Eté 1984. Elle aura bientôt quinze ans. Hormis des séjours linguistiques en Allemagne, c’est son premier voyage sans les siens. Elle va séjourner quinze jours en Grèce avec un couple d’amis de ses parents et leurs trois filles. La Grèce, un pays qui la fait rêver depuis longtemps. Un pays qui occupe une place de tout premier ordre dans cette famille qui compte un remarquable helléniste et une grand-mère qui a eu l’immense privilège d’écouter, depuis les gradins du théâtre antique d’Epidaure, Maria Callas répéter « Norma ».
Comme la plupart des adolescents de son âge, elle a adoré plonger dans la mythologie et découvrir les aventures extraordinaires des dieux de l’Olympe et de leur grande progéniture. Enfant, elle a été très impressionnée par le département dédié, au Louvre, aux antiquités grecques, étrusques et romaines. Dans sa famille où on aime autant le cinéma de Visconti ou de Costa-Gavras que celui de Gérard Oury ou de Philippe de Broca, elle a ri du voyage de noces en Grèce plein de rebondissements du commissaire de police, Lise Tanquerelle (Annie Girardot) et du professeur de Grec, Antoine Lemercier (Philippe Noiret). C’est dans ce film « on a volé la cuisse de Jupiter » qu’elle découvre, pour la première fois, des images des monastère des Météores.
Elle a presque quinze ans et la Grèce est déjà inscrite en elle. Par ailleurs, sa mère, pour moquer, parfois, son tempérament jusqu’au boutiste, la taxe d’Antigone ! Si Athènes et son Acropole la laissent de marbre, même au lever du soleil, elle est éblouie par le site du Cap Sounion et comme des millions de visiteurs avant elle, elle observe la signature de Lord Byron gravée dans l’une des colonnes du temple de Poséidon. En Grèce, passé et présent sont si étroitement imbriqués, qu’elle ne serait pas surprise de voir surgir, des eaux claires de la Méditerranée, le dieu de la mer armé de son trident donné par les Cyclopes pendant la titanomachie.
Elle traverse ces quinze jours de voyage comme s’il s’agissait d’un rêve éveillé. A Corinthe, elle se rappelle qu’en 147 avant J-C, le sac de la ville par les Romains marque la fin de la Grèce libre. A Epidaure, devant le théâtre, elle imagine les concours disputés par les pèlerins en l’honneur du dieu médecin Asclépios. A Thirynthe et à Mycènes, elle songe à Persée qui aurait régné sur la première et fondé la seconde. A Olympie, debout, au milieu du stade, sous un soleil de plomb, elle ferme les yeux et entend les cris de la foule s’élever en direction d’un ciel sans nuages quand les athlètes disputaient les jeux olympiques. A Delphes, elle est surtout touchée par le regard incroyablement profond de l’Aurige auquel son grand-oncle a consacré un ouvrage.
Le temps de la culture est fini, vient celui de la détente. Elle quitte le Péloponnèse et la région de l’Attique pour trois îles des Cyclades : Paros, Naxos et Antiparos. Après des bains de mer et des excursions à dos d’âne, l’ambiance est très détendue, le soir venu, à la terrasse des restaurants. Des lampions éclairent les tables. Elle se régale, pour la première fois de sa vie, de brochettes d’espadon. Cela change de la moussaka aussi bonne soit-elle ! Les villages des Cyclades sont exactement comme sur les photos : des ruelles étroites pour se protéger de la brûlure du soleil, des façades dont la blancheur torture les yeux et des dômes bleus. C’est magique !
A presque quinze ans, elle se met à rêver d’une maison sur une île grecque. Elle n’a encore lu ni « les poneys sauvages » ni « Zorba le Grec ». Après que ces deux romans se mettent à occuper une place de choix dans les rayons de sa bibliothèque, l’envie de posséder une maison dans les Cyclades se fera plus forte encore. C’est en caïque, entre Antiparos et Paros, qu’elle découvre le mal de mer. Elle essaie tant bien que mal de fixer un point stable pour ne pas se laisser terrasser par les nausées. Ce jour-là, si des dauphins s’amusent à défier le bateau, elle ne les voit pas.
