Dimanche 6 mai. A vingt-trois heures, sur un parking humide faiblement éclairé, on est loin de la grande messe électorale, de l’exaltation d’une jeunesse qui surfe sur sa première vague rose, du bonheur nostalgique de ceux que cette victoire renvoie à l’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981, d’un Président sortant qui peine à quitter la scène de la Mutualité, du nouveau Président de tous les Français prononçant, depuis la place de la cathédrale de Tulle, un discours très sérieux avant que le Président du conseil régional ne se lance dans une interprétation, à l’accordéon, de « la vie en rose » , loin encore de l’hystérie des journalistes prêts à tout pour recueillir quelques mots de la bouche du vainqueur que ses sympathisants attendent place de la Bastille.
Sur ce parking mouillé qu’aucune lune n’éclaire, l’heure est à la joie pour les enfants des classes de CE1, CE2 et CM1 et à l’émotion pour les parents. Les élèves partent pour dix jours s’initier, à Combloux, aux joies de l’équitation et de l’escalade, et découvrir les secrets de fabrication du pain et du fromage.
La petite fille de bientôt neuf ans qui s’en va ce soir a demandé à sa maman de l’accompagner. Pendant toutes les vacances, elle a attendu ce moment, compté les petits jours qui la séparaient du grand. Avant de quitter la maison, elle va embrasser, dans leur sommeil, sa petite sœur qui aurait voulu assister à son départ et son petit frère. Elle fait un grand câlin à la grosse boule de poils et se blottit longuement dans les bras de son papa. Dans la voiture, elle monte devant. Elle ne demande pas de musique. La petite fille est fatiguée mais elle ne veut rien en laisser paraître. Sur ses genoux, elle tient son sac à dos. Elle y a glissé un oreiller en forme de cœur que sa sœur lui a prêté pour qu’elle traverse le mieux possible ces huit heures de route de nuit, une bouteille d’eau, son journal intime, son iPod, un appareil-photos, deux doudous et des mouchoirs.
Sur le parking luisant de flaques d’eau, la petite fille rejoint ses amies. En attendant l’arrivée de l’autocar, les parents bavardent. Les enfants, eux, sont ravis de se retrouver après quinze jours de vacances. Ils sont si heureux de partir pour ce séjour préparé de longue date avec leur institutrice. La maman de trois est très admirative devant ces enseignants auxquels incombent la lourde responsabilité de veiller sur un groupe d’enfants, plus ou moins disciplinés, pendant plusieurs jours. Le groupe des parents et des enfants est calme. Les deux chauffeurs qui vont se relayer pendant le voyage ouvrent les soutes. Deux animateurs les aident à y ranger les grosses valises des jeunes élèves. L’institutrice qui, elle aussi, doit dire au revoir aux siens mais dont le second fils est du voyage, bat le rappel. Encore un baiser, un câlin et les enfants grimpent. Chacun s’installe à côté de son ou de sa meilleure amie du moment. Les affaires sont rangées dans les casiers. Une petite fille n’arrive pas à se détacher de sa maman. L’institutrice, avec un mélange de douceur et de fermeté, l’aide à monter à bord. Assise près de la fenêtre, serrant fort son doudou sur son cœur, elle ne quitte pas des yeux ses parents. Tout son corps est secoué de spasmes. Dehors, la pluie recommence à tomber, d’abord doucement, puis de manière plus soutenue. La maman lutte pour ne pas fondre en larmes tandis qu’elle adresse des signes et des baisers à sa petite fille toujours inconsolable.
La maman de trois regarde sa fille qui part, son aînée. Elle sait qu’elle va passer un merveilleux séjour à la montagne, que ces séjours s’inscrivent de manière indélébile dans les mémoires. Ne se rappelle-t-elle toujours pas avoir avalé tout rond la fève cachée dans la frangipane de la galette des rois, pendant un séjour en classe de CM1, dans le Queyras, parce qu’elle se refusait à élir un roi? Ne se souvient-t-elle pas ses descentes de piste à la surface croutée ou verglacée dans un brouillard épais et ce pouce de la main droite foulé après une chûte qui avait laissé de marbre l’homme en rouge? A l’époque, les moniteurs de ski avaient la douceur et un sens de la pédagogie égaux à ceux des anciens officiers de cavalerie recyclés en maîtres de manège! Et comment oublier la colère de son institutrice parcequ’elle avait complètement inversé, sur la feuille de papier millimétré, le relevé journalier des températures! En revanche, elle conserve, encore aujourd’hui, de très agréables souvenirs des veillées et elle peut toujours chanter les chansons qu’elle y avait apprises!
Elle se revoit quatre ans en arrière quand sa grande partait pour la première fois avec sa classe. Elle avait cinq ans. Elle était en dernière année de maternelle. Elle allait découvrir pendant six jours la Vendée. Elle en reviendrait avec une belle brioche vendéenne. C’est son papa qui l’avait accompagnée. Elle était restée à la maison avec les deux plus jeunes. Le petit dernier n’avait que cinq mois. Sur le parking, elle craignait, à l’occasion de ce premier départ, d’être submergée par l’émotion. Quand, un an après, le tour de leur seconde fille était arrivé, elle s’était sentie assez armée pour la voir partir et c’est elle qui était là, sur le parking souvent humide, pour lui adresser un signe de la main.
La porte du car se referme. Le chauffeur fait retentir un bruit sourd identique à celui d’une sirène de paquebot. Encore des « ainsi font font font » au-dessus des têtes, et le car disparaît. A côté d’elle, une maman tient dans ses bras son second fils. Toute la famille est venue accompagner le grand frère auquel un grand casque de cheveux blonds confère un air de petit prince. Quand le car quitte le parking, les yeux du petit frère s’embuent et des larmes coulent sur ses joues. Ce n’est que maintenant qu’il réalise que son frère vient vraiment de partir. La pluie aidant, le groupe des parents se disperse vite. Alors qu’elle a pris place dans sa voiture, elle voit, sous la pluie, une maman qui pleure dans les bras de son mari. Ils n’ont qu’une petite fille et, pour cette maman, ce second départ, a le même goût que le premier.
La maman emprunte le petit chemin cabossé, caillouteux. Elle zigzague entre les flaques de boue. Machinalement, elle met en route l’appareil de musique. La chanson de Gérard Lenorman « Michèle » envahit l’habitacle. C’est l’une des chansons favorites de son aînée. Plusieurs fois, elle a essayé de comprendre pourquoi sa fille était si sensible à la nostalgie des paroles. La petite fille n’a jamais su répondre. Quand la maman de trois était encore dans cet âge aux frontières floues entre la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte, « Michèle » la rendait profondément triste. A l’époque, elle s’identifiait non pas à l’héroïne de la chanson mais au jeune homme désenchanté par son amour de jeunesse perdu. Aujourd’hui, quand elle écoute cette chanson à la demande expresse de sa grande, c’est à son aînée qu’elle pense, c’est elle qu’elle imagine jeune fille de quinze ans avec, peut-être, des rubans dans de longs cheveux flottant au vent.
Tout à l’heure, sur le parking humide, comme souvent, sa nature comique cherchait à prendre le dessus et, avec humour, elle passait en revue tous les avantages matériels liés au fait de voir s’éloigner, pour dix jours, un des membres de la fratrie : moins de disputes, de devoirs, de machines, plus de disponibilité pour les autres enfants. Maintenant, « Michèle » lui rappelle qu’elle est seule dans la voiture. Elle est tentée de tendre sa main vers la droite pour la poser sur celle de sa fille. Elle sait qu’un jour, tous ses enfants partiront pour se réaliser dans la voie qu’ils se seront choisie. Elle ne sait pas pourquoi mais elle s’imagine qu’elle sera ce genre de maman qui ne touche jamais aux chambres des enfants pour les repenser en bureau ou en pièce de rangement supplémentaire. Les chambres resteront les leurs et, un jour, elles accueilleront leurs propres enfants. Comme à chaque événement qui signe une nouvelle étape franchie sur la route de l’indépendance, elle entend la voix sage du « Prophète » de Khalil Gibran : « Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à la Vie. Ils viennent à travers vous mais non de vous. Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne sont pas à vous ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Encore une Chronique très touchante ❤ Malgré la chaleur qui envahit le bureau à hauteur des 25°, j’ai le poils qui se dressent sur les bras…
Des émotions et sentiments surgissent à chaque lecture de tes Chroniques, un Vrai Régal !
Merci… et Bravo pour ton talent !
Ma chère Chris, merci d’avoir la délicatesse de m’écrire un petit message. Cela me touche toujours! Nous avons des nouvelles régulières des enfants. Ils ont un sacré programme. Ce sera votre tour l’an prochain…