de laine pour dormir et leur Damart même quand il fait chaud. Rien de tragique, pourrait-on dire. Rien d’extraordinaire. Cependant – hélas ! -, il s’avère que je suis un homme ». Donc, le héros est un homme, âgé d’une quarantaine d’années, divorcé, vivant seul, père d’un fils de dix-neuf ans et peu intéressé par le genre humain. Il apprend que l’état très critique de son cœur nécessite une transplantation. Il se met à attendre, jour après jour, ce nouveau cœur qui lui permettra de continuer à vivre. Après l’opération, son fils l’emmène en Italie. Ils logent dans une pension située au-dessus de Florence et appartenant à un couple d’Anglais. Petit à petit, il a le sentiment que sa nature change. Il se découvre une passion pour la peinture et un véritable amour pour un des peintres du Quattrocento, Paulo Uccelo. Il acquiert l’intime conviction que toutes ces modifications, dans son caractère, dans ses goûts, sont liés à ce nouveau cœur qui bat dans sa poitrine. Dés lors, il fera tout ce qui est humainement possible pour contourner le principe de l’anonymat des dons et découvrir l’identité de celui qui lui a fait don de son cœur.
La comédienne referme le roman. Une heure s’est déjà écoulée. Elle s’arrête après que le héros ait rencontré le médecin qui a réalisé la transplantation cardiaque et que ce dernier lui ait exposé les raisons qui font qu’un cœur, pour lui, n’a pas de mémoire. Elle ne lira pas tout. Il reste encore plus de la moitié de l’histoire à découvrir. Elle les laisse sur leur faim car il lui semble impossible de faire l’économie de certains passages.
Dans la salle, la maman qui est assise sur le banc en bois sculpté ne s’attendait pas du tout à ce que le roman porte sur les dons humains. Cette histoire la replonge de plain pied au beau milieu de sa thèse de droit. Elle repense à tous ces parlementaires, transplanteurs, préleveurs, patients qu’elle avait rencontrés pour essayer d
e se forger sa propre opinion. Elle prend la parole pour dire que le principe de l’anonymat des dons lui semble fondamental pour préserver l’équilibre psychologique du donneur. Une fois encore, elle mesure combien les grands principes juridiques qui encadrent les dons d’éléments et produits du corps humain sont mal connus. On l’interroge. Elle donne des réponses.
Les hôtes enlèvent les chaises et installent une grande table en bois. Place aux échanges en petits comités autour d’une part de gâteau et d’un verre de cidre. La conversation continue de porter sur les dons d’organes et sur la psychologie des donneurs. On parle du principe du consentement présumé, de l’attitude des familles confrontées à la question du don, du registre informatisé des refus, des évolutions apportées par la nouvelle loi adoptée en juillet 2011.
Elle jette un regard à la pendule du salon. Il est onze heures et demi passés. Il ne reste plus qu’une poignée de personnes. Comme elle craint de se métamorphoser aux douze coups de minuit, elle remercie chaleureusement la comédienne, leurs hôtes, embrasse ceux qu’elle connaît et s’en va dans la nuit. La nuit est si noire qu’elle peine à ouvrir sa voiture. Aucune étoile dans le ciel mais la voix d’Etienne Daho pour l’accompagner sur le chemin du retour. Quand elle franchit le pas de la porte, sa voiture ne s’est pas transformée en citrouille mais elle a oublié quelque chose de précieux devant la cheminée. Ce n’est pas une pantoufle de vair mais son petit banc de bois sculpté. Deux jours plus tard, l’assistante de numéro trois lui souffle que sa maîtresse voudrait la voir. Elle s’attend à ce que numéro trois se soit battu avec un petit camarade mais non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit et d’ailleurs son fils le lui a dit : il écoute en classe et il ne se dispute plus avec les petits copains dans la cour de récréation. La maîtresse lui tend son petit banc ! Elle est allée embrasser son amie et collègue et cette dernière le lui a remis. En quittant l’école avec son petit banc sous le bras, elle ne peut s’empêcher de songer à tous ces souvenirs qui sont allés s’incruster dans les sculptures du bois. Il a une mémoire, c’est certain !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
As tu entendu parler de l histoire de Charlotte Valendrey et son livre ‘de coeur inconnu ‘? Bises