Moins de trente ans plus loin, elle a conservé le cahier dans lequel, tous les soirs, même quand elle était épuisée, elle a relaté sa journée. Aujourd’hui, elle sourit de ce qu’elle écrivait, des pensées qui étaient les siennes, de ses rêves d’avenir, de son écriture ronde, appliquée qui exhale encore des odeurs de salle d’école primaire. La Grèce lui était apparue alors sous les traits d’un pays magnifique mais d’une grande pauvreté qui continuait à bénéficier de quelques éclats de son rayonnement passé. Toutes ces années après, elle se rappelle une terre sèche couverte de vignes, d’oliviers et d’arbres fruitiers, des agriculteurs rentrant chez eux au pas lent de leur vieille mule étique, des pêcheurs, encerclés de chats sauvages, réparant les mailles de leurs filets. Elle revoit le ciel à la tombée du soleil. La nuit était si noire et si pure qu’elle avait l’impression que les étoiles devenaient accessibles.
Mais, jamais, elle n’aurait pu imaginer que ce pays, autrefois béni des dieux, plongerait dans une telle détresse économique et sociale, que son état de survie artificielle ferait vaciller les fondements mêmes de la construction européenne. Même si elle n’est pas assez calée pour porter un regard d’économiste sur ce qui se joue en Grèce, elle a suivi de près les différentes étapes du chaos hellénique. Les banquiers, souvent cyniques, vous diront que le peuple grec est responsable, qu’il a fait le choix d’élire à sa tête des hommes politiques prêts à tout pour gagner l’adhésion de leur pays au sein de l’Union Européenne et profiter de ses largesses.
Une amie qui a été en charge de missions pour l’UNICEF en Asie et en Afrique vous donnera à lire un article du « Courrier International » et vous ne pourrez pas faire comme si vous n’en aviez jamais pris connaissance. Cet article relate le drame vécu par certaines familles monoparentales grecques. A la faveur de la crise qui frappe la Grèce depuis octobre 2009, certaines mères, élevant seules leurs enfants et ne pouvant compter sur un soutien familial, en sont réduites à abandonner leurs enfants qu’elles ne peuvent plus nourrir. On pourrait penser que c’est un conte, celui du « Petit Poucet » mais ce récit est vrai et il se joue non pas en Asie ou en Afrique mais à un tout petit peu plus de 2 000 kilomètres de chez nous !
Dans son dernier spectacle, « Enfin libre ! », Michel Boujenah choisit de moquer la crise, de faire mentir les statistiques qui classent les Français en tête des pessimistes. Le philosophe Stéphane Hessel est devenu le grand-père spirituel de tous les « indignés ». Elle, après avoir lu cet article, elle est partagée entre colère, impuissance et volonté de recommencer à œuvrer au plus près de ceux qui ont besoin d’aide.
Dimanche soir, elle lit cet article du « Courrier International » avant d’aller embrasser les enfants. Il est court mais redoutable. Les lignes se brouillent. Les larmes coulent. Son aînée, du haut de ses huit ans, lui demande ce qui la rend si triste. Elle lui raconte ce qu’elle vient de lire. Sa grande fille la serre dans ses bras, fort, très fort et lui souffle à l’oreille : « ne t’inquiète pas, maman, cela ne nous arrivera pas ». La petite fille a tout à fait saisi que si la maman pleure en songeant à ces femmes qui n’ont plus d’autre alternative que de confier leurs enfants à des institutions et à ces enfants qui, impuissants, voient s’éloigner une maman qui vient de leur redire leur amour inébranlable, la maman, par un jeu de miroir, a mal comme si cela devait leur arriver à eux aussi. Numéro trois qui partage la chambre de numéro un sort de son lit, un lit en fer forgé blanc dans lequel dorment tous les enfants de la famille depuis quatre générations. Il vient, lui aussi, se serrer contre sa maman.
Le soir, elle ferme les yeux en voulant espérer que ces enfants grecs séparés de leurs mamans ne le seront que temporairement, que la crise finira par s’éloigner et que si leur génération ne connaîtra sans doute pas la période de plein emploi et d’euphorie générale attachés aux trente glorieuses, les esprits se réformeront et le veau d’or ne sera plus cet autel sur lequel on est prêt à tout sacrifier !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Bonjour,
J’ai un dépliant à effectuer pour un colloque universitaire et je voudrais savoir si vous accepteriez que j’utilise votre image de l’aurige de Delphes.
Bien à vous,
David Jolin