Quand elle habitait à Paris ou dans une petite ville gardoise, elle aimait, aux beaux jours, acheter un quotidien et s’installer à la table ensoleillée d’un café, en terrasse, pour en lire les meilleures feuilles tout en buvant un, puis deux cafés. Longtemps, ces moments solitaires étaient allés de pair avec le plaisir de fumer une, puis deux cigarettes. Les années avaient passé. La Seine avait coulé sous le pont Mirabeau. Le Rhône avait glissé sous les hautes arches du pont du Saint-Esprit. Le temps n’avait jamais suspendu son vol. Un premier enfant était né. Alors, elle avait arrêté de fumer et, pour finir, elle était allée vivre à la campagne à quelques kilomètres d’un petit village où le café n’offrait pas de tables en terrasse.
Puisqu’elle ne peut pas, les enfants déposés à l’école, s’installer tranquillement à une table en terrasse, y commander un café et y feuilleter les pages d’un quotidien, elle passe chez le boulanger, échange quelques mots avec sa femme et s’en retourne chez elle. Dans la grande pièce à vivre, la grosse boule de poils à ses pieds, elle regarde couler, après avoir choisi la couleur de la capsule en harmonie avec son humeur, et dans un bruit de fin du monde, un jus noir dans sa tasse et monte s’enfermer dans son bureau. Elle n’ouvre pas un quotidien fait de papier et d’encre. Elle entre son code dans son ordinateur resté allumé, tape le nom d’un journal dans la barre Google et voit apparaître les titres à la une. C’est beaucoup moins agréable que de s’installer à la terrasse ou au comptoir d’un café, de se sentir enveloppée par la vie ambiante, les bouts de conversation, les allées et venues des serveurs, la musique en fond sonore ou les images d’une chaine d’informations en continu. Pour elle, les cafés ne sont pas loin d’une sorte de ventre maternel et, depuis très longtemps, elle est assurée du rôle de psy lacanien joué par les garçons de café.
Hier, comme tous les matins, elle fait défiler les titres des articles à la une du Monde en ligne. Dans la rubrique « Vous », elle s’arrête sur un papier intitulé « les enfants partent, les parents trinquent » qui renvoie à un autre « un changement de vie à envisager très tôt ». Dans ces deux billets, les auteurs mettent en lumière les difficultés psychologiques rencontrées par les parents quand le dernier de leurs enfants ou leur unique enfant quitte la maison. Cela s’appelle le syndrome du nid vide. Sans les enfants qui ont occupé tant de place dans leurs pensées quotidiennes, les parents, et plus particulièrement les mères, peinent à trouver d’autres marques, à redevenir, avant tout, un homme et une femme formant un couple. Cet énorme bouleversement est plus facile à négocier pour les couples qui ont pu, voulu ou su se ménager des plages sans les enfants pour faire renaître la complicité amoureuse des jeunes années, pour ceux qui ont réussi à se conserver des passions. Le départ des enfants est encore plus difficile à vivre quand on les a élevées sans conjoint.
Quand elle est vraiment lasse des disputes qui transforment la fratrie en un trio de chiffonniers, des réveils nocturnes, des traces grasses de doigts sur les vitres, du sable qui s’évade des chaussures à l’heure du bain, des flaques d’eau en dehors de la baignoire car les enfants revisitent « singing in the rain » ou rejouent les plus beaux passages du « grand bleu », d’imaginer des repas qui satisfassent tout le monde et ne soient pas des redites des déjeuners pris à la cantine, de lutter pour faire rouler droit un caddy peinant à contenir le ravitaillement de la semaine, des « maman » répétés cent fois dans une journée, des « et après on fera quoi ? » quand on vient juste de commencer une activité, des navettes entre l’école et les lieux dédiés au sport ou à la musique, des devoirs, des mots à signer dans les cahiers de liaison, de boire son thé froid, de retrouver sa tasse de café intacte parce que, trop sollicitée, elle l’a purement et simplement oubliée, de tenter de reconstituer des paires de chaussettes orphelines, de ramasser légos, billes et baguettes de mikado sur le tapis et de s’installer dans une voiture dont la décoration intérieure évolue au gré des saisons : marrons et feuilles en automne et en hiver, petites fleurs et plumes d’oiseaux au printemps et en été, les cailloux, eux, sont d’actualité toute l’année, elle se dit encore et encore que les enfants ne seront pas toujours là, que sans verser dans l’oubli de soi, il faut en profiter car ils grandissent très vite.
Elle se le dit quand, le soir venu, les enfants dorment, qu’elle s’assied au bord de leur lit, qu’elle les observe dans leur sommeil, que son regard glisse sur tous les objets qui peuplent leur chambre. Elle se le dit pour que, le moment venu, elle ne soit pas, ou alors le moins possible, dans les regrets par rapport à ces années de vie de famille sous le même toit. Tous les jours, elle prépare son esprit, elle travaille sa conscience comme si elle était un potier et que sa conscience ressemble à un morceau d’argile. Elle la pétrit pour que, dans dix ans, elle soit prête à vivre le premier départ dans une acceptation sereine, qu’elle soit, à ce moment-là, une maman qui aide vraiment son enfant devenu grand à déployer largement ses ailes et à prendre son envol dans la confiance de lui-même et dans l’assurance que ses parents seront toujours là pour lui venir en aide en cas de besoin. Elle pense à ce qu’elle pourra faire seule et à ce que son mari et elle pourront réaliser ensemble.
Le fait de se préparer à des évènements qui arriveront dans plusieurs années renforce la capacité de s’ancrer davantage dans les moments présents et c’est ce qu’elle a fait hier soir quand est arrivée l’heure des histoires. Pour une fois, c’est elle qui a choisi ce qu’elle raconterait aux enfants et elle les a embarqués dans l’univers étonnant des contes de la rue Broca imaginé par Pierre Gripari à la fin des années 60. Le trio a beaucoup ri des aventures de la sorcière de la rue Mouffetard et l’émotion était palpable à l’écoute du récit de la paire de chaussures amoureuses. Comme les enfants en voulaient encore, elle leur a lu « Scoubidou, la poupée qui sait tout ». Si elle n’avait pas refermé le livre, les enfants auraient été ravis qu’elle leur lise les dix autres contes. Alors, avant de les embrasser, de les border, elle leur a parlé de la configuration étrange de la rue Broca qui, sur un plan, est sensée croiser à angle droit le Boulevard du Port-Royal mais qui ne le rencontre pas car le boulevard est construit sur un pont qui enjambe la rue. Elle leur raconte que, jeune étudiante, devant se rendre rue Broca pour y rechercher des enfants dont elle avait la garde, elle avait cru perdre la raison car elle ne la trouvait pas ! Elle leur dit encore que cette rue est vraiment mystérieuse car les numéros 1,2,3,4,6 et 7 n’existent pas. Peut-être ont-ils été avalés par le géant aux chaussettes rouges ?
Anne-Lorraine Guillou-Brunner