Ce qui se passe me semble presque impossible. Faut-il que je me pince, avec force, le bras pour m’assurer que je ne rêve pas ? Mon mari et moi sommes installés dans la voiture pour une grande respiration de quatre jours à Paris et les fauteuils, à l’arrière, sont inoccupés. Un silence à la limite de la normalité règne dans l’habitacle. Ni rires ni cris. Tsf peut dérouler son programme, cent pour cent jazz, sans être couvert par les improvisations de notre trio en herbe. Les enfants sont restés à la maison. C’est leur grand-mère maternelle qui va veiller sur eux. Cela fait exactement deux ans et demi que nous n’avons pas eu le loisir de nous retrouver en tête à tête plus de quelques heures. Nous avons conscience qu’avec trois jeunes enfants s’évader devient un luxe suprême et que la possibilité d’une telle échappée, à deux, dans la durée, ne se représentera pas avant longtemps. Nous sommes fermement décidés à en profiter le plus possible et renouer avec une multitude de petits bonheurs oubliés, le plus souvent associés à la possibilité de se recaler sur son propre rythme.
Comme des millions d’autres parents, nous ne savons plus ce que c’est de paresser au lit sereinement sans être réveillé par l’un ou l’autre des enfants, sans se culpabiliser parce que les week-end, le petit dernier doit attendre en moyenne une demie heure quand ce n’est pas une heure son biberon, savourer un petit-déjeuner dans le calme, c’est-à-dire boire son thé ou son café chaud sans avoir à couvrir de beurre, de confiture ou de nutella des tartines ou remplir des verres de jus d’orange tout en ayant le troisième œil (vous savez celui qui se cache dans la chevelure des mamans) fixé sur la pendule de la cuisine, prendre un apéritif à l’heure chaude celle du devoirs/bains/repas/lavage de dents/histoire (pas toujours petite !)/baisers, câlins et confidences. Bref, nous allons renouer avec la vie qui fût la nôtre avant de fonder une famille !
Dans la voiture, ma tête résonne encore de toutes ces recommandations d’une mère à une grand-mère : les poids des enfants en cas d’administration d’aspirine ou de paracétamol, le lieu ou dégoter turbulette ou draps si les enfants succombaient, à leur tour, à l’épidémie galopante de gastro-entérite, la bouteille d’eau pour le cours de gym de Céleste, le code de la porte d’entrée de la crèche de Louis, le livre de Victoire à rapporter à l’école, le jeudi, dans son petit sac à fleurs, les vêtements et chaussures de sport de Céleste, à glisser dans son cartable, en vue du brevet d’endurance.
Ma mère me dit dix fois de ne pas m’inquiéter. Nous pouvons partir en paix. Tout va bien se passer.
Au début, je pensais avoir du mal à décrocher mais j’y arrive en un temps record. Les enfants ne me manqueront pas. Installés en plein cœur du cinquième, nous usons les semelles de nos chaussures sur les trottoirs gris de Paris. Les sans domiciles fixes sont de plus en plus nombreux. Il fait froid, chaque jour, un peu plus. Nous ne verrons qu’une seule fois, le soleil envoyer des reflets roses et rouges sur les hautes fenêtres de la tour Montparnasse. Ces quatre jours passent vite, trop vite. J’essaie de m’accrocher à la minute présente sans penser à demain. Ce séjour parisien, ce sera, avant tout, la joie d’être tous les deux et de vivre sans contrainte dans une ville, toujours la même et toujours une autre. Dans ma tête se constitue, presque à mon insu, un album photos.
Au jardin du Luxembourg, près du bassin circulaire où, les jours d’école, ne navigue aucun bateau, un malheureux s’est endormi assis sur une des chaises vertes. Entre ses pieds perdus dans d’énormes godillots sans lacet, repose une boite de sardines vide. Sous son pull disparaissent ses deux mains plaquées directement sur la peau du ventre pour les réchauffer. Au pied de Notre Dame, deux cygnes remontent tranquillement la Seine. On dirait qu’un groupe de mouettes leur ouvre la voie. Aucune péniche ne vient troubler leur promenade hivernale. Dans la cathédrale, des touristes venus des quatre coins du monde glissent, dans une immense boite en plexiglas, des messages de paix. Sur l’un des flancs de l’hôtel de ville, un trio de Japonais, manifestement tout à sa joie d’être à Paris, attend derrière nous pour y découvrir le regard du merveilleux photographe Izis sur le monde qui l’entoure.
A la galerie 88, le propriétaire n’a pas changé depuis vingt ans. L’ambiance y est toujours aussi chaleureuse, la lumière magique et le taboulé libanais. La décoration faite d’un mélange d’objets africains et asiatiques est comme une invitation au voyage au long cours et un retour à celui que nous avons eu la chance d’entreprendre voici bientôt dix ans. Samedi soir, au théâtre Marigny, Philippe Stark passe devant nous. Je ne l’avais pas reconnu. Edouard Baer arrive, entre deux monologues étincelants, à faire référence à ses lustres. « Miam Miam » satisfait notre appétit pour les esprits légers, fins et intelligents. Dans le Marais, entre rue Rambuteau et rue des Francs-bourgeois, toutes les boutiques sont ouvertes. Ici, le dimanche n’est plus chômé depuis au moins vingt ans. Les Parisiens profitent des ultimes démarques. Une fois encore, nous ne goûterons pas les folies sucrées de la pâtisserie Berko : trop de gourmands et des serveurs parfaitement antipathiques.
De l’exposition « les enfants modèles », je retiendrai une toile de Maurice Denis « la boxe » et, aussi, le travail original et haut en couleur du père de Jean-Marie Rouart et de Françoise Gillot. L’exposition est globalement décevante et, après travaux, l’Orangerie ne ressemble plus à rien, si ce n’est à une sorte d’immense entrepôt au charme spartiate. Les Nymphéas ont été rendus à la lumière naturelle mais à quel prix ! Sur la place de la Concorde, la grande roue est en voie de démantèlement. Boulevard des Italiens, nous naviguons entre placardages d’immenses affiches du film « Océan » et conservatisme bourgeois des façades des sièges sociaux des grandes banques françaises.
Le séjour est déjà fini. Nous rentrons chez nous. Tout s’est merveilleusement bien passé entre les enfants et leur grand-mère. Le trio est heureux de nous retrouver. Céleste et Louis se jettent dans nos bras. Victoire, elle, nous dit à peine bonjour. Elle n’a qu’une idée en tête nous montrer ses photos de classe dont elle est très fière. Il nous faut, à nous, parents, un peu de temps pour rentrer à nouveau dans le rythme trépident qui est le leur. En les mettant au lit, je constate que les cartes que nous leur avons adressées de Paris siègent en bonne place dans leur chambre respective.
Une chose est sûre : nous n’attendrons plus deux ans et demi avant de nous évader à nouveau. Même l’espace de quarante-huit heures, ces pauses parentales me semblent indispensables au bien-être de toute la famille !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner