« Et si on faisait un potager ? » C’est un papa qui vient de poser cette question à ses trois enfants. « Oh oui ! » répond d’une seule et même voix le trio. Un peu en retrait, la maman assiste à la conversation. Bientôt huit ans qu’ils ont quitté la ville pour la campagne, et toujours pas de carré potager dans leur jardin ! Ils ont manqué de temps, de courage, d’envie réelle. Quand ils sont chez leurs grands-parents paternels, quelque part dans la plaine de la Dômbes, les enfants aiment occuper la fin des longues journées d’été dans le potager. Le travail est agréable, c’est celui qui consiste à récolter les produits de plusieurs mois de soins journaliers. Les enfants adorent couper les pieds des salades aux feuilles craquantes, ramasser les haricots verts, les courgettes grosses comme des trombones, tirer à deux mains sur les fanes des carottes, les feuilles vertes des poireaux, déterrer les pommes de terre et les oignons. Entre deux arrachages, ils se réconfortent avec une belle poignée de tomates cerise gorgées de soleil sucré mélangées à des framboises, des groseilles et des fraises.
La plante des pieds couverte de terre, le dessous des ongles noirs, ils passent la porte de la cuisine et offrent, triomphants, le contenu de leurs paniers à leur papi grand maître des soupes en général et du minestrone en particulier. Ramassage et cueillette s’effectuent sous le haut patronage d’une mamie prête à tout pour faire plaisir à ses petits-enfants. C’est ainsi qu’elle les a autorisés à déterrer, en une seule fois, toutes les carottes du potager. Le papi avait été affolé devant la quantité de légumes et c’était demandé ce qu’il pourrait en faire. Ce jour-là, ils avaient tous beaucoup ri, sauf le papi qui avait lavé, découpé et congelé des kilos de carottes ! Il aurait pu en donner à monsieur Lapin après que ce dernier se soit fait croquer le bout des oreilles par un renard. Il n’y avait pas pensé. Les enfants non plus.
Peu d’enfants réalisent vraiment la quantité de travail nécessaire à l’entretien d’un potager et cette activité peut être l’occasion de les familiariser avec des verbes tels que « biner », « sarcler », « buter », des mots communs comme « paillage », « binette », « pioche », « bêche », « fourche-bêche », « serfouette », « griffe à dent », « plantoir ». C’est aussi se réjouir de cuisiner et de goûter ce qu’on a vu grandir sous ses fenêtres, jour après jour.
C’est décidé ! La famille aura son potager. Même la grosse boule de poils semble satisfaite et se laisse emporter par l’enthousiasme des enfants et de leur papa. La maman, elle, a prévenu : il ne faut pas compter sur elle pour plonger ses mains dans la terre. Bizarrement, si elle aime malaxer de la pâte, mélanger des préparations aux ingrédients absolument effrayants pour des pâtés comme de la gorge de porc, expurger l’eau des épinards en les écrasant entre ses mains, déveiner à la pince à épiler des lobes de foie, elle n’aime pas le contact avec la terre des jardins et elle aime encore moins avoir les ongles noirs. Cela lui déplait autant que le contact avec la craie blanche des tableaux des salles de classe de son enfance et le sable grossier des bacs des jardins municipaux. En revanche, elle se fera une joie de cuisiner les produits du jardin !
En ce deuxième jour de ce très long week-end de la Pentecôte, toute la famille part acheter de quoi créer son premier potager. On prend un grand caddy dont le fond plat fait penser à ces barques qui évoluent doucement sur l’eau verte des canaux du marais poitevin. Pas d’écrevisse entre les rayons mais toutes sortes de variétés de tomates qui affectionnent la terminaison en « a » : « Roma », « Sanzana », « Dona », « Alambra », « Cobra ». On choisit de la Roma, et de la grappe. On oublie la cerise. On prend quelques plants de concombres et d’aubergines. On fait l’impasse sur les poivrons et les courgettes. On ajoute des sachets de graines de radis, de carottes et de fenouil. Sur les sachets, on voit le visage souriant d’un vieux monsieur à grosse barbe blanche portant sur sa tête un chapeau de paille. C’est sans doute idiot mais cela donne confiance ! Dans la famille « salade », on demande de la roquette, de la romaine et de la feuille de chêne. On termine avec les plantes aromatiques : persil plat et frisé, basilic à grandes et à petites feuilles, aneth, thym citron et romarin. Le caddy est plein. Les enfants exultent.
De retour à la maison, un papa plein de courage enfile sa tenue de jardinier et s’attaque au carré potager. Ce n’est pas rien de retourner de la terre et quand cette dernière a été recouverte de pelouse, impossible d’y faire passer un motoculteur. De l’autre côté de la haie, la voisine et son fils transpirent, eux aussi, au-dessus de leur potager. Ils prodiguent encouragements et conseils au père-jardinier. Les enfants observent la scène depuis le trampoline où ils sautent aussi haut que possible.
Maintenant que le papa a déjà retourné quelques bandes de terre, les enfants sont réquisitionnés pour aller remplir la brouette de ce magnifique terreau naturel, issu d’années de macération et de décomposition de feuilles et de gazon tondu. Ils le trouvent au fond du jardin, à l’ombre du prunus. L’endroit plaît tout particulièrement à une famille de lapins que la présence de la grosse boule de poils n’empêche nullement de croître et de multiplier. Les enfants déversent le contenu de la brouette sur les bandes de terre. Ils retirent les cailloux, les morceaux de bois. Ils tassent la terre en sautant à pieds joints. Pendant ce temps, le papa récupère et la maman observe la scène avec amusement depuis la fenêtre de son bureau.
Dans une première bande de terre, le papa et le trio replantent pieds de framboisiers et de fraisiers. Dans le prolongement, ils installent les plantes aromatiques et une lavande. Ils repiquent pas moins de cinquante-huit salades sur trois bandes. Les tomates sont mises en terre au plus près de leur tuteur argenté. Les concombres et les aubergines se partagent la cinquième rangée. Enfin, le papa et les enfants sèment les graines de radis, de carottes et de fenouil que la maman accommode cru, cuit, grillé, en soupe ou en salade. La journée touche à sa fin. Ils admirent leur travail. Ils sont heureux et fiers, sales et collants. Le papa en a plein le dos et les paumes des mains. Les enfants retournent sur le trampoline.
Même si elle n’a pas directement participé à la mise en place de ce premier potager familial et expérimental, la maman a tout suivi. Elle a repensé avec plaisir à ses propres souvenirs potagers. Enfant, elle en a eu deux. Le premier s’épanouissait sauvagement dans le climat tropical de la Martinique. Tout poussait si vite et bien qu’elle pouvait croire avoir les doigts verts. Le second prospérait dans la Sarthe dans une atmosphère qui n’avait plus rien ni de chaud ni d’humide. Mais, elle avait de magnifiques radis, de la ciboulette et des pommes de terre. Parfois une vache venait se perdre au milieu des framboisiers et la propriétaire se précipitait pour sauver ses rêves de confiture. Dans un français parfait pour une Anglaise veuve d’un hobereau sarthois, elle invectivait la bête éprise de pop art qui lui jetait des regards énamourés.
Tous les matins, un papa arrose le potager et tous les soirs les enfants vont constater les changements intervenus en une journée. Les fraises et les framboises sont encore blanches. Les radis et les carottes poussent leurs queues en direction du prunier. Les salades gagnent en rondeur. Les tomates grimpent et les lapins ont trouvé, sans plan, le chemin des plantes aromatiques. Ils ont mangé les feuilles tendres de l’aneth.
Ce potager ne sera pas borné. On n’y mettra ni bouillie bordelaise ni engrais chimiques. On l’arrosera régulièrement, le matin de préférence et on pensera, peut-être, à ôter les gourmands sur les plants de tomates. Une chose est sûre et certaine : si les cinquante huit salades arrivent à maturité en même temps, on pourra inviter tous les voisins dans un rayon d’un kilomètre !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner