Alors que la Grèce se rapproche à grands verres d’Ouzo de la sortie de la zone euro, et que François Hollande est à la veille de son investiture, il a presque gelé ce matin. Elle le sait sans avoir besoin d’ouvrir les volets, d’emplir ses poumons d’air frais. Elle le sait car depuis plus de quinze minutes, leur voisin qui appartient à la France qui se lève tôt, fait tourner le moteur de sa voiture. Les volets en bois vert s’ouvrent sur un ciel bleu que ne contrarie aucun nuage. Les fenêtres de sa voiture sont troubles de buée. Un air froid s’invite dans la chambre, de même qu’une délicieuse odeur d’herbe fraîchement coupée laissée à sécher au soleil. Un coucou chante, caché dans les hautes branches du sapin. Les rosiers sont couverts de boutons. Les pivoines devraient bientôt s’ouvrir.
Hier, un papa et ses deux apprentis jardiniers ont planté des pieds de framboisiers offerts par une amie, ainsi que des fraisiers achetés l’an passé restés dans des corbeilles en osier et un viorne obier plus communément appelé boule de Noël. Puis, le petit garçon a eu la patience de demeurer deux heures à côté de son père tandis qu’il réparait l’automatisme du portail.
Ce matin, numéro trois s’amuse à se cacher dans les plis de la couette. Du fond de son lit, numéro deux appelle. Elle veut savoir s’il fait beau, s’il fait chaud, si elle peut enfiler une des ses jolies robes d’été, la framboise maquillée de motifs bleus et oranges qu’elle a reçue pour son anniversaire. Elle veut que sa maman lui fasse deux tresses africaines, rebaptisées par les enfants, tresses de princesse.
Une semaine, déjà, que numéro un est parti avec sa classe à Combloux. Son frère a demandé quand elle allait rentrer. Sa sœur ne trahit aucun signe de manque. L’absence d’un frère ou d’une sœur n’est pas vécue de la même manière quand on se retrouve seul entre ses parents ou si on a, avec soi, un autre membre de la fratrie. Le soir du départ de numéro un, numéro deux demandait l’autorisation de se glisser dans son lit. Numéro trois était enchanté. Il n’avait pas envie d’occuper la chambre tout seul. Le soir, en revanche, il est un peu déçu car, contrairement à sa grande sœur, sa moyenne sœur refuse de lui raconter des histoires.
Depuis que numéro un est parti, les parents, tous les soirs, vont lire les commentaires laissés par la maîtresse sur les activités de la journée et découvrir quelques photos. Tous les soirs, également, ils composent le numéro du « fil rouge parents ». Les enfants, par groupe de quatre, y laissent des messages qu’ils ont préalablement rédigés. Certains parlent avec énormément d’aplomb, sans marquer la moindre hésitation, en y mettant le ton. D’autres, émus, timides, peinent à lire leur petit texte, trébuchent sur les mots, se reprennent. On sent que l’exercice leur coûte. On devine un cœur qui bat vite, une gorge nouée et le soulagement, la longue expiration quand c’est terminé.
Les enfants pratiquent l’escalade, l’équitation. Ils visitent de vieux chalets dans lesquels ont été reconstitués les intérieurs tels qu’ils étaient au dix-neuvième siècle. Dans une fromagerie, ils s’essaient à la fabrication du fromage. Ils apprennent également à faire du pain. La photo qui fige une tablée d’enfants dégustant pain et fromage faits maison est assez amusante. Devant les fromages, ils ont des mines dégoûtées ! Les enfants marchent beaucoup : pour aller poster leurs lettres dans le cœur du village, atteindre un glacier. Le soir, les veillées semblent très animées. La famille a reçu, au début du séjour, une lettre de la petite fille avec un dessin représentant des montagnes, un chalet et des sortes de cœurs avec des jambes.
Hier soir, pour la première fois, elle a senti poindre, dans le dernier message laissé par les enfants, comme un manque des parents, de la maison. Son aînée lui a confié, récemment, que lorsqu’elle était partie la première fois avec sa classe, en dernière année de maternelle, la nuit venue, étendue dans son lit, elle avait le cœur gros et qu’il lui arrivait de pleurer, mais en silence, pour que les autres petites filles n’en sachent rien. C’est toujours le soir que les enfants peuvent se sentir loin de chez eux. C’est à ce moment-là que le manque des parents peut se faire ressentir, qu’on peut avoir du mal à s’endormir sans ce baiser à la fois tendre et rassurant de son papa ou de sa maman, ces instants de tendresse privilégiés. Ces dans ces moments-là, alors, qu’on grandit et qu’on devient plus fort en apprenant à puiser en soi les ressources nécessaires pour se rassurer.
Elle aussi, maintenant, après une bonne semaine, elle ressent une pointe de manque. Elle est heureuse que sa grande rentre mercredi matin. Elle ira l’attendre à 6h45 sur ce parking si humide le jour de leur départ. Si la météo ne se trompe pas, il ne devrait pas pleuvoir ce matin-là mais faire très froid pour une mi-mai. Déjà, elle voit le beau regard de sa grande fille, la douceur dans ses yeux, son sourire qui fait fondre. Elle s’imagine la serrant contre elle. Après huit heures de voyage nocturne, elle ne la noiera pas de questions. Elle la laissera raconter si elle en a envie. Quand les graviers de la cour crisseront sous les pneus, elle imagine un papa ouvrant la porte d’entrée, talonné par la grosse boule de poils. La petite fille sautera au cou de son papa tandis que le chien s’unira à la gaieté de leurs retrouvailles. En revanche, elle ne sait pas du tout comment numéro deux et numéro trois se comporteront avec numéro un. Cependant, elle croit pouvoir dire que numéro deux sera dans la retenue quand numéro trois sera plus démonstratif.
A peine rentrée, une bonne odeur rappellera à la petite fille qu’elle aura rapporté de son séjour, comme presque tous les élèves de sa classe, différentes variétés de fromages. A sept heures du matin, ce sera encore un peu tôt pour déguster de la tomme, de l’abondance ou du beaufort. On attendra le soir !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner